Tome 8, Nuages de glace, Cycle de Shaedra —version du 30/05/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra
Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.
Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).
Titre original : Nubes de hielo (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.
Projet commencé en 2012.
Tomes du Cycle de Shaedra
Le son joyeux d’une flûte traversa l’air froid de la nuit. Ce n’était pas Frundis qui jouait, mais une des trois Sentinelles. Assis sur une pierre, à quelques mètres du feu de camp, l’humain, à la peau très sombre, jouait de son instrument, tandis que, grelottant de froid, nous nous emmitouflions dans les couvertures que l’on nous avait prêtées.
En cherchant un moyen de franchir le lac, nous avions remarqué que la partie ouest était gelée. Nous avions traversé à la queue-leu-leu, chargés de nos sacs. Tout se serait bien passé, si Dashlari, le Marteau de la Mort, n’avait pas glissé. Son poids avait fracturé et fait éclater la glace. Le nain avait atteint de justesse un terrain plus sûr. Heureusement, seules Kaota et moi restions derrière lui. Dash avait grommelé et nous avait suggéré de lancer nos sacs avant de sauter. J’avais jeté le mien… Et j’avais mal calculé. Lorsque j’avais vu mon sac orange s’enfoncer avec toutes mes possessions dans les profondeurs du lac, j’étais restée muette de frayeur. En silence, j’avais énuméré tout ce que j’avais perdu : le Recueil de chansons d’Ato, le recueil de poèmes de Limisur, mes habits de rechange, les bottes de Lénissu qui m’étaient désormais trop petites… Et que sais-je encore.
« Cela ne te serait pas arrivé s’il y avait eu des arbres », m’avait alors dit Syu, pour tenter de me consoler. Avec un soupir, j’avais pris de l’élan et j’avais sauté avec Frundis et le singe. Au moins, cette fois, j’avais bien calculé.
La musique de la flûte s’éteignit soudain, nous plongeant dans un profond silence où seul résonnait le crépitement des flammes.
J’entendis le raclement de gorge du nain Dashlari rompre le silence. Une volute de vapeur s’échappa de sa bouche lorsqu’il demanda :
— Que font trois Sentinelles d’Ato dans un lieu si retiré, à une telle altitude ? C’est une chance pour nous que vous vous soyez trouvés là pour nous aider, mais je croyais que vous ne dépassiez pas les limites de l’Insaride.
— Nous ne surveillons pas tous l’Insaride —répondit posément le garde elfe noir. Il avait une cinquantaine d’années et son aspect témoignait d’une vie de privations et d’exercice—. Nous, nous surveillons le Chemin de Capdameyn —ajouta-t-il simplement.
Personne ne savait ce qu’était ce chemin ni où il se trouvait, mais aucun d’entre nous ne posa de questions. Avec le froid qu’il faisait, personne n’avait envie de parler.
La Sentinelle se remit à jouer de la flûte, laissant s’épandre une mélodie douce et sereine. J’aurais aimé savoir ce que Frundis pensait de cette musique, mais je l’avais laissé près des sacs, trop empressée de m’approcher du feu.
« Peut-être qu’il peste contre le flûtiste », dit Syu, avec un sourire. Le singe gawalt était assis sur mes genoux, sous la couverture et il pointait de temps en temps une tête curieuse.
Je réprimai un sourire.
« Ou peut-être qu’il ne se tient plus de joie d’écouter une telle merveille, comme lorsqu’il a entendu Tilon Gelih », fis-je, railleuse. Qui pouvait savoir ce qu’était une bonne musique pour le bâton…
Nous continuâmes à écouter la mélodie de la flûte et, lorsque la dernière note se perdit dans la neige, le capitaine Calbaderca prit la parole :
— Je tiens à vous remercier de nouveau pour votre aide. Sans vous, nous serions maintenant morts de froid, sans bois pour le feu.
— Nous nous serions transformés en statues de glace —approuva Shelbooth, et Manchow laissa échapper un petit rire, l’air amusé.
— À vrai dire, nous ne rencontrons personne à ces altitudes normalement —répondit l’elfe noir, avec un grand sérieux—. Si vous me permettez de vous poser une question, vous venez vraiment des Souterrains ? Le Glacier des Ténèbres a une très mauvaise réputation. Vous avez choisi une bien étrange route.
Le capitaine Calbaderca et Lénissu jetèrent un coup d’œil rapide à Dashlari. Ce dernier se racla la gorge, mal à l’aise.
— Oui, je crois que je me suis trompé de tunnel. Mais, finalement, nous ne nous en sommes pas mal sortis —ajouta-t-il, comme pour se défendre.
— Heureusement —approuva Lénissu, en esquissant un sourire moqueur derrière ses mèches sombres.
Quoique les trois Sentinelles ne semblent pas avoir fait le lien entre mon oncle et ce Sang Noir qui avait provoqué tant d’agitation à Ato, Lénissu avait l’air un peu inquiet. La vérité, c’est qu’il nous avait même proposé de faire demi-tour et de reprendre le tunnel pour trouver un autre chemin, mais, face aux regards peu convaincus que tous lui avaient jetés, il s’était tu, résigné.
Les yeux jaunes de l’elfe noir brillaient à la lumière du feu. Tout en distribuant des morceaux de pain dur et du fromage, il nous observait attentivement. Pourtant, contrairement à ce qu’aurait fait n’importe quel curieux, il n’insista pas pour tenter de savoir ce que nous faisions dans une région si isolée. Il ne nous demanda même pas si nous étions des confrères, des mercenaires ou de simples aventuriers.
Et, face au profond silence des Sentinelles, nous répondîmes par un autre silence réservé. Ainsi, le capitaine Calbaderca omit de se présenter comme capitaine de la Garde Noire et se contenta de dire qu’il venait de Dumblor. Moi, je n’osai pas leur avouer que j’étais d’Ato, de peur qu’ils nous identifient, Lénissu et moi, avec le Sang Noir et sa nièce terniane du Cerf ailé. Nous mangeâmes tous notre pain en silence. À peine eut-il fini de manger, l’humain Sentinelle reprit sa flûte et s’éloigna vers le lac. La neige crissait sous ses pas. Je l’observai quelque peu perplexe, alors qu’il dégageait une roche et s’asseyait avec son petit instrument.
— C’est un grand amateur de flûte —observa Srakhi. Le gnome s’agitait rythmiquement comme pour se réchauffer.
L’elfe noir acquiesça, mais ne fut pas plus explicite. Apparemment, le comportement de son compagnon n’avait rien d’anormal. Décidément, on voyait bien que ces trois Sentinelles n’étaient pas bavards ni habitués à écouter bavasser qui que ce soit.
Et dire que, lorsque je serais cékal, je devrais travailler comme Sentinelle… Je soupirai. Mais bon, vu comme je me débrouillais, j’étais loin de devenir cékal. Je n’avais même pas passé les examens de première année de kal. Et cela signifiait que, si je voulais continuer à étudier à la Pagode, j’aurais une année de Dette supplémentaire. Enfin, pour le moment, il était inutile de penser à tout cela : avant, je devais aller voir Kyissé à Aefna.
Nous étions tous épuisés et nous décidâmes rapidement d’aller dormir. Je me levai avec les autres et je partis chercher Frundis. Le bâton était silencieux. Il avait l’air d’écouter le flûtiste avec ferveur. Un léger sourire sur les lèvres, je m’allongeai sur une grande toile noire imperméable que les Sentinelles avaient déployée pour que nous puissions tous nous y étendre. Après nous être souhaité bonne nuit, je fermai les yeux et je frictionnai mes mains glacées. Jamais je n’avais eu aussi froid…
Dans le lointain, une mélodie s’élevait, douce et mélancolique, comme un oiseau égaré en plein hiver. Cette nuit-là, je rêvai de la lumière de la Gemme qui dansait sur les eaux au son infatigable d’une flûte.
Lorsque je me réveillai et que je découvris mon visage, on ne voyait pas le ciel et l’air était presque aussi blanc que la neige. Un tapis de flocons blanchissait toute ma couverture.
Nous nous éloignâmes du Glacier des Ténèbres et nous ne tardâmes pas à prendre congé des trois Sentinelles, que nous vîmes disparaître au milieu d’une tourmente de neige comme trois étoiles silencieuses. Ils nous avaient proposé de nous guider jusqu’au sentier le plus sûr pour descendre la montagne. Ils nous donnèrent des instructions et nous les remerciâmes de nouveau.
— Que Zemaï vous accompagne —nous avait dit le flûtiste.
Je crois que ces paroles avaient été les premières et les dernières que nous avait adressées cette étrange Sentinelle. Tous trois étaient étranges, oui, mais, sans eux, je crois bien que nous nous serions retrouvés enterrés sous la neige, perdus dans les montagnes.
La tempête avait faibli, cependant nous ne voyions toujours pas au-delà de quelques mètres et nous avancions à une vitesse de tortue iskamangraise, nous enfonçant à chaque pas.
— Vous avez d’étranges gardes —commenta le capitaine Calbaderca, alors que nous descendions une pente couverte de neige.
— Ils ne sont pas tous aussi silencieux —lui assura Aryès avec une moue comique.
— Ils m’ont inspiré du respect —poursuivit le capitaine avec beaucoup de sérieux—. Vous dites que la plupart se forment dans les Pagodes, n’est-ce pas ? Quand toute cette histoire sera terminée, je crois que je passerai par l’une de ces Pagodes pour voir comment elles fonctionnent.
Je réprimai un sourire amusé en le voyant si pensif. Shelbooth intervint :
— Eh bien, apparemment, dans les Pagodes, on leur apprend à ne pas dormir. J’ai l’impression que l’humain a passé toute la nuit à jouer de la flûte.
— Mais, ça, c’est à cause du lac —expliqua Manchow.
Nous le regardâmes tous, interrogateurs.
— Quel rapport y a-t-il entre le lac et le fait que cet humain jouait de la flûte ? —s’enquit Srakhi, moitié railleur moitié intrigué.
Manchow prit un air étonné.
— Vous ne le savez pas ? Le Glacier des Ténèbres est légendaire. On dit que, la nuit, les esprits qui vivaient autrefois près du lac surgissent. Et, d’après la tradition, seule une belle musique peut les apaiser.
Ses paroles nous laissèrent tous stupéfaits.
— Et, toi, comment sais-tu cela ? —finit par demander Dash.
— Eh bien… —Il haussa les épaules—. Parce que mon précepteur me l’a appris. —Il promena son regard sur nos expressions et il éclata d’un rire joyeux—. C’est pour ça que l’humain jouait de la flûte —ajouta-t-il. À cet instant, Manchow mit la jambe dans un trou, il s’enfonça presque jusqu’à la taille en soufflant et il nous adressa un sourire innocent.
— Intéressant —se contenta de dire Lénissu—. Mais avançons avec plus de prudence, ce serait vraiment dommage de devenir nous aussi des esprits de ce fameux lac.
Je pensai, un peu affligée, que, grâce à moi, ces esprits allaient pouvoir lire de la poésie… Ils auraient même des bottes. Mais je conservais toujours la gwinalia bleue que m’avait offerte Kyissé, me rappelai-je. Et, au moins, je n’avais pas perdu les Triplées, me consolai-je. Quoique pour le moment elles ne m’aient pas servi à grand-chose…
« Tu ne m’as jamais chanté une légende sur le Glacier des Ténèbres », commentai-je à Frundis, tandis que j’avançais d’un autre pas et que j’enfonçais ma botte dans la neige.
« C’est que je n’en connais aucune », avoua Frundis. « Mais j’aimerais en savoir plus sur le sujet. Peut-être existe-t-il quelque chanson qui mérite la peine d’être entendue. »
« Et sinon, tu n’auras qu’à la composer, toi », lui fis-je remarquer, amusée.
Nous continuâmes à descendre par le large sentier, entre le froid, le vent et de fins flocons qui tombaient, plus légers que des plumes. Si le jour avait été bleu, nous aurions probablement eu des vues merveilleuses, pensai-je avec une certaine amertume.
Le capitaine Calbaderca, Ashli, Aedyn, Shelbooth et Srakhi allaient en tête. Kaota, Kitari, Martida, Aryès et moi, nous les suivions en file indienne à quelques mètres. Et Lénissu, Miyuki, Manchow et Dash fermaient la marche.
Nous descendîmes pendant des heures. Nous évitâmes un ravin, nous nous perdîmes et nous fîmes demi-tour pour continuer à descendre par un autre chemin. Le rideau blanc de brouillard se dissipait légèrement, mais malgré tout il était difficile de choisir le meilleur passage. À un moment, la pente devint trop escarpée et nous dûmes remonter un peu pour changer de nouveau de route. Tout ceci, ajouté au froid et à la neige, était épuisant.
Nous descendions un versant assez doux lorsque, soudain, je vis virevolter autour de moi une ombre multicolore… J’écarquillai les yeux et je sursautai. C’était un papillon ! Je vacillai et je m’appuyai sur Frundis, pour retrouver mon équilibre.
— Un papillon —murmurai-je, incrédule.
Il était merveilleux, me dis-je, en clignant des yeux. Kaota, Kitari et Aryès m’entendirent et me jetèrent un regard interrogateur.
— Tu as dit « papillon » ? —répéta Aryès, sans comprendre.
À ce moment, j’entendis le rire malin de Frundis et je soupirai. Le papillon avait disparu.
« Ce n’est pas drôle », grommelai-je à l’intention du bâton, qui se moquait ouvertement de moi, après avoir défait son illusion.
« C’était pour égayer l’ambiance », se défendit Frundis, goguenard.
Je secouai la tête, exaspérée, et, voyant qu’Aryès m’observait encore, les sourcils arqués, je lui expliquai :
— C’est Frundis, qui me trompe comme si j’étais une néru.
Aryès sourit et je dus expliquer à Kaota et à Kitari que le bâton était en réalité un musicien compositeur. Ils furent assez étonnés et Martida, qui nous avait écoutés, montra un vif intérêt pour le bâton et me demanda comment je pouvais être sûre que celui-ci avait été saïjit un jour. La question me parut amusante.
— À l’évidence, parce qu’il me l’a dit lui-même —répondis-je.
— Bien sûr —approuva l’elfocane—. Mais, comment sais-tu que c’est réellement un être pensant qui te répond et non une magara qui… ?
Une vague tonitruante et orageuse submergea mon esprit et je n’entendis pas la fin de la question. Je sifflai quelques malédictions tout en m’agrippant au bâton à deux mains pour ne pas tomber. Il était ironique de penser que ce même appui me remplissait la tête de notes furieuses et discordantes.
« Frundis, calme-toi ! », le priai-je instamment.
« Tu as entendu ce qu’elle a dit ? », s’indigna Frundis, en diminuant très légèrement son attaque musicale.
« Tu es trop susceptible », soufflai-je.
« Je le lui répète depuis longtemps », approuva le singe, un peu étourdi par le déferlement des sons.
Tandis que le bâton grognait, je jetai un regard désolé à Martida : celle-ci me dévisageait, étonnée de voir que je ne lui répondais pas.
— Excuse-moi —dis-je, en rougissant—. Frundis prend la mouche facilement. Il n’aime pas qu’on le traite de magara.
« Comment ça, facilement ? Ces saïjits ne sont que des médisants ! », s’écria Frundis, au milieu de grognements et de roulements de tambours. « Ils ont toujours des idées farfelues. Ils voient des magaras partout. »
« Hum, hum, je te rappelle que, toi aussi, tu as été saïjit », lui dis-je, amusée. « Sois plus patient. »
« Mouais. » Frundis ne semblait pas convaincu, mais les coups de tambours s’espaçaient peu à peu, au fur et à mesure que son indignation s’atténuait.
« Écoute, c’est comme si, moi, on me traitait de nadre rouge et que je m’emporte comme tu le fais », raisonnai-je. « Je ne suis pas un nadre rouge et, du moment que, moi, je le sais, cela me suffit. Toi, tu n’es pas une magara… »
« Et du moment que, moi, je le sais, cela me suffit. », approuva le bâton, en m’interrompant. « Mais j’avoue que je suis susceptible. Que veux-tu que j’y fasse. On ne se refait pas. »
Heureusement, s’il était susceptible, il était aussi facile à apaiser normalement, pensai-je, en esquissant un sourire.
À cet instant, j’entendis un cri aigu déchirer l’air et mon sourire s’effaça.
Djowil Calbaderca rugit le nom d’Ashli. Les cris de l’Épée Noire étaient de plus en plus lointains comme si… Je pâlis. Comme si elle glissait irrémédiablement entraînée vers le bas.
Le capitaine et Srakhi avaient disparu derrière un banc de brouillard et on apercevait à peine la forme diffuse de Shelbooth. Lénissu passa près de nous, courant aussi vite qu’il le pouvait.
— Ne bougez pas ! —criait-il.
Les derniers de la file, nous continuâmes à avancer tant bien que mal. Lénissu avait lancé son sac à Dashlari et le nain avançait en soufflant sous le poids de sa double charge. La chute d’Ashli semblait s’être arrêtée.
— Je vais bien ! —cria-t-elle, dans le lointain—. Maudite Superficie !
Et elle continua à grogner. Nous parvînmes à l’endroit où s’étaient immobilisés Srakhi, Manchow, Shelbooth, Miyuki et Aedyn. Le capitaine Calbaderca avait commencé à descendre une pente escarpée, en suivant la trace bien visible qu’avait laissée Ashli, mais mon oncle l’avait retenu et l’avait devancé.
— Lénissu a parfois des élans de héros —commenta Dash sur un ton approbateur. Je réprimai un sourire. Le nain adorait se moquer de son vieil ami.
— Espérons qu’il puisse remonter —dit Miyuki.
Le capitaine Calbaderca, qui tentait de gravir la côte, poussa soudain une exclamation alors qu’il perdait l’équilibre.
— Par Urelban ! —laissa-t-il échapper, en s’agrippant à la neige.
Je vis venir la catastrophe. Si le capitaine tombait, il emporterait Lénissu et l’entraînerait les dieux savaient où. Aussi, avant qu’un malheur n’arrive, je bondis et, entre les rires enthousiastes de Frundis et le cri surpris de Syu, je me précipitai dans la pente et je dévalai comme un torrent. Arrivée à la hauteur du capitaine, je freinai, en fichant Frundis dans la neige. Il faillit m’échapper. Cela aurait été tout à fait ridicule de laisser Frundis planté dans la neige alors que j’étais propulsée vers le brouillard. Par chance, je me maintins ferme et je saisis le capitaine par le bras pour essayer d’interrompre sa chute.
Celui-ci haletait, le visage blanc de neige. Cette pente était terriblement glissante, me rendis-je compte. Nous étions presque arrêtés, grâce à Frundis, mais la dure réalité ne m’échappa pas : nous tombions, lentement, mais nous tombions…
— Euh. Comment ça va, capitaine ? —lui demandai-je, avec un sourire forcé.
— Kaota, non ! —cria soudain l’Épée Noire.
La bélarque avait dégainé son épée et elle la plantait dans la neige tout en descendant, pas à pas. Alors Aryès, prenant la main de Kitari, qui tenait celle de Shelbooth, utilisa sa lance pour descendre. Ils avaient créé une chaîne pour avancer plus prudemment.
— Ne descendez pas ! —ordonna le capitaine Calbaderca.
— Ne bougez pas ! —cria Aryès, tout en cherchant le meilleur endroit pour poser le pied.
— À quoi bon parler —siffla Djowil Calbaderca entre ses dents.
— Ne vous tracassez pas —lui dis-je—. Ils ont eu une très bonne idée de faire cette chaîne.
« D’ailleurs, si je me souviens bien, Shakel Borris faisait quelque chose de semblable lorsqu’il escaladait les Montagnes Sacrées de Bawnish », dis-je à Frundis et à Syu, songeuse. « Et ses compagnons et lui s’en tiraient tous sains et saufs. »
Le singe s’agrippait à mon cou, quelque peu irrité.
« Je n’aime pas les chutes », grommela-t-il.
« Nous n’allons pas tomber », lui promis-je calmement. « Aryès y est presque. »
De fait, moitié glissant moitié debout, Aryès, suivi de Kitari, Shelbooth, Srakhi et les autres, se rapprochaient lentement mais sûrement. Et Kaota était restée allongée sur la neige, son épée plantée, n’osant plus bouger : elle était sur le point de suivre Ashli vers… Je haussai un sourcil et tournai légèrement la tête. En contrebas, on ne voyait rien. Mais on entendait les cris lointains de Lénissu et d’Ashli… L’épée Noire continuait à tomber. Et, apparemment, mon oncle l’accompagnait dans sa chute.
Le capitaine et moi, nous nous accrochions à Frundis, mais nous glissions toujours et Aryès avançait avec une terrible lenteur. Il finit par nous atteindre. Son visage légèrement bleuté sur le fond neigeux s’illumina d’un sourire de soulagement ; il planta sa lance dans la neige et me tendit la main.
— Doucement —nous dit-il.
Malgré le froid qui engourdissait mes membres, la tension me faisait transpirer. Je lâchai une main et je la tendis au kadaelfe… Alors, j’entendis une exclamation et le visage d’Aryès refléta soudain peur et consternation. En une seconde, je vis Shelbooth tomber et glisser droit sur moi. Je me jetai sur le côté et… je perdis Frundis. Il me fut impossible de m’arrêter. Tandis que je dérapais sur le dos, je poussai un très long :
— Démooons !
J’eus la sensation que mon cri résonnait dans toute Ajensoldra, depuis les Hordes jusqu’aux Hautes-Terres. J’eus inexplicablement l’idée d’utiliser les harmonies, mais à quoi pouvaient bien servir des illusions contre une réalité si catastrophique ?
Syu m’étranglait et je me rendis compte qu’il pleurait presque de terreur. En bas, il pouvait y avoir un précipice, pensai-je, affolée. Shelbooth tombait encore plus vite et il se perdit rapidement dans la brume, en lançant des malédictions. Il pouvait y avoir aussi un champ d’oreillers, me dis-je, les yeux embués. Mes larmes commençaient à geler et je fermai les paupières, blessées par le froid. Et voilà, me dis-je. Mon heure était arrivée.
Ma chute dura longtemps, si longtemps que je me demandai si, finalement, je n’étais pas déjà entrée dans l’étrange monde des esprits. Pourtant, soudain, je sentis comme une caresse chaude sur mon visage. J’ouvris les yeux. Le brouillard avait disparu laissant apparaître un paysage magnifique. Au loin, les collines vertes se perdaient à l’horizon. Et là, sur ma droite, se dressaient les Hordes, enneigées et splendides, couvertes d’arbres. Et en bas… En bas se tenait l’Insaride. Et je me dirigeai droit sur une esplanade tapissée de neige.
Là, se trouvaient Lénissu et Ashli. Et Shelbooth venait de s’immobiliser. Réprimant un éclat de rire, je sortis mes griffes et je commençai à freiner ma descente : la pente n’était plus aussi escarpée qu’avant et c’était seulement la hauteur de ma chute qui m’entraînait à une vitesse fulgurante vers l’esplanade. Finalement, je heurtai un tas de neige et je me levai d’un bond, tremblante d’émotion.
« Syu, nous sommes sauvés ! », déclarai-je, heureuse.
Je m’approchai en bondissant de Lénissu et d’Ashli, qui se précipitaient vers moi. Alors je m’arrêtai net en me souvenant d’un détail qui me brisa le cœur.
— Oh, non —me lamentai-je, presque sans voix—. J’ai laissé Frundis là-haut.
Lénissu me prit dans ses bras, comme si nous ne nous étions pas vus depuis un an.
— Grâce aux dieux —murmura-t-il, la voix rauque.
Je fus surprise de le voir aussi affecté. Cependant, lorsqu’il me lâcha, il semblait avoir retrouvé une expression sereine.
— Bon, bon. Voici les autres qui arrivent.
Effectivement, du nuage qui enveloppait la montagne, surgirent soudain Aryès, Srakhi, le capitaine, Dashlari, Kaota et Kitari.
— Quelle chute —commenta Shelbooth, la respiration entrecoupée, tout en essayant d’ôter la neige de ses habits.
— Tu l’as dit —répliqua Lénissu—. C’est incroyable que nous ayons survécu.
Il ne manquait que Martida, Manchow, Aedyn et Miyuki. Aryès, juste avant d’arriver, freina sa chute avec l’énergie orique, mais il atterrit brutalement malgré tout. Il promena un regard étourdi autour de lui et d’une main tâtonnante chercha sa capuche pour protéger sa peau et ses cheveux blancs des rayons du soleil. Visiblement, personne n’avait rien de cassé. Kaota était très contrariée, car elle avait perdu son épée. Srakhi était sombre parce qu’il avait perdu sa cape et Ashli semblait accablée parce qu’elle se considérait coupable de tout ce malheur. En définitive, nous avions tous quelque peu souffert, mais nous étions vivants. L’espace d’un instant, je perçus l’illusion d’une douce note de piano et mes yeux se remplirent de larmes. Je me tournai vers le ciel bleu et vers Ajensoldra pour cacher ma douleur. Syu m’imita, se cachant derrière mes cheveux.
« Ce n’est pas juste », soupira-t-il.
— Les voilà ! —s’écria soudain Shelbooth.
Tout en me séchant le coin d’un œil, je tournai la tête. Miyuki et Manchow descendaient la pente à toute vitesse, tout en tenant Aedyn chacun par un bras. Et Martida descendait… avec un sac et un bâton. Si je me souvenais bien, l’elfocane ne possédait pas de bâton. Sentant mon cœur transporté de joie, je bondis et lançai un petit rire de bonheur.
« Et voilà notre ami Frundis », déclarai-je à Syu. Dans un subit élan, je m’exclamai :
— Bois de Lune !
Et je fis une pirouette, en souriant jusqu’aux oreilles, sous les rayons du soleil. Tout ne se terminait pas aussi parfaitement tous les jours, me dis-je. J’entendis un raclement de gorge alors que je retombais sur mes pieds.
— Ce serait dommage que tu disparaisses dans le précipice, après une chute comme celle-ci, ma nièce —m’avertit mon oncle sur un ton serein.
Je lui adressai un sourire amusé et je me précipitai vers Martida lorsqu’elle s’enlisa dans une mer de neige.
— Je ne sais pas comment je pourrai te revaloir ça —lui dis-je, en jetant à Frundis un regard plein de tendresse.
L’elfocane sourit malgré l’étourdissement que lui avait probablement causé la chute.
— Merci de m’avoir permis de profiter d’instants inoubliables avec ce formidable compositeur —prononça-t-elle.
Je lui rendis son sourire et, après s’être relevée, elle me tendit Frundis. Je le saisis. Le bâton me salua tranquillement et il ne commenta à aucun moment qu’il aurait bien pu passer les cent prochaines années perdu dans une montagne, au milieu de la neige. Après tout, il lui était sûrement déjà arrivé quelque malheur similaire en quelque autre occasion, pensai-je.
Tandis que Frundis me fredonnait une douce mélodie de violons, les autres contemplaient l’incroyable panorama qui se déployait sous nos yeux.
— L’Insaride —indiqua Lénissu, pour ceux qui ne le savaient pas.
Je m’avançai sur l’esplanade jusqu’à sa hauteur et je contemplai la redoutable Insaride. Une terre rouge s’étendait, hérissée de roches et parsemée d’arbres ; les uns étaient carbonisés, les autres avaient déjà perdu leurs feuilles. Nous aperçûmes même, dans le lointain, une bande de monstres poursuivant une autre créature.
— Des écailles-néfandes —dit le capitaine Calbaderca, les sourcils froncés.
Lénissu acquiesça.
— C’est fort possible. —Il se tourna vers sa droite et fit un geste vague—. Je crois que, par là, c’est le seul endroit par où nous pouvons descendre. —Il fit une moue comique et précisa— : À moins que nous soyons tombés sur une esplanade sans issue, bien sûr. Ces choses peuvent arriver même à des aventuriers aussi prévoyants que nous. Mais ne désespérons pas —ajouta-t-il sur un ton railleur. Il partit ramasser son sac, qui était tombé avec le nain et, voyant que nous ne bougions pas, il dit— : Plus nous descendrons, moins il fera froid.
— En tout cas, dans les Souterrains il ne fait pas aussi froid —grogna Dashlari.
Nous ramassâmes toutes les possessions qui nous restaient et, comme je n’avais rien d’autre que ce que j’avais sur le dos, je suivis sans tarder les pas de Lénissu. Syu était très silencieux, observai-je. Il ne s’était pas encore remis de sa frayeur ; aussi, j’essayai de le ragaillardir.
« Asbarl », fis-je, tandis que Frundis commençait à jouer une mélodie plus entraînante. Syu laissa échapper un soupir et prit une mèche de mes cheveux pour la tresser, en disant :
« Moi, au moins, je n’ai pas perdu ma cape comme Srakhi. »
Lorsque je rejoignis Lénissu, je vis tout de suite qu’il avait l’intention de me parler de quelque chose d’important. Il me chuchota rapidement :
— Écoute, ma nièce, nous avons un problème. Bon, disons plutôt, j’ai un problème —rectifia-t-il—. Ces Sentinelles…
— Ils t’ont reconnu ? —soufflai-je, inquiète.
— J’ai comme un mauvais pressentiment —poursuivit-il—. La tête du flûtiste ne m’était pas inconnue. Mais il n’y a pas que cela. Cette pente a tout l’air de déboucher sur le pas de Marp. Les autres voudront passer par le chemin, puis par Ato. Pour moi, ce serait une folie de voyager avec vous. J’aurais l’impression d’être aussi imprudent que Drakvian dans une ville de saïjits.
Il me jeta un regard éloquent sous l’ombre de sa capuche noire. Je sentis un léger frémissement de peur.
— Tu vas partir ? —demandai-je à voix basse.
Lénissu ne répondit pas ; les autres s’approchaient déjà. Sa réponse était toutefois facile à deviner.
Nous n’aboutîmes pas au pas de Marp, contrairement à ce qu’avait prédit Lénissu. D’abord, nous nous dirigeâmes effectivement vers l’est, mais, ensuite, nous tombâmes sur un précipice et nous déviâmes vers le nord-est. Le jour suivant, lorsque le soleil disparaissait déjà à l’horizon, nous parvînmes au pied de la montagne et nous pénétrâmes dans une vaste forêt de pins qui bordait l’Insaride. Le capitaine Calbaderca décida d’y passer la nuit et les autres ne parurent pas s’en alarmer. Cependant, Aryès et moi, nous échangeâmes un regard préoccupé. Nous avions vécu trop d’années à Ato pour ne pas avoir entendu des dizaines d’histoires sombres sur l’Insaride. Malgré tout, il n’était pas question de repasser par la montagne. Nous n’avions pas d’autre solution que de traverser cette forêt et de nous diriger vers l’est pour contourner l’Insaride et passer de l’autre côté du Tonnerre, qui était beaucoup plus sûr.
Kaota et Kitari étaient enthousiastes, contemplant les environs, l’herbe, l’écorce des arbres et la lumière du ponant. Ils semblaient soudain très songeurs, comme si le fait de se trouver à découvert, sous un ciel lumineux et immense, altérait leur vision du monde.
Nous nous arrêtâmes à quelques mètres d’un ruisseau. Épuisée après tant de marche, je m’assis sur une pierre tandis que Syu bondissait et disparaissait entre les branches des pins, poussant des exclamations mentales de jubilation.
« Tu devrais faire comme moi », me conseilla-t-il sincèrement, avant de s’éloigner, sautant de branche en branche.
Shelbooth, Kitari et le capitaine étaient partis chercher du bois sec pour le feu. Lénissu, Srakhi, Dash et Miyuki étaient assis à quelques mètres et causaient tout bas. Que pouvaient-ils bien se dire. Alors, je ne sais pourquoi, je pensai au jeu de cartes que je gardais dans mon sac orange. Cela faisait longtemps que nous ne jouions pas… Mais je me rappelai alors que je n’avais plus de sac. Ces esprits du lac avaient reçu des cadeaux pour toute une année, soupirai-je.
Aedyn s’était éloignée pour se changer et mettre une tunique plus sèche et Ashli préparait une cavité pour le feu. Près de cette dernière, Aryès expliquait à Kaota et Kitari quelques curiosités sur la vie de la Superficie. Quant à Manchow, il était très concentré sur un bâton de bois qu’il avait trouvé et qu’il taillait avec son poignard, totalement absorbé. Mes paupières se fermaient et j’étais sur le point de m’endormir lorsque soudain une voix m’appela :
— Shaedra ?
Je sursautai et tournai la tête. Martida m’observait, un léger sourire sur le visage. Elle portait une outre dans chaque main.
— Puis-je te parler ?
Je compris qu’elle voulait me causer seule à seule et, réprimant une moue de surprise, j’acquiesçai et me levai. Je la suivis et descendis jusqu’au ruisseau.
— Que se passe-t-il, Martida ? —demandai-je, curieuse.
L’elfocane avait adopté une expression plus solennelle que d’habitude. Voulait-elle me parler de Frundis ou du plan de Lénissu ? Elle se pencha près du ruisseau et commença à remplir une des outres tout en me répondant :
— Nous nous connaissons depuis des semaines et je ne me suis pas encore dûment présentée. Lénissu m’a fait promettre que je ne te dirais rien avant d’atteindre la Superficie, mais je crois que maintenant il est temps que je te le dise.
Je clignai des yeux.
— Que tu me dises quoi ? —m’enquis-je, intriguée.
Les mystères qui enveloppaient l’elfocane me parurent soudain plus vivaces. Qui était réellement Martida ? Était-elle une Ombreuse ? En tout cas, elle avait sauvé Frundis, me souvins-je. Elle ne pouvait pas avoir de mauvaises intentions.
Martida retira l’outre pleine de la rivière. Discrètement, elle jeta un regard aux alentours et baissa la voix.
— Ne t’affole pas, d’accord ? Lénissu s’est un peu effrayé lorsque je le lui ai dit. Voilà, mon nom entier est Martida Cheleveth et je viens de Neermat.
Elle prononça ces derniers mots très vite et dans un murmure presque inaudible. Mais je l’entendis et je me figeai, glacée. Un mystère en moins, pensai-je. L’elfocane précisa :
— Je suis une Hullinrot. Bon, depuis à peine un an, en fait —précisa-t-elle—. On m’a envoyée te chercher. Apparemment, tu possèdes un phylactère qui appartient à… —Elle se racla la gorge—. Bon, tu sais, à…
— À Jaïxel —acquiesçai-je, comme elle hésitait de nouveau. Franchement, je ne m’attendais pas à cela… Brusquement toute l’histoire de la liche me revint à l’esprit, m’assaillant avec de nouvelles questions. J’avalai ma salive, un peu étourdie—. Je croyais que les Hullinrots, vous ne sortiez pas à la Superficie de peur que l’on s’aperçoive que vous êtes des nécromanciens…
— Parle plus bas, s’il te plaît —murmura-t-elle, prudente, tout en remplissant l’autre outre d’eau fraîche—. Je te fais confiance pour ne parler de cela à personne. Après tout, toi aussi, tu as une partie nécromantique en toi.
Je grimaçai.
— Ce n’est pas la peine de me le rappeler —répliquai-je—. Avant, je pensais que les Hullinrots voulaient me tuer. Mais, si ce n’est pas le cas, je ne vois pas pourquoi j’irais te dénoncer. Ce serait une erreur de penser que tu es une ennemie simplement parce que tu es une nécromancienne —ajoutai-je avec philosophie.
— Bien —elle soupira, pensive, tout en sortant l’outre de la petite rivière—. Et… Je suppose que tu sais ce que je recherche.
— Euh…
Je levai les yeux vers un pin en entendant le craquement d’une branche. La tête de Syu apparut entre les aiguilles de l’arbre, tandis que Martida plissait les yeux, méfiante.
— Ne te tracasse pas, c’est Syu —dis-je à l’elfocane.
« Des problèmes ? », demanda le singe.
« Pas exactement. Martida est une Hullinrot », expliquai-je avec concision.
J’entendis le soupir de Syu.
« J’oublie toujours qui sont les Hullinrots », avoua-t-il.
Réprimant un sourire, je fis non de la tête pour répondre à la nécromancienne.
— La vérité, Martida, je ne sais pas ce que les Hullinrots veulent faire de mon phylactère. Marévor Helith lui-même ne le savait pas.
J’arquai un sourcil en la voyant tressaillir.
— Tu connais Marévor Helith ? —souffla-t-elle, après un silence.
— Hum… Oui. Juste un peu —nuançai-je, embarrassée.
Martida grimaça.
— Marévor Helith n’est pas très fiable —me dit-elle.
Y avait-il des personnes fiables parmi les nécromanciens ?, me demandai-je ironiquement. J’avais toujours trouvé drôle qu’un nakrus puisse avoir mauvaise réputation pour des personnes versées dans les arts nécromantiques. Qu’avait bien pu faire le maître Helith pour que les nécromanciens en aient une aussi mauvaise opinion ?
— Je suppose que c’est normal que tu ne saches pas très bien ce qui se passe à Neermat —poursuivit Martida, méditative—. Après tout, c’est très loin d’ici. Mais si tu connais Marévor Helith, il a dû t’expliquer qui est Jaïxel… —J’acquiesçai de la tête—. C’est une liche puissante, vieille de cinq cents ans. Il s’est installé non loin de Neermat, dans le labyrinthe de Tafosia, il y a une quinzaine d’années, lorsqu’il s’est attiré de sérieux problèmes avec les gardes du premier niveau des Souterrains. Il a alors commencé à nous poser des problèmes en tuant nos squelettes. Nous avons essayé de le capturer de nombreuses fois, mais il nous file toujours entre les mains.
— Mais est-ce si difficile de tuer une liche ? —demandai-je.
— Eh bien, peut-être aurions-nous pu le tuer. Toutefois, notre objectif n’est pas de le tuer, mais de l’examiner —expliqua-t-elle. Et elle se tut, en m’entendant souffler bruyamment.
— L’examiner ? —répétai-je d’une petite voix—. La liche ?
— Oui. Ce n’est pas que nous voulions devenir des liches —dit-elle en riant—, mais nous sommes sûrs que Jaïxel peut nous en apprendre beaucoup sur la nécromancie. Le problème, c’est que la liche est folle et, chaque fois que nous nous en approchons, il tue nos squelettes.
— Démons —fis-je—. Voyons voir si j’ai bien compris. Tu me dis que cette liche est très puissante et, malgré cela, vous allez tout de même jusqu’à son repaire et vous essayez de le capturer… pour l’étudier ? Cela ne m’étonne pas qu’il tue vos squelettes.
Martida roula les yeux.
— S’il nous avait permis de l’examiner, nous l’aurions laissé tranquille depuis des années —répliqua-t-elle—. De toutes façons, cela fait des mois que nous ne le dérangeons plus parce qu’il devenait vraiment furieux et il nous compliquait la vie à Neermat. Aussi, à défaut de liche, on m’a envoyée à ta recherche pour que j’examine ton phylactère. Derkot m’a aidée à te trouver.
— Derkot Neebensha ? —articulai-je—. Le Nohistra de Dumblor ?
Bien sûr, tout concordait. Le Nohistra était non seulement un sympathisant de la nécromancie, vu qu’il était en plein processus de transformation en nakrus, mais il avait également parlé à un Hullinrot, selon ses propres dires. Cette personne ne pouvait être que Martida.
— Exact —acquiesça la nécromancienne sur un ton léger—. Si tu m’aidais et si tu me permettais d’étudier attentivement ton phylactère, ce serait magnifique —me dit-elle, avec un sourire.
Ses paroles me déconcertèrent.
— Tu ne cherches vraiment qu’à examiner mon phylactère ? —demandai-je, méfiante—. Marévor Helith a dit que vous étiez d’accord pour me l’enlever.
L’elfocane sourit.
— Je ne crois pas que je sois capable de faire cela toute seule —répliqua-t-elle—. De toutes façons, ce ne serait pas une bonne méthode. Cela pourrait t’être fatal ou le phylactère pourrait être endommagé. Si tu veux réellement que nous te l’enlevions, tu devrais venir avec moi à Neermat.
— Je comprends. Eh bien… Je crois qu’alors je garderai le phylactère. Tout cela est très nouveau pour moi. J’étais convaincue que vous vouliez tuer Jaïxel. Enfin, cela ne fait rien. Ce que je n’ai jamais compris, c’est comment Jaïxel a introduit ces souvenirs dans ma tête.
— Alors le phylactère contient donc des souvenirs ? —Martida avait adopté une expression songeuse—. En fait, bien que cela fasse des années que j’étudie la nécromancie et l’énergie bréjique, j’ignore complètement comment Jaïxel s’est débrouillé pour te transmettre une partie de son esprit. La seule chose que je sais, c’est l’histoire que l’on a coutume de raconter le jour d’Okoruth aux enfants de Neermat. Jaïxel a attaqué deux ternians qui portaient un nouveau né, il a changé les parents en roches et il t’a emmenée pour t’élever et t’enseigner les secrets les plus profonds de la nécromancie.
Je fis des efforts pour ne pas éclater de rire.
— Je crains que cette histoire soit loin d’être réelle. Je ne connais rien à la nécromancie et je n’ai jamais vu Jaïxel de ma vie.
Une soudaine étincelle de lumière illumina les premières ombres de la nuit et, peu à peu, le feu se mit à flamber. La Hullinrot acquiesça tandis que l’obscurité envahissait la forêt.
— Peut-être que tu dis vrai —admit-elle—. Mais, de toutes façons, l’important et le plus merveilleux, c’est que tu possèdes une partie de l’esprit de Jaïxel —déclara-t-elle sur un ton émue.
Je la contemplai quelques secondes en silence. Martida délirait, me dis-je.
— Je crois que c’est la première fois qu’on me dit que mon phylactère est merveilleux —mâchonnai-je—. Mais bon, la nécromancie est-elle importante au point de faire un si long voyage, juste pour trouver un phylactère qui peut-être ne te servira à rien ?
— C’est cela la recherche —répliqua-t-elle, en haussant les épaules—. Les Hullinrots, nous sommes de grands érudits des arts nécromantiques. Je pense que tu comprendras mieux si je fais une comparaison. Toi qui as étudié les énergies, quelle est celle qui te plaît le plus ?
— Euh… les harmonies —répondis-je, hésitante.
— Eh bien, imagine que soudain apparaît un célèbre harmonique qui passe dans ta rue en lançant des sortilèges incroyables. Il serait logique de souhaiter apprendre ses secrets, tu ne crois pas ? Étudier une liche vivante, ce serait… —Elle secoua la tête et souffla, sans trouver de mots.
— Totalement improductif —terminai-je, avec une moue—. Surtout une liche vivante, parce qu’une liche est censée être morte, déjà.
L’elfocane laissa échapper un éclat de rire franc.
— Je crains que nous n’ayons pas le même concept de vie et de mort. Alors, es-tu d’accord pour que j’examine ton phylactère ? —s’enquit-elle.
Je haussai les épaules.
— Tant que tu ne casses rien.
— Formidable. Je l’examinerai à fond et, après, je te promets que je ne te dérangerai plus. Je le jure sur tous les squelettes que tu veux.
Je frémis.
— Mieux vaut jurer par quelque dieu, cela paraît moins macabre —lui assurai-je, moqueuse.
L’elfocane prit une mine étonnée, puis s’esclaffa.
— Bien sûr. Je devrais faire plus attention à ce que je dis. Je le jure par tes dieux et ceux que tu voudras —ajouta-t-elle, très amusée—. Et maintenant, revenons auprès du feu, sinon ton oncle va s’alarmer. Mais, dès que nous serons tranquilles, tu m’accorderas une journée entière pour que j’examine ton esprit, marché conclu ?
— C’est un marché un peu léger —répliquai-je, un sourcil arqué—. Je t’aide… en échange de rien.
— Bien sûr que non —me coupa aussitôt Martida—. J’ai déjà promis à Lénissu qu’en échange, si tu étais d’accord, je l’aiderais à retrouver je ne sais quel objet qu’on lui a volé.
J’écarquillai les yeux. Lénissu, soupirai-je. Il ne cesserait jamais de vouloir récupérer Corde. Mais apparemment il n’avait pas expliqué à Martida que cet objet n’était ni plus ni moins qu’une épée relique tombée entre les mains d’un Ashar.
— Bon, tout soit fait pour mon oncle, marché conclu —acquiesçai-je, en souriant—. Mais un conseil : demande à Lénissu quel est cet objet volé. Je suis convaincue qu’il a omis quelques détails quand il t’en a parlé.
— Bon. Je lui demanderai —assura Martida, intriguée. Et nous revînmes auprès du feu en silence. L’ombre de Syu apparut, glissant silencieusement le long d’un tronc et accourut vers moi.
« Et moi qui pensais que Martida était une personne raisonnable », soupirai-je.
« Ne te fie jamais à un saïjit », me conseilla Syu sur le ton d’un sage. « Pour le moment, le seul saïjit raisonnable que je connais, c’est le maître Dinyu. »
Je haussai un sourcil.
« Et moi ? », protestai-je.
Le singe gawalt m’adressa un sourire railleur, mais il ne répondit pas.
Tandis que l’elfocane élancée s’asseyait auprès du feu et posait les deux outres pleines d’eau, je secouai la tête, songeuse. Qui pouvait avoir idée, étant nécromancien, de risquer sa vie de la sorte simplement pour mieux connaître les arts nécromantiques des liches ?
En m’asseyant, je remarquai le regard inquisiteur que Lénissu jeta à Martida. Quand je pensais qu’il savait depuis le début que nous voyagions avec une Hullinrot… ! Mon oncle s’entourait toujours de gens bizarres. Il ne manquait plus que Dash s’avère être le rejeton perdu d’un roi et Miyuki une sorcière bannie d’Albrujia et nous pourrions organiser une fête de parias et de gardes, comme disait souvent Taetheruilin.
Partagée entre quatorze personnes, le dîner fut très frugal : il nous restait très peu de provisions et nous mangeâmes un mélange de racines bouillies avec des graines des Souterrains. À défaut de vivres, nous bavardâmes beaucoup, nous plaisantâmes et je me décidai même à leur raconter une histoire d’Ato très connue qui parlait du grand monstre d’Acatlan.
Lorsque je terminai mon histoire, Manchow m’applaudit, très enthousiaste.
— Moi, j’avais entendu une histoire semblable —dit le jeune humain—, mais je croyais qu’Acatlan s’était transformé en un démon de glace au lieu d’un élémentaire d’ombres.
Aryès laissa échapper un gros rire et je souris.
— Acatlan fut construit par la célèbre celmiste Liyina —commenta le kadaelfe—. Cela devait forcément être un élémentaire. D’après ce que l’on raconte à Ato, bien sûr.
— Eh bien, dans les Souterrains, il existe des histoires de celmistes qui fabriquent des démons avec des baguettes magiques —intervint Ashli, souriante.
— Bon, si on en est à ce genre d’histoires —dit Lénissu, avec désinvolture—, moi, je vais vous raconter celle d’une famille normale qui, soudainement, acquit le pouvoir surnaturel de contrôler les énergies à sa guise. Cette famille vivait dans un ancien château…
— Cette légende, nous la connaissons déjà —l’interrompit Shelbooth, en roulant les yeux.
— Vraiment ? —répliqua Lénissu, un sourire moqueur sur les lèvres.
— Fahr Landew lui-même a parlé avec les grands-parents de la petite Fleur du Nord —argumenta Ashli—. Les Klanez existent. Et la fillette savait incroyablement bien contrôler les harmonies, n’est-ce pas, capitaine ? —Je sentis un frisson en entendant parler de Kyissé au passé. Kyissé était vivante, j’en étais sûre. Mais j’aurais bien aimé que Zaïx me le confirme…—. Je ne dis pas que ce soit une famille surnaturelle —poursuivit la sibilienne—, mais il est évident que les Klanez ne sont pas qu’une légende.
— Le château existe —appuya Kitari.
— Bon, bon —intervint soudain le nain—. Assez d’histoires, de légendes et de châteaux pour aujourd’hui. Il est temps de dormir. Je me propose pour le premier tour de garde. Mais pas plus de deux heures ; ensuite, je te réveillerai, Lénissu —l’avertit-il.
Peu de temps après, allongée entre Aryès et Kaota, je me surpris à sourire.
— Bonne nuit —dit Kaota.
— Bonne nuit —répondîmes-nous, Aryès et moi.
La bélarque donna une petite bourrade à Kitari qui s’était presque littéralement jeté sur son tapis d’aiguilles de pin.
— Qu’Amzis veille sur tes rêves, mon frère —lui lança Kaota, moqueuse.
Kitari bâilla et, à peine lui eut-il répondu, il sombra dans un profond sommeil.
Je souris. Malgré toutes nos mésaventures, les choses n’allaient pas si mal. J’avais survécu. Et j’étais entourée de personnes sympathiques que j’aimais sincèrement. En plus, nous allions passer par Ato avant de nous diriger vers Aefna et j’allais voir Kirlens et Wiguy. Et Déria et Dol. Les pagodistes et le maître Aynorin.
Sans le vouloir, j’avais tendu une main et je trouvai celle d’Aryès. J’ouvris les yeux et je croisai son regard bleu. Il me sourit et me prit lentement la main. Son message silencieux accéléra les battements de mon cœur. Je lui souris et je me sentis heureuse.
À ce moment, Syu s’approcha ; il se blottit contre moi, en bâillant doucement et déclara :
« Un gawalt devrait toujours être heureux. »
— Je ne me souvenais pas de ces collines —commenta Lénissu, l’air soucieux.
— Cette fois, le guide, c’est toi —répliqua Dash, avec un petit rire sarcastique—. Mais ne te tracasse pas, si tu nous conduis au repaire d’un atroshas, je serai clément et je ne te couperai que les doigts de la main, comme le font certains avec les esclaves.
Lénissu arqua un sourcil, il remua ses doigts et fit une moue théâtrale.
— Et l’atroshas ? —demanda-t-il.
— Et que ferais-je à un atroshas, alors qu’aucun de ces pauvres petits dragonneaux ne m’a jamais causé de problèmes ? —répliqua le nain avec un sourire macabre. Je réprimai une moue. Tout le monde n’aurait pas eu l’idée de traiter de “pauvres petits dragonneaux” les dragons de l’espèce la plus dangereuse de toute la Terre Baie.
Nous avions suivi la rivière toute la matinée et nous étions sortis de la forêt pour déboucher sur une terre désolée aux collines pelées. Après une discussion, nous avions décidé de cheminer vers le nord et de passer à l’ouest du Tonnerre. Évidemment, presque tous, comme de valeureux guerriers, avaient opté pour le chemin le plus court… Lénissu avait argumenté que cette voie était plus dangereuse, mais il avait affirmé que si l’on passait aux bons endroits, nous ne devrions pas avoir de problèmes. Comme c’était le seul qui connaissait un peu la zone, il nous servait de guide. Il était donc peu probable, pour le moment, que Lénissu nous fausse compagnie. Néanmoins, je ne doutais pas qu’il s’en irait bientôt : il ne pouvait pas entrer à Ato en plein jour et attendre que la garde vienne l’arrêter. Mais il ne s’éloignerait sûrement pas beaucoup, puisqu’il devait récupérer la fameuse boîte de tranmur cachée sur le toit de la Pagode Bleue…
Le paysage était absolument monotone. Un vent froid soufflait et, bien qu’il ne neige pas encore, le ciel s’était couvert de nuages hivernaux. Nous montions et descendions des collines et encore des collines. Nous croisâmes une bande de nadres de la peur qui s’enfuirent en courant, effrayés. Au bout de deux heures, pourtant, nous aperçûmes un endroit parsemé de ravins et de petits bosquets, qui disparurent dès que nous commençâmes à descendre le coteau où nous nous trouvions. Une fois arrivés en bas, par-dessus les rafales de vent, résonnèrent des rugissements qui nous semblèrent à tous trop familiers.
« Des nadres rouges », annonçai-je à Syu avec fatalisme.
« Aïe aïe aïe », fit le singe, en s’agitant sur mon épaule.
— Des nadres rouges —grogna le capitaine Calbaderca, comme un écho, posant la main sur le pommeau de son épée.
— Ne restons pas là —dit rapidement Lénissu.
Nous le suivîmes et, lorsque nous atteignîmes enfin la cime de la colline suivante, nous aperçûmes une bande de nadres. Ils combattaient contre des Sentinelles.
Shelbooth, dans un subit élan, dégaina son épée. Après tant de jours de froid et de marche, il semblait impatient de donner des coups d’estoc à tort et à travers.
Le capitaine jeta un regard à Aryès, Kaota, Kitari et moi.
— Restez là.
Il sortit sa longue épée de son fourreau et, accompagné d’Ashli et de Shelbooth, il commença à descendre la colline à grandes enjambées. J’entendis le bruyant soupir du nain.
— Ceci n’est pas un atroshas —observa Lénissu, en prenant une mine méditative.
— Je suppose que le Marteau de la Mort ne peut pas rester en retrait —déclara Dash, en sortant nonchalamment sa hache.
— En avant, l’ami —lui dit mon oncle, l’air railleur.
Alors, Dashlari et Aedyn descendirent la colline, lui, avec sa hache et, elle, en préparant déjà un sortilège brulique d’attaque. Nous contemplâmes la bataille depuis notre position élevée. Au bout d’un moment, je déviai le regard, tremblante. Les nadres rouges me faisaient presque de la peine. En me tournant, je m’aperçus soudain d’un vide. Miyuki et Lénissu n’étaient plus avec nous. Martida, qui, quelques instants auparavant se tenait auprès de Miyuki, m’adressa une moue discrète.
Je serrai les lèvres pour m’imposer silence et je rivai de nouveau mes yeux vers l’avant. Il était inévitable qu’ils s’en aillent, me répétai-je. La bataille prit fin. Les Sentinelles et nos compagnons s’éloignèrent alors le plus possible des nadres, en courant rapidement.
Peu à peu, je vis les visages des Sentinelles se dessiner alors qu’ils se rapprochaient, en grimpant la colline. Ils étaient une dizaine et ils portaient tous la tunique dorée et le dragon rouge d’Ato. Lorsqu’ils atteignirent le sommet, les premiers nadres rouges commencèrent à exploser en flamboiements scintillants.
— Ça y est —commenta Dash, tout en replaçant sa hache dans le dos. J’ignorais s’il faisait allusion à la bataille ou à la disparition de Lénissu et de Miyuki.
Le capitaine Calbaderca ne tarda pas à remarquer l’absence de ces derniers.
— Où est Lénissu ? —demanda-t-il, le visage assombri.
Kitari et Kaota affichèrent une mine surprise.
— Eh bien… je ne sais pas, capitaine —avoua Kitari, en rougissant—. Nous ne nous sommes aperçus de rien. Il est peut-être parti.
— Nous avons perdu notre meilleur guide —intervint Dash, avec un grand sourire—. Mais ne vous inquiétez pas pour lui. Il est parfois plus froussard qu’un nadre de la peur. Sans doute, une impulsion soudaine. Ce n’est pas la première fois.
Ils discutaient sur le sujet lorsque quelque chose attira mon attention. Parmi les Sentinelles, il y avait une humaine blonde… Elle pencha la tête et s’approcha de moi ; elle ôta son casque et me dévisagea, incrédule.
— Shaedra, c’est toi… ? Aryès ?
Je clignai des paupières un moment et, alors, comme dans un rêve, je compris et je balbutiai :
— Sarpi ?
Dieux des démons !, me dis-je. C’était Sarpi ! Un sourire se dessina sur mes lèvres.
— Alors, comme ça, tu rentres au logis, n’est-ce pas ? Je t’embrasserais si je n’étais pas couverte de sang de nadres —s’excusa Sarpi, en soufflant—. Incroyable —ajouta-t-elle en nous regardant tour à tour, Aryès et moi—. Savez-vous que tout le monde vous croit morts ?
Je m’étranglai et je toussai.
— Morts ? —répéta Aryès, en fronçant les sourcils, et en me donnant de petites tapes dans le dos.
— Oui. C’est ce que disaient les rumeurs. Mais je suis contente de voir que les rumeurs ne sont pas toujours vraies —déclara-t-elle, radieuse—. Nous devons rentrer à Ato le plus vite possible. Aynorin va être fou de joie !
* * *
Ato avait changé depuis que je l’avais quittée, des mois auparavant. Sarpi m’avait avertie qu’il y avait eu un tremblement de terre. Néanmoins, je fus quelque peu bouleversée de voir que la ville était en pleine ébullition, réparant toits et murs. Apparemment, un mois plus tôt, la terre avait tremblé violemment et tous s’entraidaient à présent, échangeant toutes sortes de matériaux pour rendre habitables leurs maisons avant que n’arrivent les rigueurs de l’hiver. Le père d’Aryès, en tant que charpentier, n’avait pas arrêté de travailler et, aux dires d’Aryès, son insomnie avait sévèrement empiré.
Lorsque j’étais entrée au Cerf ailé suivie du capitaine Calbaderca, d’Aryès, Ashli, Dash, Kaota, Kitari, Manchow, Srakhi, Shelbooth, Martida et Aedyn, tous les habitués s’étaient tus, croyant à une invasion.
Après un silence anormal, on entendit le cri aigu de Wiguy et le bruit d’une assiette se brisant sur le sol. La jeune fille se précipita vers moi et Kaota sembla décider que sa protégée ne courait aucun danger, car elle laissa ma sœur m’étouffer presque, tandis que Syu partait comme une flèche vers la cuisine maudissant les crises de nerfs des saïjits.
En entendant la soudaine agitation et peut-être en voyant le singe gawalt, Kirlens sortit en trombe. Sans voix, il me contempla quelques instants, il fit demi-tour et vacilla, entrant de nouveau dans la cuisine. Sa réaction m’inquiéta grandement et je me séparai de Wiguy.
— Je vais parler avec Kirlens —dis-je, d’une petite voix émue.
— Bien sûr —grogna Wiguy, soudain de mauvaise humeur—. Pauvre Kirlens. Vous lui donnez toujours des chocs. Quand ce n’est pas toi, c’est Kahisso. Par Ruyalé, va lui parler. Une minute, qui sont ces personnes que tu amènes ?
Je lui adressai un sourire innocent.
— Des amis.
— Shaedra, je vais voir mes parents —annonça Aryès.
Ses mèches blanches s’échappaient de sa capuche et ses yeux brillaient d’émotion. J’acquiesçai de la tête. Je comprenais son appréhension de rentrer chez lui, après tant de temps, et aussi changé, mais il ne pouvait pas continuer à fuir sa propre famille.
— À tout à l’heure, Aryès —répondis-je.
Wiguy écarquilla alors les yeux et les riva sur la silhouette du kadaelfe, qui sortait de la taverne.
— Aryès ? —répéta-t-elle—. Celui de ta classe ? Celui qui s’est rendu à la mine de Kaendra ?
— Lui-même —répondis-je, évasive, avant de me diriger vers la cuisine. Les voix des clients s’évanouirent lorsque je fermai la porte. En quelques minutes, la nouvelle de l’étrange arrivée de plusieurs guerriers et de deux kals que l’on croyait morts se propagerait comme le vent.
Assis sur une chaise, Kirlens tenait un mouchoir entre les mains. Il était très vieilli et en le voyant si triste, j’eus le cœur brisé.
— Kirlens… —commençai-je à dire dans un filet de voix.
— Shaedra —dit alors le tavernier, en se mouchant le nez et en se levant. Il s’approcha de moi et secoua la tête—. Tu m’as manqué. Bienvenue à la maison.
Il me serra fort dans ses bras. Je clignai des paupières pour retenir mes larmes en pensant que bientôt je devrais de nouveau quitter Ato. Mais c’était pour une bonne cause, me convainquis-je. Je ne pouvais pas me désintéresser de Kyissé et j’étais la seule du groupe à savoir où vivait Lunawin.
* * *
Ce même après-midi, après avoir fait à Kirlens et à Wiguy un résumé empli de lacunes de tout ce qui m’était arrivé dans les Souterrains, je m’assurai que l’on s’occupe dûment du capitaine Calbaderca et des autres, puis je filai chez Déria et Dol. Je les rencontrai en chemin, car ils avaient appris mon arrivée et ils se rendaient au Cerf ailé.
Le visage brun sombre de Déria s’illumina d’un sourire. Elle se précipita vers moi en pirouettant de joie et Dol m’ébouriffa les cheveux et posa son index sur le nez de Syu. Le singe feula, moqueur.
— Par tous les dieux, Shaedra —dit le semi-orc, en découvrant toutes ses dents—. Tu as mis du temps à revenir. Lorsque je t’ai laissée seule entrer au service de cette Fille-Dieu, je savais que j’agissais mal. Mais bon, où diable étais-tu ?
Je pris un air de martyr et reprenant les mots qu’avait prononcés une fois Lénissu, je fis :
— Dans les Souterrains. Plongée au fond de la mort. —Et tandis qu’ils m’observaient la mine incrédule, je souris et j’ajoutai sur un ton léger— : Mais cela n’a pas été si terrible que ça. D’abord, il y a eu le troll, après nous sommes arrivés à Dumblor et alors on nous a envoyés dans un palais, Aryès et moi, pour qu’ensuite nous menions une fillette légendaire dans un château très lointain, comme dans les histoires de Shakel Borris. —Je fis une moue—. Jusque-là, tout s’est bien passé. Mais peu après avoir commencé le voyage, des milfides nous ont attaqués et alors Lénissu est apparu. Il a enlevé la fillette. Puis celle-ci a mangé une baie empoisonnée et un ami l’a emmenée pour la sauver. Et maintenant je viens d’arriver à la Superficie avec des Épées Noires et des amis de Lénissu —ajoutai-je, pour mettre un point final à mon récit.
Le semi-orc et la drayte restèrent un moment stupéfaits. Alors, ils s’esclaffèrent et ce fut mon tour de les dévisager, déconcertée.
— Je t’invite à prendre une infusion à la maison —dit Dol—. Et comme ça, tu me raconteras une version plus étendue, parce que je n’ai rien compris. Quoique tout cela ressemble à la trame d’une chanson épique.
Frundis, dans mon dos, poussa une exclamation impressionnée.
« Ce semi-orc a eu une idée de génie ! », reconnut-il, enthousiaste. « Je vais composer une chanson sur nos exploits. Je l’ai déjà fait pour un de mes porteurs, mais tu devras me promettre de ne la dévoiler à personne. Qu’en penses-tu ? »
« Tu vas devoir laisser de côté beaucoup d’éléments de notre voyage pour réussir à faire une chanson épique, je crains. », répliquai-je, amusée. « Si tu racontes tout tel que cela s’est déroulé, je passerai pour une Sauveuse ridicule. »
« Boh. Le ridicule fait partie de la poésie épique », répliqua le bâton, sur un ton convaincu. Il fit une pause, songeur, et alors il déclama d’une voix puissante de tambours : « Le démon et la Fleur du Nord. Que penses-tu du titre ? »
« Effectivement, c’est l’idéal pour que je ne dévoile la chanson à personne », approuvai-je.
« Le voyage au château inaccessible », proposa Syu.
« Ce titre en dit trop sur la fin », répliqua Frundis, en clair désaccord. « Non, cela doit être quelque chose qui nous impressionne même nous. Un titre accrocheur. Que pensez-vous de Ballade souterraine ? »
J’arquai un sourcil.
« Ça, c’est accrocheur ? »
« Ballade de Shaedra et de la Fleur », continua Frundis.
« Cela n’a pas l’air très épique », répliquai-je, amusée.
« Ballade de la Fleur et de la banane ! », s’écria Syu, avec un éclat de rire de singe.
« Hum. Quel rapport avec la banane ? », demanda Frundis sur un son de guitare interrogatif.
« Shaedra dit que la banane va toujours avec la fleur », argumenta Syu, sur un ton innocent.
Je m’esclaffai et Dol et Déria échangèrent un regard étonné.
— C’est Frundis et Syu —expliquai-je, tandis que nous nous dirigions vers la maison de Dol—. Aujourd’hui, ils sont inspirés.
Et pendant que Frundis continuait à proposer des titres de plus en plus pompeux, nous franchîmes le seuil de la maison de Dol et nous entrâmes dans son sombre séjour.
J’eus besoin de deux heures pour expliquer à Dolgy Vranc et à Déria ce qui s’était plus ou moins passé. Ils me posèrent beaucoup de questions et ils comprirent rapidement que mon récit était bourré de lacunes.
— Comment sais-tu que ce Spaw pouvait rejoindre plus vite la Superficie ? Il savait se télétransporter comme le maître Helith ? —demanda Déria, le regard inquisiteur.
Je fis une grimace.
— Non. C’est que… Spaw connaissait des escaliers secrets et il ne voulait pas que tout le monde passe par là.
— Je crois que ton protecteur ne me convainc pas —grogna Dol—. Tu as dit qu’il travaillait pour qui ?
Je lui adressai un sourire innocent.
— Je ne l’ai pas dit. —Ils m’observèrent, les sourcils froncés, et je soupirai—. Je sais, Srakhi me l’a déjà dit : je commence de plus en plus à ressembler à Lénissu. Écoutez, Spaw et le passage secret, c’est un simple détail, et je vous l’expliquerai plus tard… Mais l’histoire dans son ensemble, je vous l’ai racontée comme elle s’est réellement passée.
— Une histoire digne d’une chanson —acquiesça Dol, en se servant davantage d’infusion—. Rendons grâce à la providence de t’avoir ici avec nous.
Je bus une gorgée et je reposai le bol.
— À vrai dire, je comprends que Lénissu n’aime pas les Souterrains —commentai-je, songeuse—. Et pourtant, il y est né et il y a grandi.
Déria se croisa les bras.
— Et moi, à vrai dire, je préfère écouter cette histoire que la vivre. Toute cette aventure avec les milfides a l’air horrible.
— Plutôt —reconnus-je, et je souris—. Alors, comme ça, l’aventurière Déria n’est plus aussi sûre de vouloir être une aventurière.
La drayte m’adressa une moue comique.
— J’ai tout d’une aventurière —répliqua-t-elle—. Mais je suis prudente.
— C’est vrai —approuva Dol, en souriant—. Avec l’argent, Déria est on ne peut plus aventurière. En été, elle a acheté vingt sacs de coton et une boîte de fils de fer pour créer un nouveau jouet. Et ça a été tout un succès ! —s’exclama-t-il en riant—. Nous avons fabriqué des tas de poupées et nous en avons vendu des dizaines à Ato.
Le visage de Déria s’était assombri et je devinai que l’histoire ne s’était pas si bien terminée.
— Mais ? —l’encourageai-je.
La drayte se racla la gorge.
— Nous avons décidé d’aller à Aefna vendre le reste des poupées. Nous avons voulu prendre une escorte, mais ceux qui se sont présentés pour nous escorter étaient de véritables escrocs. Et, bien sûr, nous avons été attaqués en chemin par ces misérables. Alors, tout compte fait, avec les kétales qu’ils nous ont volés et tout, nous avons perdu un tas d’argent —conclut-elle, avec une moue courroucée.
— Ainsi sont les affaires —la tranquillisa Dol. Un éclat d’amusement dansait dans ses yeux—. Déria n’a pas encore appris à perdre.
Nous parlâmes des jouets, ils me montrèrent leurs nouvelles trouvailles, et je me rendis compte que Déria était devenue la gérante de l’affaire : Dol inventait et, elle, elle gérait les dépenses et les bénéfices et elle allait vendre au marché. En tout cas, moi, je n’aurais pas aimé une telle répartition des tâches, mais Déria paraissait enchantée. Ensuite, nous parlâmes du tremblement de terre et le semi-orc souffla.
— Ma maison est résistante. Il n’y a eu qu’un mur qui s’est un peu fissuré. Mais je connais certains voisins qui se sont sauvés par miracle. Enfin. —Il secoua la tête et soupira—. En parlant de miracles, je sais que ce n’est pas le meilleur moment pour parler de ça, tu dois être fatiguée après tant de voyage, mais —il sourit— si je ne te le dis pas tout de suite, tu te fâcheras avec moi.
Son ton m’alarma, mais j’arquai un sourcil moqueur.
— Quand me suis-je fâchée avec toi, Dol ?
À ce moment, quelqu’un frappa à la porte. Le semi-orc fronça les sourcils.
— Qui cela peut être à cette heure ? —s’étonna-t-il, en se dirigeant vers la porte. On entendit la porte s’ouvrir et alors le gros rire du semi-orc résonna—. Aryès ! Quelle joie ! Entre, entre donc.
Ils rentrèrent dans la pièce et Aryès ôta sa capuche. Déria resta bouche bée en voyant le nouvel aspect du kadaelfe, et pourtant je l’avais avertie.
— Tu es vraiment tout blanc —dit-elle, en avançant de quelques petits pas curieux vers lui. Elle tendit une main, prit une mèche blanche et tira pour vérifier que c’était bien ses cheveux. Aryès sourit et saisit une des mèches de la drayte, en signe de salutation.
— Bonjour, Déria. Ça faisait longtemps…
Nous nous esclaffâmes tous devant la scène burlesque tandis que Déria s’empourprait et lâchait les cheveux d’Aryès.
— Ce n’est pas tous les jours que quelqu’un change de couleur de cheveux —se défendit la drayte.
Nous nous assîmes tous : Déria sur le rebord de la fenêtre, Dol dans son fauteuil et Aryès et moi sur le sofa, où je m’étais toujours assise. Discrètement, je scrutai l’expression d’Aryès pour savoir si les retrouvailles s’étaient bien passées.
— Comment va ta famille, Aryès ? —demandai-je.
— Bien —répondit-il, laconique—. Et comment va Kirlens ?
— Bien, je crois —répondis-je, en me mordant la lèvre.
Il était clair que la conversation entre Aryès et ses parents n’avait pas été aussi tranquille que la mienne avec Kirlens. Après tout, Kirlens était plus qu’habitué à ce que ses enfants ne fassent pas tout ce qu’il aurait voulu. Nous bavardâmes, évoquant des sujets que nous avions déjà abordés, nous plaisantâmes, nous reprîmes infusion et biscuits et nous ravivâmes le feu de la cheminée. Par la fenêtre, le ciel s’assombrissait. J’avais commencé à bâiller, lorsque, soudain, je me rappelai :
— Dol, tu as dit que tu avais quelque chose d’important à m’annoncer. De quoi s’agit-il ?
Dolgy Vranc, qui balançait sa grande tête, à moitié endormi, interrompit son mouvement et sa mâchoire se crispa.
— Il y a un mois, une lettre est arrivée. Elle était adressée à Gudran Softerser, notre Mahir. Le Mahir a décidé de la rendre publique. Il a dit que la lettre était signée du nom de Daïan. —Au fur et à mesure qu’il parlait, je sentis à l’intérieur de moi un terrible vide qui se transformait en abîme—. Dans la lettre, Daïan dit qu’elle a besoin d’aide urgente pour sauver sa fille. Apparemment… —Dol se racla la gorge, comme s’il s’étouffait—. Apparemment Daïan est vivante et en sécurité, mais elle n’a pas révélé où elle se trouve. Par contre elle assure qu’elle paiera généreusement les mercenaires qui aideront à sauver Aléria des griffes des Adorateurs de Numren qui l’ont enlevée.
Une main sur ma poitrine douloureuse et les yeux écarquillés, je respirai par à-coups.
— Où vivent ces Adorateurs de Numren ? —demanda Aryès, après un terrible silence.
— D’après le Mahir, dans l’archipel des Anarfes —répondit Dol—. Sur l’île qu’on appelle l’Île Boiteuse.
— Et les mercenaires sont déjà partis ? —s’enquit le kadaelfe.
Dolgy Vranc expira.
— Non —dit-il tristement—. Malgré les paroles du Mahir, les mercenaires n’ont pas confiance. Ils ne savent pas où est Daïan. Ils ne peuvent pas être sûrs qu’elle leur paiera la récompense une fois le travail effectué.
— Mais il s’agit d’une kal d’Ato ! —m’écriai-je—. Le Mahir lui-même devrait envoyer des gardes pour la sauver.
— Ce n’est pas si facile —répondit le semi-orc—. Si Aléria avait été enlevée dans la ville, les gardes du Mahir seraient partis à sa recherche. Mais c’est elle qui est partie d’Ato.
— Et Akyn ? —m’enquis-je.
Dol me lança un regard empreint de tristesse.
— La lettre ne le mentionne pas.
Je poussai un feulement et je me réappuyai brusquement contre le sofa, en croisant les bras, trop atterrée pour parler.
— Et ce n’est pas tout —ajouta Déria, d’une voix tremblante.
— Mais pourquoi ont-ils enlevé Aléria ? —demandai-je soudain, sans l’écouter—. Ce que cherchaient les Adorateurs de Numren, c’était cette potion, l’atsine travea qu’avaient inventée les parents d’Aléria.
— L’atsine travea ? —demanda Dol, en fronçant les sourcils.
Je me rappelai alors qu’ils n’étaient pas au courant de toute l’histoire des gwarates et, malgré mon agitation, je tentai de la leur raconter.
— Et voilà —terminai-je—. Si je me souviens bien de ce que m’a dit Aléria, d’après cette Mimsagrev qu’elle a connue lorsqu’elle était à Acaraüs, l’atsine travea est un élixir divin avec lequel on peut comprendre les choses au-delà des illusions, ou quelque chose comme ça.
Tous me regardèrent, la mine sceptique.
— Un élixir divin ? —répéta Aryès.
Je haussai les épaules.
— C’est ce que croyaient les gwarates.
J’entendis un bruyant grommellement du semi-orc et je lui jetai un regard interrogateur, tandis qu’il s’agitait dans son fauteuil.
— Tout ceci est très curieux. J’avais déjà entendu parler de l’atsine travea —déclara-t-il—. Parmi les alchimistes, c’est une potion mythique. Mais j’ignorais que Daïan avait inventé une potion avec ce même nom. Avec Eskaïr, bien sûr. —Il marqua une pause—. Alors, selon ton histoire, les Adorateurs de Numren auraient enlevé Daïan pour qu’elle leur révèle ses connaissances sur cette potion hypothétiquement puissante… Peut-être que Daïan a réussi à s’échapper. Et peut-être que les Adorateurs de Numren veulent faire du chantage à Daïan en enlevant sa fille. C’est possible —ajouta-t-il—. Mais là, nous supposons beaucoup de choses. Enfin —il se racla la gorge—, comme disait Déria, ce n’est pas tout.
Je plissai les yeux, alarmée. Une autre surprise ?, me dis-je. À vrai dire, je commençais à en avoir assez de tant de surprises.
— Que s’est-il passé ? —demanda Aryès, l’encourageant à parler.
— Euh… Eh bien, voilà. En automne, Laygra et Murry sont apparus à Ato, avec une certaine Rowsin et un humain du nom d’Azmeth. Ils venaient te voir.
Je sursautai, stupéfaite, et je souris largement.
— Laygra et Murry sont là ?
— Non.
Une énorme déception m’envahit.
— Oh.
— En ne te trouvant pas au Cerf ailé, ton frère et ta sœur m’ont cherché. Je les ai invités chez moi et je leur ai expliqué que cela faisait des mois que je n’avais aucune nouvelle de toi, mais que, selon les rumeurs, tu étais partie de Kaendra après être restée à Aefna pendant plus d’un mois. Ils n’ont rien voulu dire à Kirlens. Ils ont dormi ici et ensuite ils ont décidé de partir à Kaendra te chercher parce qu’ils croyaient que tu avais des problèmes. Et il y a quelques semaines, ils sont revenus à Ato. Cette fois, il n’y avait plus que Laygra et Murry. Ils ont appris l’histoire d’Aléria et… je ne sais pas pourquoi ils se sont mis en tête que tu devais être allée à l’Île Boiteuse sauver ton amie.
Livide, je lançai un juron.
— Tu veux dire qu’ils sont partis seuls à l’Île Boiteuse ?
— Eh bien… sincèrement, je n’en sais rien. Du jour au lendemain, ils ont pris le chemin en direction du pas de Marp. Ils nous ont seulement laissé une lettre d’excuses et de remerciements très émouvante, qui m’a tout de même un peu irrité.
Laygra et Murry s’en allaient vers l’est, Kyissé était à Aefna, Corde entre les mains d’un Ashar… Saturée, je pris ma tête entre les mains pendant quelques secondes, puis je grommelai et me levai :
— Tout ceci me dépasse. Je suis trop fatiguée pour penser correctement.
Dol sourit et se leva.
— Alors, allons dormir. Il vaudra mieux que tu ne rumines pas trop tout ceci dans ta tête. L’important, aujourd’hui, c’est que vous soyez sains et saufs. Nous verrons bien ensuite pour Kyissé et les autres. Tout d’abord il faut se reposer.
Nous allâmes jusqu’à la porte et, Aryès et moi, nous sortîmes dans l’étroite allée bordée de haies.
— Bonne nuit, Shaedra —me dit Déria depuis la porte—. Bonne nuit, Aryès.
— Dormez bien —nous dit le semi-orc sur un ton serein.
Nous franchîmes le portail et nous le refermâmes. Il faisait nuit noire et un vent glacé soufflait. Les lanternes se balançaient, émettant des grincements inquiétants.
Aryès et moi, nous cheminâmes lentement, en remontant la côte. Frundis s’était assoupi, après avoir composé quelques strophes de sa chanson épique et Syu, emmitouflé dans sa cape, courait de-ci de-là dans la rue déserte, observant ce qui avait changé durant son absence.
J’essayai de ne penser ni à Aléria, ni à Murry et Laygra, ni à rien qui puisse me préoccuper. Après tout, je ne pouvais rien faire pour eux en ce moment. Eux aussi avaient une particulière habileté à se créer des ennuis, pensai-je, en soupirant.
— Ne pensons qu’aux choses positives —prononçai-je, en rompant notre silence méditatif—. Cela ne te semble pas merveilleux d’être de nouveau à Ato ? —Je levai un regard serein sur la nuit et mes yeux se posèrent sur l’éminent édifice construit au sommet de la colline—. La Pagode Bleue n’a pas changé.
— Et la Bibliothèque —approuva-t-il—. Et la Néria.
D’un commun accord, nous traversâmes la cour de la Pagode et nous nous promenâmes dans la Néria. Les jardins étaient magnifiques. Il n’y avait pas autant de fleurs qu’au printemps, mais les karoles, avec leurs délicats pétales blancs exhalaient encore un doux parfum dans l’air froid de la nuit.
— Quel silence ! —observai-je, en m’arrêtant devant la balustrade de la Néria. À part le grondement régulier et lointain du Tonnerre, on entendait à peine les bruits de la ville.
— Oui —murmura Aryès, près de moi.
Lentement, toute la tension accumulée pendant le voyage et durant la conversation avec Dolgy Vranc se réduisit à un léger bourdonnement. Et lentement aussi, Aryès me prit une main et je me tournai vers lui. Son visage serein et ses cheveux blancs comme l’hermine brillaient à la lumière de la Gemme.
— Mais il y a des silences qui n’en valent pas la peine —dit-il—. J’aimerais rompre ces silences-là.
Sans avoir besoin de le lui demander, je compris ce qu’il disait. Nous nous approchâmes l’un de l’autre à l’unisson et je levai les yeux sur son visage. Tout ceci m’aurait paru trop romantique, si je n’avais pas oublié de penser en sombrant dans ses yeux bleus. Ses lèvres rencontrèrent les miennes, humides et chaudes au milieu des rafales glacées de la Néria.
Le matin suivant, je fus réveillée par les coups de marteaux des ouvriers réparant les toits. J’ouvris les yeux et je vis ma chambre à la lumière du jour, aussi vide et mienne qu’elle l’avait toujours été.
Je me levai d’un bond et j’étais déjà habillée lorsque Syu sortit en bâillant des couvertures.
« Quel est ce bruit infernal ? », demanda-t-il.
Je souris, moqueuse. Syu faisait parfois des réflexions très similaires à celles de Frundis.
« On répare une partie du toit de l’auberge », expliquai-je. « J’ai une faim vorace, tu viens ? »
Le singe gawalt se gratta la tête paresseusement, mais, dès que j’ouvris la porte, il se faufila avec moi par l’ouverture et sauta sur mon épaule. À la cuisine, Wiguy préparait les petits déjeuners. Je lui souhaitai bonjour et je pris trois petits pains chauds qu’elle venait de sortir du four. Ma sœur me jeta un regard réprobateur.
— Il ne faut pas déjeuner autant le matin. Après tu auras mal au ventre toute la journée.
— Cela fait des semaines que je mange comme une pénitente —lui rappelai-je, tout en mastiquant énergiquement—. Ils sont excellents !
Elle roula les yeux et sourit.
— Je sais —répliqua-t-elle—. Alors ? Quels projets as-tu maintenant ? Partir à la recherche de quelque géant perdu dans la Forêt des Cordes ? Ou aller chercher cette petite fille à Aefna pour l’emmener au mausolée de ce clan ?
Je terminai d’avaler mon premier petit pain et je soufflai, amusée.
— Au château de Klanez —la corrigeai-je—. Eh bien, sincèrement, j’hésite. Je vais considérer sérieusement l’option du géant —lui promis-je en prenant un air théâtral—. Pour Kyissé, par contre, c’est déjà décidé.
— Bien sûr, parce que ce capitaine prétentieux avec qui j’ai parlé avant te l’a demandé, n’est-ce pas ? Il ne me plaît pas. C’est un arrogant.
J’arquai un sourcil.
— Vraiment ?
— Oui —affirma-t-elle. Je compris qu’il était inutile de discuter : lorsque Wiguy s’était formé une opinion sur quelqu’un, il était ensuite difficile de la faire changer d’avis.
Je voulus l’aider à la cuisine, mais elle fit non de la tête.
— Va parler à tes compagnons aux capes noires et dis-leur de ne pas rester collés à leurs chaises et d’aller visiter Ato. Ils me tapent sur les nerfs, ils sont assis depuis au moins deux heures. Je crois qu’ils t’attendent.
Je fis une moue, mais j’acquiesçai et je sortis de la cuisine. Effectivement, Kaota, Kitari, Ashli et le capitaine étaient assis à une table, vêtus de leurs capes noires, devant des brocs vides. Les habitués leur jetaient de temps en temps des regards furtifs et je remarquai qu’il y avait même plus de monde que d’habitude : quelques curieux passaient par là pour voir les dumbloriens. Et, à en juger par les commentaires que j’entendis, en m’approchant de leur table, je compris que tout le monde savait déjà qu’ils faisaient partie d’une garde spéciale appelée la Garde Noire.
— Bonjour —leur dis-je, joyeusement, en arrivant auprès d’eux—. Vous avez déjà déjeuné ?
— Cela fait deux heures —acquiesça le capitaine.
— Nous ne sommes pas habitués à tant de lumière —expliqua Kitari.
Je souris.
— Et où sont Dashlari et les autres ? —demandai-je.
— Ils se promènent à Ato —répondit le capitaine Calbaderca. Alors, il se redressa—. Il y a de plus en plus de monde ici. Sortons.
Les trois Épées Noires se levèrent et nous nous dirigeâmes vers la porte, suivis par des dizaines de regards. Je tendais la main vers la porte lorsque, soudain, celle-ci s’ouvrit. Nart apparut sur le seuil. Il me vit, il se racla la gorge et prit un ton solennel.
— Shaedra Ucrinalm Hareldyn, tu es convoquée à la Pagode Bleue. Sur-le-champ —précisa-t-il, puis il sourit largement—. Salut, Shaedra, comment vas-tu ?
Une fois la surprise passée, je souris et je remarquai sa tunique bleue.
— Tu as été nommé porte-parole de la Pagode ! —soufflai-je, stupéfaite.
Nart prit un air faussement modeste.
— Oui. Après tous les services rendus à Ato, on me devait bien quelque récompense —répliqua-t-il. Il reprit alors une mine plus sérieuse—. Tu viens ? La maîtresse Kima veut te voir.
Je fronçai les sourcils.
— La maîtresse Kima ? C’est qui ?
Nart se racla la gorge.
— C’est la remplaçante du maître Dinyu. Tu étais censée étudier avec elle.
Je soupirai.
— Alors, je vais m’excuser et je lui dirai que j’ai été… un peu occupée.
Soudain, on entendit une porte s’ouvrir en coup de vent et Wiguy sortit de la cuisine en rouspétant.
— Par l’amour de Ruyalé ! Arrêtez de parler et fermez cette porte, tout le froid entre dans la taverne. —Elle s’arrêta net en voyant Nart et prit une mine grognonne—. Évidemment. Ça ne pouvait être que toi. —Elle me regarda, l’ignorant totalement—. Ferme la porte en sortant, Shaedra.
Elle fit demi-tour et rentra dans sa cuisine à grandes enjambées.
— À ce que je vois, elle et toi, vous êtes toujours aussi bons amis que d’habitude —observai-je, tandis que nous sortions de la taverne.
— Euh… En fait, c’est un désastre —avoua Nart.
— Eh bien, je te présente Ashli, Kaota, Kitari et Djowil Calbaderca, capitaine de la Garde Noire à Dumblor —lui dis-je—. Voici Nart —ajoutai-je.
— Enchanté de vous connaître. Je suis Nart Hénélongo, cékal de la Pagode Bleue —L’elfe noir se présenta, en joignant les mains en signe de salutation respectueuse.
— Enchanté —répondirent les Épées Noires. On les sentait un peu perdus face à toute cette étrange gestualité.
— Où sont Mullpir et Sayos ? —demandai-je, alors que nous montions la côte vers la Pagode.
— Oh. Tous deux sont avec un maître Sentinelle à parcourir le pas de Marp —répondit Nart.
Je décelai une pointe d’envie dans sa voix et je devinai qu’il aurait aimé être avec ses deux vieux amis. Il était très probable que son père orilh l’ait fait nommer porte-parole de la Pagode, précisément pour qu’il ne parte pas.
Lorsque j’arrivai devant les escaliers extérieurs de la Pagode, je jetai un coup d’œil discret vers le toit. Là, en quelque part, la boîte de tranmur était cachée. À moins que Lénissu ne soit déjà passé la récupérer cette nuit… Je me tournai vers le capitaine Calbaderca.
— Je suppose que je ne mettrai pas longtemps, mais ce n’est pas la peine que vous m’attendiez. Vous pouvez aller visiter Ato. Il y a des endroits magnifiques. Vous pouvez commencer par la Néria. Ou par la rue de l’Érable.
L’idée ne paraissait pas enchanter le capitaine.
— Nous avons décidé que nous quitterions Ato demain matin —déclara-t-il.
J’écarquillai les yeux et je me sentis abattue. Bien sûr, j’avais envie de savoir si Kyissé allait bien, mais quitter Ato alors que je venais tout juste d’arriver… Enfin. Il fallait croire que je n’aimais pas être bousculée. J’allais finir par ressembler au maître Aynorin, pensai-je, amusée.
— D’accord —fis-je—. Je le communiquerai à la maîtresse Kima —ajoutai-je, tout en me demandant comment diables serait cette maîtresse. C’était peut-être une harpie récalcitrante et totalitaire prête à m’expulser définitivement de la Pagode en raison de mon comportement indigne. Mais il se pouvait aussi que ce soit une maîtresse sympathique qui voulait juste me voir pour me demander aimablement combien de temps je pensais passer hors d’Ato à sauver des Fleurs du Nord et à parcourir la Terre Baie.
J’entrai dans la Pagode Bleue avec Nart. Avant de passer le seuil, Syu descendit de mon épaule et déclara qu’il allait voir s’il y avait quelque chose d’intéressant au marché ce jour-là, comme par exemple des friandises ou des fruits secs. La Pagode était inchangée. Au rez-de-chaussée, je reconnus dans une des salles le maître Yinur qui réalisa une légère salutation de la main en me voyant et tous les nérus se tournèrent vers moi, avec curiosité. Parmi eux, se trouvait Taroshi. L’empoisonneur professionnel, pensai-je, avec une certaine rancœur.
— Je crois que maîtresse Kima est au premier étage —murmura Nart—. Bon, je retourne à mon bureau.
J’arquai un sourcil.
— Tu as un bureau ? —m’étonnai-je.
— Oui, mais sans poêle ni cheminée —soupira Nart—. C’est pour ça que j’essaie de ne pas y rester trop longtemps sans bouger. Les risques du métier —ajouta-t-il, amusé—. Bonne chance ! Après, passe par mon bureau pour me raconter en détail tes aventures, on dit que tu as même réussi à entrer au palais du Conseil de Dumblor, c’est vrai ?
— Non, je ne suis pas entrée au palais de mon plein gré, on m’y a fait entrer —rectifiai-je.
Nart me signala du doigt.
— Impressionnant. Tu passes par mon bureau, promis ?
Je souris.
— Promis.
Une fois au premier étage, je jetai un coup d’œil dans les différentes salles et je finis par trouver la bonne. Là, se tenait Aryès, debout, face à une elfe noire aux yeux rouges qui, assise sur le parquet, lisait attentivement un livre à la lumière d’une lanterne.
Aryès m’adressa un regard éloquent et je m’approchai de lui, en saluant comme il se devait une maîtresse de la Pagode. Lorsqu’un disciple était convoqué, le maître était censé parler le premier, aussi, j’attendis, en me demandant depuis combien de temps Aryès était là. Comme Syu était parti au marché et que j’avais laissé Frundis dans ma chambre, l’attente me parut interminable.
J’essayai en vain de deviner quel livre lisait l’elfe noire. Puis je me consacrai à compter les raies du parquet, en me demandant si un maître avait déjà osé se comporter d’une façon aussi ridicule. Finalement, je pensai à ce qui s’était passé la veille et je m’empourprai légèrement. Soudain, j’entendis des claquements de langue et il s’en fallut de peu que je ne pousse un cri nerveux.
« Shaedra ? », me dit Zaïx.
« Zaïx ! Démons, grâce aux dieux », soufflai-je mentalement. « Tu as des nouvelles de Spaw ? »
« Bien sûr. Tu veux parler avec moi uniquement parce que j’ai des nouvelles de la petite fille, hum ? » J’allais répliquer, mais il poursuivit aussitôt, abandonnant son ton de reproche : « Elle est vivante et en pleine forme, d’après Spaw. C’est une explosion de Sréda. »
Ma respiration s’interrompit.
« Quoooi ? Lu ne l’a tout de même pas transformée en démon, n’est-ce pas ? », m’alarmai-je.
« Non, rassure-toi », fit Zaïx en riant. « C’était une plaisanterie. Je dis simplement que la petite Kyissé est vivante. Ah, et Spaw a insisté pour que tu l’attendes à Ato. Et que tu ne passes pas par Aefna. Il a dit que c’est lui qui irait avec elle à Ato. »
« À Ato ? », soufflai-je mentalement, abasourdie.
« Bon, je crois qu’il a eu quelques soucis avec des connaissances et il a dû quitter Aefna », expliqua Zaïx sur un ton léger. « Il m’a aussi prié de te rappeler que tu ne pouvais rien dire aux autres, pour qu’ils ne croient pas que tu aies des pouvoirs de prophétesse. Et voilà ! », annonça-t-il.
« Merci, Zaïx », dis-je. Mais je crois qu’il ne m’entendit pas parce qu’il s’était déjà retiré.
Alors comme ça, Spaw était en chemin pour Ato, me dis-je, un peu altérée. Quel genre de problèmes avait-il eu exactement à Aefna ? Peut-être s’agissait-il de ces démons qui le cherchaient à Dumblor et qui avaient décidé de ne pas le laisser tranquille tant qu’ils ne se seraient pas vengés. Cela se pouvait. Mais, pourquoi allait-il à Ato, s’il ne savait pas où je me trouvais ? Croyait-il que Nawmiria Klanez vivait à l’est de la Terre Baie ? Peut-être vivait-elle à Ato et tout s’arrangerait-il en un après-midi, me dis-je, sarcastique. Évidemment, la mission du capitaine Calbaderca consistait à la conduire jusqu’au château de Klanez… Mais chaque chose en son temps. Plus tard, je pourrais toujours le convaincre de ne pas l’emmener.
J’entendis soudain une voix devant moi et je sursautai, apeurée. Je soufflai, me souvenant de l’endroit où je me trouvais et je regardai la maîtresse Kima. Son visage ne m’était pas inconnu, me dis-je, tout en l’écoutant.
— C’est ainsi que j’ai attendu que mes deux disciples apparaissent —déclara-t-elle—. Je crois qu’il est juste que vous attendiez un moment que votre maîtresse s’occupe de vous.
Je réprimai une moue. Cela commençait mal. Notre maîtresse se leva et je constatai qu’elle était assez petite pour une elfe noire.
— Vous êtes des kals d’Ato —déclara-t-elle—. Vous avez certaines responsabilités et l’une d’elles est d’obéir à vos maîtres et de servir Ato. Croyez-vous avoir rempli vos obligations ces derniers mois ?
— Non, maîtresse Kima —répondîmes-nous. En tout cas pas comme pagodistes, complétai-je mentalement.
— Et croyez-vous qu’en se comportant de la sorte vous honoriez le nom de la Pagode Bleue ?
— Non, maîtresse Kima.
— Vous vous considérez encore comme des pagodistes d’Ato, n’est-ce pas ?
— Oui —répondîmes-nous avec franchise.
— Alors, expliquez-moi. Pourquoi avez-vous mis si longtemps à revenir du Tournoi d’Aefna ?
Je sentis le regard rapide que me jetait Aryès et je soupirai profondément. Il allait encore falloir donner des explications. Et cette fois, j’allais devoir créer une histoire plus cohérente… Alors, soudain, j’eus comme un déclic et une question stupide m’échappa :
— Maîtresse Kima ! Vous êtes la mère de Runim, la bibliothécaire ?
Aussitôt je me rendis compte que j’avais gaffé. Pourtant, j’aperçus un sourire sur le visage de l’elfe avant que celle-ci ne l’efface et ne reprenne l’imperturbable masque de la justice. Mais cela avait suffi : en réalité, maîtresse Kima n’était pas si terrible qu’elle voulait le laisser paraître devant ses deux disciples égarés.
Lorsque j’eus répété à Nart la même histoire que nous avions contée Aryès et moi à la maîtresse Kima, je lui dis au revoir, je m’emmitouflai dans ma cape violette et je sortis de la Pagode seule. Aryès s’était éclipsé et avec raison : répéter sans cesse la même histoire finissait par être profondément ennuyeux.
Dehors, le ciel était totalement couvert et il flottait dans l’air un brouillard glacé. Malgré le froid, Ato grouillait de vie. Le marché était bondé, plusieurs personnes se promenaient sur les toits avec clous et marteaux et, à la Néria, je vis le Daïlerrin énoncer son discours hebdomadaire aux habitants qui voulaient l’entendre. Bien sûr, me dis-je, nous étions le deuxième Lubas de Corale.
Curieuse, je m’approchai de la Néria espérant que le Daïlerrin déclare qu’un groupe de mercenaires s’était proposé pour aider Daïan et sauver Aléria… Mais, comme l’avait bien dit Dol, cet espoir était plutôt vain.
J’entendis soudain une exclamation derrière moi.
— Shaedra !
Je me retournai et je restai bouche bée.
— Galgarrios ? —Je l’observai un bref instant, puis j’éclatai de rire tandis qu’il s’arrêtait devant moi, le visage rayonnant d’un authentique bonheur—. Tu as grandi comme une katipalka au printemps !
Le caïte blond m’adressa un franc sourire, mais je remarquai une certaine indécision.
— Toi aussi, tu as changé —observa-t-il—. Quoique tu n’aies pas beaucoup grandi —ajouta-t-il, en souriant.
Je fus heureuse de voir que Galgarrios, malgré sa taille, n’avait pas changé sur le principal et je souris, émue.
— Je suis contente de te voir, Galgarrios.
Je le serrai dans mes bras. Il me dépassait de plus d’une tête, constatai-je, impressionnée.
— Bon, maintenant que tu es de retour à la maison, j’espère que tu ne vas pas repartir.
Son ton était interrogatif. Je lui adressai une moue comique.
— Moi aussi, je l’espère. Mais parfois les vents tournent très brusquement —l’avertis-je.
Une autre exclamation s’entendit alors. Comme une vague, tous mes compagnons har-karistes arrivèrent : Sotkins, Kajert, Révis, Laya et Zahg. Tous se réjouirent de me voir et me criblèrent de questions. Entre les commentaires de Laya et les questions inquisitrices de Sotkins, nous ne nous aperçûmes pas du bruit que nous faisions jusqu’à ce qu’un des secrétaires du Daïlerrin se racle la gorge, s’arrêtant près de nous.
— S’il vous plaît, un peu de respect. On vous entend depuis la Néria et le Daïlerrin est en plein discours.
Nous nous empourprâmes tous et nous nous excusâmes. Lorsque le secrétaire se fut éloigné, Sotkins soupira.
— Notre nouveau Daïlerrin est sûrement en train de parler des magnifiques bienfaits de sa politique d’amitié avec la Pagode de la Lyre.
— Le nouveau Daïlerrin ? —répétai-je, stupéfaite. Et je plissai les yeux pour voir le visage de l’elfe noir qui parlait, vêtu d’une longue tunique blanche—. Eddyl Zasur est déjà parti ?
— Oui —affirma Laya—. Apparemment, il avait des problèmes de santé et il est parti à Neiram.
— Respirer l’air de l’océan Dolique —compléta Zahg, sur un ton légèrement moqueur—. Maintenant nous avons Keil Zerfskit.
J’ouvris grand les yeux en entendant le nom, mais à cet instant un large sourire se dessina sur le visage de Zahg.
— Aryès Domérath ! —Je me tournai et je vis le kadaelfe qui s’était éloigné de la Néria et nous rejoignait—. Toi, tu as vraiment changé !
Ils souhaitèrent la bienvenue à Aryès et nous nous éloignâmes de la Néria pour ne pas déranger davantage le Daïlerrin et son auditoire.
— Comme disait Zahg —enchaîna Sotkins—, notre nouveau Daïlerrin n’est autre que Keil Zerfskit, l’héritier de Farrigan.
Et le demi-frère du maître Aynorin, ajoutai-je pour moi-même. On entendit les cloches du Temple sonner et, soudain, Laya sursauta, horrifiée.
— Par tous les dieux ! Nous avons cours avec la maîtresse Kima. Nous allons arriver en retard !
Angoissée, elle se précipita vers la Pagode, elle s’arrêta, se retourna et nous dit :
— Je suis contente de vous revoir par ici, Shaedra et Aryès ! Révis, Kajert, Galgarrios, dépêchez-vous. Les autres kals sont sûrement déjà arrivés.
— La maîtresse Kima est une fanatique de la ponctualité —nous dit Révis pour toute explication, avant de se diriger vers la Pagode.
— Runim devait bien tirer de quelqu’un ce caractère si perfectionniste —marmonna Zahg, amusé, tandis que Laya et Galgarrios alarmés grimpaient les escaliers de la Pagode Bleue suivis de Révis et Kajert—. Vraiment, je préfère mille fois le maître Dinyu à cette maîtresse —poursuivit l’elfe noir—. Kima a étudié le har-kar autant que nous ou même moins. Et je crois qu’elle ne sait pas grand-chose non plus sur l’énergie bréjique —ajouta-t-il, en s’adressant à Aryès—. Je crains qu’elle ne dure pas longtemps à son poste.
Les gens qui avaient écouté le Daïlerrin commençaient à se disperser sur la place, commentant le discours et retournant chez eux ou à leurs occupations. Sotkins déclara qu’ils avaient encore du temps libre et nous nous assîmes sur un banc pour bavarder malgré le froid.
— Alors, vous êtes déjà cékals ? —leur demandai-je.
La bélarque eut un sourire satisfait.
— Ouaip. J’ai même reçu les éloges des maîtres de la Pagode —se vanta-t-elle, épanouie.
— Mais je crois que le nouveau Daïlerrin n’a pas compris à quoi servaient les cékals —grommela Zahg—. Ce maudit Zerfskit a décidé de nous envoyer avec notre nouveau maître et d’autres cékals à Yurdas, à la Pagode de la Lyre, pour que nous apprenions à mieux nous connaître, selon ses dires. —Il laissa échapper un petit rire sarcastique et prit une mine mécontente—. On dit que cette ville est terriblement ennuyeuse.
— D’après le Daïlerrin, il s’agit d’un échange pour renforcer les liens entre les Pagodes —expliqua Sotkins, en maugréant—. Je déteste les formalités.
Alors, ils commencèrent à nous raconter les nouveautés d’Ato et, Aryès et moi, nous les écoutâmes avec intérêt, nous rendant compte qu’il s’était passé beaucoup de choses en quelques mois. Telle cordonnerie avait fait faillite, Taetheruilin avait fabriqué une magnifique épée pour un prince d’Iskamangra, le tremblement de terre avait terrifié Ato, la fête estivale de Mussarre avait occasionné beaucoup de grabuge… Nous nous moquâmes aussi de la polémique entre le Daïlorilh et un autre orilh, l’un soutenant qu’arrivait un Cycle de la Bonté, l’autre, un Cycle des Glaces. Nous parlions peut-être depuis une demi-heure lorsqu’un tiyan vêtu d’une tunique vert bleuté assez extravagante apparut. Derrière lui marchait, imposante, la terrible Yeysa.
— Notre maître —déclara Sotkins, en réprimant une moue railleuse.
— Il a l’air sympathique —observa Aryès, en penchant la tête sur le côté.
— Si vous saviez toutes les bêtises qu’il raconte… —murmura Sotkins—. Mais ceci n’est pas le pire —ajouta-t-elle, à voix basse—. Le pire, c’est que nous avons la vache dans notre groupe.
Je réprimai un sourire compatissant et, après leur avoir souhaité une bonne leçon, je les observai s’éloigner vers leur maître et Yeysa. Cette dernière avait toujours la même tête de brute que d’habitude, pensai-je.
Une fois que nous fûmes seuls, Aryès et moi, je laissai échapper un soupir.
— C’est tranquillisant de penser que nous avons tous nos petits problèmes —dis-je, tout en ramassant Frundis derrière le banc. Des sons mélodieux d’accordéon traversèrent mon esprit.
— C’est aussi tranquillisant d’entendre dire que les nôtres sont de petits problèmes —répliqua Aryès avec une moue amusée.
— Boh, ne crois pas —dis-je, sur un ton léger—. Les choses s’améliorent. J’ai des nouvelles de Kyissé : elle est totalement guérie —annonçai-je. Aryès souffla, heureux et soulagé—. Mais nous avons un problème —ajoutai-je avant qu’il ne fasse de commentaire—. Le capitaine veut partir demain pour Aefna, or il se trouve que Spaw a quitté Aefna pour Ato et il veut que nous l’attendions ici.
Aryès demeura songeur quelques secondes.
— Et bien sûr, nous ne pouvons rien dire de tout cela.
— Non —soupirai-je—. On ne nous croirait pas. Quoique… —Je me tapotai les lèvres de l’index—. Tu crois que je peux faire croire au capitaine que j’ai eu une vision divine ? Après tout, nous sommes les Sauveurs…
— Une idée fantastique —approuva Aryès, moqueur—. Et tant qu’à faire, tu le convaincs de retourner dans les Souterrains et d’oublier l’expédition Klanez —Il secoua la tête—. Je crains que ce soit impossible. Mais pour parler sérieusement, nous pouvons toujours partir vers Aefna. Si Spaw a déjà quitté la capitale, peut-être qu’il n’est pas très loin et que nous pourrons le croiser en chemin. Je crois que ce sera le mieux.
Je haussai un sourcil narquois.
— Dire que Spaw voyage en passant par la route, c’est beaucoup supposer —répliquai-je—. Spaw a parfois de drôles d’idées. Surtout qu’apparemment il est poursuivi par des dém… —Je m’interrompis d’un coup et j’inspirai profondément. La place était déserte en ce moment, d’accord, mais mieux valait prendre l’habitude de ne pas trop parler, me sermonnai-je.
Aryès avait froncé les sourcils, comprenant que je faisais allusion aux démons qui avaient pourchassé Spaw à Dumblor… avant que celui-ci se télétransporte à la salle des cérémonies du palais bondée de monde.
— J’espère qu’il sait ce qu’il fait en emmenant Kyissé avec tous ces gens à ses trousses —médita-t-il finalement.
— Hmm —acquiesçai-je. Et je fis une moue, m’imaginant Spaw, Kyissé sur les épaules, courant alors que des démons vindicatifs le poursuivaient.
— Au fait —dit Aryès, en me ramenant à la réalité—, j’ai réfléchi… —J’arquai un sourcil, feignant d’être impressionnée, et il roula les yeux—. Je me demande comment diables nous allons trouver les grands-parents de Kyissé. S’ils vivent dans une ville, peut-être que ce ne sera pas si difficile, mais s’ils vivent cachés dans les montagnes…
Aryès avait raison. Si Nawmiria et Sib vivaient en quelque lieu retiré, peut-être mettrions-nous des années à les trouver, pensai-je, découragée. Cela valait-il la peine de se préoccuper de deux Klanez que nous ne trouverions peut-être jamais ?
— Boh —soufflai-je finalement, écartant toutes pensées de mon esprit—. C’est Lénissu qui a promis de conduire Kyissé à ses grands-parents, pas moi. Je ne vais pas voyager par toute la Terre Baie et traîner Kyissé partout. —Je marquai une pause, en me mordant la lèvre, songeuse—. L’idéal, ce serait que le capitaine Calbaderca et Lénissu partent ensemble à la recherche des grands-parents. Après tout, ce n’est pas pour rien qu’ils sont tous les deux capitaines.
De fait, les Ombreux n’appelaient-ils pas Lénissu, capitaine Bottebrise ? Eh bien, que les deux capitaines s’en aillent chercher Nawmiria, Corde et tout ce dont ils avaient envie et qu’ils laissent Kyissé tranquille, pensai-je.
Aryès s’esclaffa.
— À la fin, nous allons en avoir assez de tant d’histoires et nous allons tous les envoyer au fleuve frire des crapauds.
— Peut-être bien —approuvai-je—. Kyissé a déjà suffisamment été tourmentée par la Feugatine et ses amis pour que, nous aussi, nous la tourmentions avec des grands-parents qu’elle n’a jamais vus —argumentai-je—. Et nous sommes loin d’Ato depuis des mois. Parfois, il faut se calmer. Je me souviens de ce qu’a dit Frundis un jour : plus on court de toutes parts, plus le savoir s’égare et ne trouve sa place nulle part.
« Bonne mémoire », dit Frundis sur un ton approbateur. Il avait adouci sa musique d’accordéon, en remarquant qu’on parlait de lui.
— Un proverbe qui ressemble presque à une énigme —observa Aryès, avec amusement.
— Les proverbes de Frundis sont un peu longs —admis-je.
« Mais ils sont harmonieux », rétorqua immédiatement le bâton l’air grave, convaincu que ses proverbes étaient à tout le moins plus élaborés que ceux de Syu.
— Il y a une autre chose dont je ne t’ai pas encore parlé —dis-je alors, en m’en souvenant—. Il s’agit de Martida…
Je m’interrompis, en voyant une silhouette encapuchonnée apparaître sur la place. Sa démarche attira mon attention. J’écarquillai les yeux. Elle se dirigeait vers nous. Alors, je parvins à voir les yeux violets et je me levai d’un bond.
— Mais tu es devenu fou ? —demandai-je, atterrée.
Lénissu grimaça.
— Peut-être. Je ne trouve pas la boîte de tranmur —répondit-il pour toute explication.
À cet instant, un flocon de neige tomba du ciel, virevoltant dans l’air.
— Quelle histoire ! —soupirai-je, assise sur le rebord de la fenêtre—. Tu as vraiment regardé dans tous les recoins de tous les étages ?
Nous nous étions réfugiés dans ma chambre du Cerf ailé, en passant discrètement par la cour des sorédrips. Lénissu éternua bruyamment avant de répondre.
— De tous —assura-t-il—, excepté tout en haut. Tu ne vas pas me dire que tu es grimpée jusqu’au sommet de la Pagode pour cacher la boîte ? —fit Lénissu, incrédule.
— Je ne crois pas —admis-je.
— Tu n’en es pas sûre ?
Je laissai échapper un grognement.
— Non. Lorsque je l’ai cachée, l’anrénine essayait de me tuer et je n’étais pas précisément en mesure de penser avec clarté. Mais je crois que je ne me serais pas risquée à grimper tout en haut. Je ne me souviens pas bien de ce que j’ai fait cette nuit-là —avouai-je, un peu embarrassée—. Je te le jure. J’étais comme dans un nuage.
— Si tu te sentais si mal, pourquoi se compliquer la vie à cacher une boîte que tu pouvais parfaitement laisser sur ta terrasse favorite ? Quelle idée ! —grommela mon oncle.
— Lénissu, ce n’est pas sa faute —intervint Aryès, assis sur la chaise—. Que tu sois de mauvaise humeur parce que tu ne trouves pas la boîte, passons, mais rejeter la faute sur les autres n’avance à rien.
— Sans mentionner que j’ai précisément changé la boîte de place parce qu’on allait nettoyer la terrasse —me défendis-je, en me faisant les griffes, tandis que je contemplais du coin de l’œil la neige qui recouvrait lentement les toits. Où diable était donc cette boîte ?
— Pardon, Shaedra —soupira Lénissu—. Ce n’est pas ta faute. Je me rends compte à présent de ma bêtise. Je n’aurais jamais dû sortir cette boîte de Dathrun.
Je fus blessée par ce manque de confiance, mais, d’une certaine façon, je le méritais. Non seulement j’avais utilisé cette boîte pour un pacte avec Drakvian, mais en plus je l’avais cachée et perdue… Je fis une moue. Lénissu avait une nièce des plus efficaces.
— Pardonne-moi, oncle Lénissu, parfois, je suis un désastre —dis-je, un peu contrite—. Mais ne te tracasse pas. Nous trouverons la boîte —lui assurai-je, en essayant de lui remonter le moral.
— Par curiosité, qu’est-ce que cette boîte contient exactement ? —demanda Aryès, en essayant de ne pas paraître trop indiscret.
Lénissu éternua trois fois de suite dans son mouchoir et je me laissai glisser jusqu’au sol, les sourcils froncés.
— Ne réponds pas tout de suite à Aryès —dis-je, menaçante—. Je vais te préparer une infusion chaude.
— Alors, toi non plus, tu ne sais pas… ? —s’étonna Aryès.
— Non —avouai-je, la main sur la poignée de la porte—. Attendez-moi, hein ?
J’ouvris la porte et en voyant que Lénissu était sur le point d’éternuer de nouveau, je la refermai précipitamment de peur qu’on ne l’entende dans toute la taverne.
Il n’y avait personne dans la cuisine à ce moment. Ce n’était pas encore l’heure du repas, mais la soupe était déjà en train de chauffer. Wiguy devait être avec ses amies et Kirlens devait sans doute jouer sa partie journalière. En essayant de ne pas faire de bruit, j’écartai la marmite de soupe et je fis chauffer de l’eau. Je rentrai dans le garde-manger et je m’arrêtai devant les sachets d’herbes aromatiques. Au milieu, je trouvai des petits bocaux de plantes médicinales. Je choisis deux feuilles de l’un des bocaux, je les sentis et j’approuvai de la tête. De retour à la cuisine, je jetai les feuilles dans l’eau qui commençait à bouillir. Je remplis un bol avec l’infusion, je pris un plateau, je le remplis de victuailles et je replaçai tout comme je l’avais trouvé avant de remonter les escaliers jusque dans ma chambre.
Je frappai à la porte avec ma botte et Aryès m’ouvrit. En voyant les mets que je lui apportais, le visage de Lénissu s’illumina.
— Ça, c’est un repas ! —s’exclama-t-il, tout en tendant les mains vers le plateau, affamé.
Souriant jusqu’aux oreilles, mon oncle prit la fourchette et commença à manger.
— Où est Miyuki ? —demandai-je, en me rasseyant sur le rebord de la fenêtre. Les toits étaient de plus en plus blancs.
— Elle est partie à Kaendra.
La surprise faillit me faire perdre l’équilibre, mais je me retins en enfonçant mes griffes sur le bord de la fenêtre.
— À Kaendra ? —demanda Aryès, étonné.
— C’est ce qu’elle m’a dit —acquiesça Lénissu, en arrachant un bon morceau de pain avec les dents.
Je fronçai les sourcils.
— Miyuki a déjà été à la Surface, n’est-ce pas ?
— Il y a des années —acquiesça-t-il, laconique. Une ombre passa sur ses yeux. À cet instant, l’expression de son visage me fit penser à Kwayat. Il se racla la gorge—. Bon, nous parlions de la boîte.
— La boîte —approuvai-je—. Oui, et après je te parlerai de Martida.
Lénissu eut un léger soubresaut, puis il fit une moue embarrassée.
— Elle t’a parlé de notre marché, n’est-ce pas ?
— Oh, oui, le marché —confirmai-je—. Et toi, lui as-tu déjà expliqué pour Corde ?
Lénissu roula les yeux.
— Bien sûr —répliqua-t-il—. Je lui ai dit dès qu’elle me l’a demandé.
— De quoi parlez-vous ? —intervint Aryès, perdu.
Nous le lui expliquâmes brièvement et le kadaelfe demeura méditatif un bon moment, tandis que, Lénissu et moi, nous commentions quelques points sur la vie de Jaïxel et des Hullinrots.
— Si vous voulez connaître mon opinion… —dit-il alors—, le marché ne me convainc pas du tout. Cela ne te dérange vraiment pas que Martida sonde ton esprit, Shaedra ?
Je haussai les épaules.
— Ce n’est pas mon esprit. C’est le phylactère de Jaïxel.
— Il se trouve dans ton esprit —objecta-t-il.
Je m’agitai, mal à l’aise.
— Oui.
Nous échangeâmes un regard. Il était clair que l’idée que Martida utilise des sortilèges bréjiques dans ma tête ne lui plaisait pas. Et il connaissait beaucoup mieux la bréjique que moi…
— Tu crois vraiment qu’il peut y avoir un risque ? —demanda Lénissu, soudainement préoccupé. Il avait posé le plateau sur la table, après avoir pris l’infusion et il avait l’air moins enrhumé.
— Je ne le sais pas —avoua Aryès—. Marévor Helith disait que les Hullinrots étaient de très bons bréjistes. Peut-être que je suis trop méfiant.
— Martida ne veut pas lui enlever le phylactère —affirma Lénissu—. D’après elle, bien sûr. En principe, ce qu’elle veut, c’est seulement l’examiner. Tu crois que cela peut être dangereux ?
Aryès secoua la tête.
— Je n’en sais rien —reconnut-il—. La bréjique est souvent traîtresse. Mais avant toutes choses, il faudrait s’assurer que Martida ne veut que l’examiner.
Je frissonnai. C’était une mauvaise idée de se laisser examiner par quelqu’un en qui on n’avait pas une totale confiance… Avais-je une bonne raison pour me fier aveuglément à Martida au point de la laisser s’immiscer dans mon esprit ?, me demandai-je. Je m’étais laissée convaincre parce que Lénissu lui-même semblait avoir donné son approbation. Cependant… Lénissu aussi commettait des erreurs. Enfin, il était toujours temps de faire marche arrière, me rappelai-je.
— À vrai dire, moi, je pensais seulement qu’une fois que Martida aurait examiné le phylactère, ces maudits Hullinrots nous laisseraient enfin tranquilles —admit Lénissu, l’air sombre—. Martida a l’air d’une personne respectable, mais cela fait longtemps que je ne me fie plus aux apparences, j’aurais dû être plus prudent.
— Bon, peut-être que Martida est réellement une personne sincère —intervins-je—. Mais, revenons au sujet de la boîte, car c’est à cause d’elle que tu es rentré dans Ato. Là, franchement, tu aurais dû être plus prudent —observai-je.
Lénissu souffla, amusé.
— Ne viens pas me donner des leçons de prudence, chère nièce.
— J’ai pris une décision —dis-je—. Je vais aller chercher la boîte cette nuit même et, toi, tu vas rester dans ma chambre. Dehors, il fait un froid de mille démons.
Lénissu ne semblait pas convaincu.
— Et où vas-tu aller ? Maintenant, je connais le toit de la Pagode comme ma propre main. Tu ne vas pas la trouver là.
— Je vais essayer de me rappeler où je l’ai laissée —répliquai-je.
— Alors, quand tu t’en souviendras, c’est moi qui irai la chercher. Et si je ne la trouve pas, je te promets que je te laisserai fouiller tous les toits de tout Ato qui ont survécu au tremblement de terre.
Je l’observai attentivement.
— Cette boîte est si importante que ça ?
Lénissu fit une moue, mais il ne répondit pas. Alors Aryès intervint :
— Espérons qu’une nuit suffise pour la trouver. Le capitaine Calbaderca veut partir demain.
— Mais Spaw est en route pour Ato avec Kyissé —ajoutai-je.
Lénissu me regarda, stupéfait.
— Comment le sais-tu ?
Je m’empourprai, mais avant que je lui réponde, il se souvint sans doute de ce démon qui m’avait accueillie dans sa communauté.
— Hum… —Il réfléchit durant quelques secondes, puis il éternua de nouveau et grogna—. Maudit rhume.
J’avais pensé lui parler des Adorateurs de Numren et de Murry et Laygra, mais je compris que ce n’était pas le meilleur moment pour l’inquiéter davantage. Aussi, je m’écartai de la fenêtre.
— Allonge-toi et repose-toi —lui conseillai-je—. Ne te tracasse pas, je trouverai ta boîte.
Lénissu me jeta un regard sceptique, tandis que je me dirigeai avec Aryès vers la porte. Et curieusement, lorsque je me retournai, un sourire avait commencé à flotter sur ses lèvres.
— Corde, la boîte, la pierre bleue… Ces derniers temps, je perds tout.
Je réprimai une moue. À qui le dis-tu, pensai-je mentalement.
— Tant que tu ne te perds pas, toi —dis-je, moqueuse—. Tu n’as pas besoin que je t’apporte quelque chose ? Un peu plus à manger ?
— Non, j’ai mangé suffisamment —m’assura-t-il.
J’eus une idée et je souris. Je m’approchai et je laissai Frundis entres ses mains.
— Pour qu’il te tienne compagnie.
Sa moue surprise me fit sourire.
— Merci, ma nièce.
Lénissu leva une main en signe de salut et, Aryès et moi, nous sortîmes de la chambre. Lorsque je revins, cinq heures plus tard, je le trouvai, allongé dans mon lit, avec une très mauvaise mine. Je posai une main froide sur son front qui transpirait. Sa fièvre m’effraya. Il murmura quelque chose, mais je ne réussis à comprendre que deux mots : « notre boîte ».
* * *
L’épais rideau de neige me dissimulait totalement. Personne ne pouvait me voir et… moi, je ne pouvais voir personne.
Appuyée contre le mur de la Pagode, je fis un bond et je m’agrippai aux poutres du premier étage. Je grimpai et je jetai un coup d’œil. On voyait à peine les fenêtres et les balcons les plus proches. Je me laissai glisser sur le toit, en renforçant de nouveau le sortilège d’harmonies, au cas où.
Je passai plus d’un quart d’heure à fouiller le premier toit et ses recoins. Rien. Je passai au deuxième toit, en essayant de ne pas faire de bruit. Mes mains étaient engourdies par le froid, m’aperçus-je. Pourquoi n’avais-je jamais pensé à acheter des gants pour l’hiver ?
Syu avait eu raison de ne pas m’accompagner : mon expédition paraissait complètement inutile. Je parvins aux derniers toits de la Pagode sans avoir rien trouvé. J’allai même jusqu’au faîte… Finalement, je dus le reconnaître : la boîte de tranmur n’était pas là.
Je m’assis sur un des balcons et je me recroquevillai pour me protéger du vent. Je fis un effort de mémoire. Mais c’était comme essayer de poursuivre un rêve oublié. Où avais-je bien pu la mettre ?, me demandai-je. Qui pouvait bien avoir l’idée de cacher quelque chose et ensuite ne plus se rappeler de la cachette ?, grommelai-je mentalement.
À moins que quelqu’un l’ait prise.
Cette pensée s’était peu à peu insinuée dans mon esprit. Mais, qui pouvait bien se promener sur les toits de la Pagode et trouver la boîte par hasard ? À moins que moi, cette nuit-là, j’aie finalement décidé de la cacher à un autre endroit que la Pagode…
Alors, lentement, un souvenir ressurgit. Je m’y cramponnai, tentant de le reconstruire. Comme dans un rêve, je vis se dessiner une fenêtre dans ma pensée. Bien sûr !, me dis-je, le regard rivé sur la balustrade du balcon. J’avais caché la boîte à l’intérieur de la Pagode.
Je remontai jusqu’au deuxième étage, je rentrai mes griffes et je frôlai l’une des fenêtres. Je la poussai. Elle était fermée. Quoi d’étonnant, me dis-je, ironique. Je commençai à tâtonner les autres fenêtres. Toutes étaient petites, quoique suffisamment larges pour que je puisse m’y glisser. Mais évidemment toutes étaient fermées. Finalement, je trouvai ce que je cherchais : un balcon avec des jardinières garnies de karoles enneigées. J’hésitai. Derrière la porte qui donnait sur le balcon se situaient les appartements du Daïlerrin. Il allait être impossible d’ouvrir cette porte sans que le Daïlerrin se réveille…
Je tendis une main vers la porte et j’essayai de l’envelopper d’harmonies silencieuses. Tout en essayant de ne pas perdre la concentration, je tournai la poignée pour vérifier que la porte était fermée. Elle l’était. Je sortis alors un petit morceau de métal de ma poche. Daelgar se serait moqué de moi, pensai-je, en regardant mon instrument. Ce n’était pas optimal, mais cela ferait l’affaire.
Deux minutes plus tard, j’étais à l’intérieur de la Pagode Bleue, dans l’obscurité. Le vent s’infiltra, faisant virevolter des feuilles sur le bureau… Je refermai la porte, me fondis entre les ombres et me cachai près d’une armoire. J’attendis. La pièce dans laquelle je me trouvais était une sorte de bureau. On n’entendait que les craquements du bois sous les continuelles rafales de vent.
J’avais laissé la boîte de tranmur sur le haut d’une grande armoire, me souvins-je. Dans une pièce remplie de boîtes et de parchemins. Ce devait être la salle des registres de la Pagode, déduisis-je. Comment était-il possible que j’aie eu une idée aussi folle ? Je m’étonnais moi-même, mais à présent mes souvenirs étaient trop réalistes pour que je puisse croire que je les avais inventés.
Je fus sur le point de commettre une grave erreur. Je faillis me lever. Mais je me figeai en percevant un mouvement. Une ombre très légère en chemise de nuit blanche s’était arrêtée près de la porte du balcon. C’était une semi-elfe. Elle s’assura que la porte était fermée et s’éloigna. Silencieuse comme un fantôme, elle sortit de la pièce. Je supposai qu’elle ne m’avait pas vue, mais néanmoins j’attendis un moment qu’elle se soit éloignée.
Et si je me faisais attraper à l’intérieur de la Pagode à une heure indue et dans les appartements du Daïlerrin ? Je grimaçai. Mieux valait être prudente. Je me levai et je me dirigeai vers l’endroit où avait disparu la semi-elfe afin de m’assurer qu’elle ne me tendait pas de piège. Alors, je la vis, dans la pénombre, assise sur un lit. Cette fillette devait être la fille de Keil Zerfskit, présumai-je. Je promenai mon regard sur la pièce où je me trouvai et j’aperçus une porte. Elle devait conduire au couloir du deuxième étage. Je mis peut-être dix minutes à l’atteindre, m’enveloppant d’harmonies presque à chaque pas. J’avais toute la nuit pour m’emparer de la boîte, me dis-je, en essayant de me tranquilliser. Si je me faisais prendre, par contre, j’allais avoir de graves problèmes. J’entendis une inspiration qui n’était pas la mienne. Je me paralysai. Lentement, je me retournai.
La semi-elfe me contemplait, à moitié cachée derrière une plante. Elle tremblait de peur.
— Que les dieux me viennent en aide —murmurai-je.
— Qu… Qui es-tu ? —demanda la semi-elfe d’une petite voix.
Je levai les mains pour la tranquilliser, tout en lançant un sortilège harmonique pour déformer mon image à ses yeux.
— N’aie pas peur, je viens seulement récupérer quelque chose qui m’appartient.
Elle poussa un petit cri de frayeur.
— Tu es une âme changeante qui vient assassiner mon père ?
En d’autres circonstances, j’aurais éclaté de rire. Mais, à ce moment-là, sa question me sidéra.
— Quoi ? Non ! Tu ne m’as pas écoutée. Je suis désolée de t’avoir dérangée. Ne crie pas. Je cherche seulement un objet que j’ai laissé à cet étage et que j’ai oublié de reprendre.
Je tentai d’adopter un ton serein et franc.
— Tu es une fée ? —demanda alors l’elfe, avec une crédulité qui m’impressionna. Peu à peu, elle sortit de sa cachette—. Tu as une aura qui t’illumine comme une fée.
Avais-je vraiment l’air d’une fée ?, me demandai-je, curieuse. En tout cas, mon sortilège harmonique avait été efficace.
— Dors en paix —lui annonçai-je, en essayant de déformer ma voix—. Tu ne me reverras pas —lui promis-je.
— Attends ! —me dit-elle, tandis que je reculais prudemment—. Je connais les histoires. Toute personne qui voit une fée dans l’embarras et qui ne l’aide pas, meurt d’une mort atroce. Je t’aiderai à récupérer ton objet —déclara-t-elle d’une voix infantile.
Je réprimai un immense soupir d’exaspération. Mais ce n’était pas le moment de discuter, alors je réalisai un petit pas de danse et je chantonnai la fameuse phrase magique :
— Suis la fée et tu seras récompensée. Mais que personne ne nous voie —ajoutai-je.
— Personne ne nous verra —chuchota la fillette, tout en s’approchant—. Mon père est à un dîner avec le Mahir. La dernière fois, c’était presque le matin quand il est revenu. Où est cet objet ?
— Dans la salle des registres.
Elle acquiesça énergiquement, ouvrit la porte et je la suivis. Ma tige énergétique se consumait très doucement. En théorie, je pouvais maintenir l’illusion assez longtemps, mais tout dépendait de ma concentration… Le couloir était dans une obscurité complète. Il y avait plusieurs portes qui donnaient sur des salles et des chambres. Et sur la gauche, se trouvait la salle des registres.
La semi-elfe s’arrêta et me sourit.
— Attends-moi ici, fée —murmura-t-elle—. Je vais prendre la clé. Elle est sûrement dans la chambre de mon père.
Je supposai que le nouveau Daïlerrin avait préféré donner à sa fille la chambre avec balcon. Lorsque la fillette disparut, je restai immobile quelques secondes… La semi-elfe irait-elle maintenant avertir tout le monde qu’une voleuse s’était introduite dans la Pagode ? Je ne voulus pas courir le risque. J’insérai le morceau de fer dans la serrure et je commençai à le faire tourner comme me l’avait appris Daelgar… Je m’exaspérai un peu, l’illusion harmonique se défit… Alors la porte s’ouvrit. Je me glissai à l’intérieur et regardai autour de moi. Oui, c’était la pièce que je cherchais. Elle était très désordonnée. Il y avait plusieurs armoires, des rouleaux de parchemins, des boîtes classées… Je montai sur une table et, d’un simple coup d’œil, je la vis. La maudite boîte était là, me dis-je en souriant.
Je me hissai sur l’armoire, en essayant de ne pas laisser de marques avec mes griffes, je pris la boîte et je me dirigeai vers la fenêtre étroite. Je l’ouvris et je me faufilai sur le toit. Au même moment, la semi-elfe ouvrit la porte. Elle tenait une clé à la main. Je m’écartai prestement de la fenêtre et j’inspirai profondément, allongée sur le toit enneigé.
— Fée ? —demanda dans un murmure la voix déçue de la fillette.
Cela me fit de la peine de devoir l’abandonner d’une façon si peu élégante et il me vint une idée. Je me mis à chantonner tout bas un petit refrain :
Petite fée, viens près de moi,
fais un vœu et rendors-toi.
— Fée ? —Elle s’était approchée de la fenêtre et je pus clairement percevoir l’espoir qui brillait dans sa voix—. Je peux te revoir ?
— C’est ton vœu ?
— Non. —Il y eut un silence et elle dit alors, d’une voix si basse que je l’entendis à peine— : Je veux que mon père soit de nouveau heureux. Puisque les morts ne peuvent pas revivre.
Je fermai les yeux. Pourquoi diable avais-je eu l’idée des vœux ?
— C’est un vœu qui va au-delà de mes pouvoirs —répondis-je—. Par contre, toi, tu peux le rendre heureux.
— Moi ? Comment ?
Je me mis à fredonner :
Fais comme le lutin,
le jour, ris,
chante la nuit,
et aime la vie.
Mais jamais ne dis
que tu vis un lutin.
Adieu, mon amie !
Tout en chantant gaiement, je m’éloignai de la fenêtre et je m’enveloppai de nouveau d’harmonies. Je descendis les toits, chargée de la boîte.
* * *
Lorsque je franchis la fenêtre de ma chambre, Lénissu dormait encore. Syu, recroquevillé sur sa paillasse, se leva en m’entendant arriver.
« Comment as-tu trouvé la neige ? », demanda le singe, moqueur, en me voyant complètement trempée.
Je fis une moue. « Froide. »
Je laissai la boîte de tranmur sur la chaise, j’ôtai la cape et je me penchai vers mon oncle.
« Il a déliré pendant des heures », m’informa Syu, en se rapprochant et en s’asseyant au pied du lit.
« Il n’a plus de fièvre », observai-je, en passant une main glacée sur son front.
À cet instant, Lénissu ouvrit les yeux.
— Shaedra —fit-il, l’air surpris—. Que… ? —Il promena son regard sur la chambre et fronça les sourcils—. Oh. Il fait déjà nuit.
— Depuis quelques heures déjà —répondis-je—. Comment vas-tu ?
— Mieux —répondit-il, en se redressant—. Beaucoup mieux qu’avant.
Il s’assit sur le lit et, alors, il vit la boîte.
— Shaedra ! —s’écria-t-il, incrédule—. Je n’arrive pas à le croire.
Je souris et je lui passai la boîte. Mon oncle la prit avec tendresse, il la soupesa et dit, une pointe d’émotion dans la voix :
— Peux-tu allumer la lampe, s’il te plaît ?
Je tirai les rideaux et je fis ce qu’il me demandait. La lumière illumina la chambre. Lénissu retira le couvercle et je m’assis à côté de lui, curieuse.
Sous le couvercle, il y avait un collier noir et un autre couvercle avec une serrure. Lénissu prit le collier et le contempla quelques instants, comme pour vérifier que c’était l’authentique, avant de le poser sur le lit. Il commença alors à palper toutes ses poches. Je devinai qu’il cherchait la clé. D’une de ses poches, il sortit la pierre de lune, d’une autre, une petite boîte avec du fil et une aiguille, et il continua ainsi à sortir toutes ses possessions, me laissant abasourdie. Il avait une petite barre de métal, deux lettres, sûrement celles de Wanli et de Keyshiem, une sorte de petite longue-vue, une loupe, deux mouchoirs, des dards qui vibraient d’énergie brulique, une pierre de poudre pour faire du feu…
— Mais comment pouvais-tu dormir confortablement avec tant de choses ? —demandai-je, hallucinée, tandis que Lénissu continuait à chercher sa clé et à marmonner entre ses dents.
— Ahaha ! —dit-il alors—. La voilà, cette sacrée clé.
Il me montra une petite clé et l’introduisit dans la serrure. J’éprouvai un vif désir de savoir ce que la boîte contenait. Je me demandais vraiment ce que Lénissu pouvait bien garder là de si important. Mais ce que je découvris me surprit. La boîte était à moitié vide et, à première vue, je ne compris pas pourquoi elle pesait autant. Il y avait un petit livre à la couverture usée, un parchemin rouge méticuleusement enroulé, une enveloppe et une plaque circulaire aux reflets métalliques d’une dizaine de centimètres de diamètre.
— Tu vois —déclara Lénissu—. Ceci est tout ce qui reste de mon passé. —Il jeta un autre coup d’œil à la boîte et conclut— : Ce n’est pas mal du tout.
Il prit la plaque. C’était ça qui pesait vraiment, compris-je. Je sondai l’objet, intriguée. C’était une magara. Mais à quoi pouvait-elle bien servir… ? Lénissu ferma les yeux. Je l’observai et je me raclai la gorge.
— Jolie plaque —fis-je—. Mais à quoi sert-elle exactement ? Et pourquoi gardes-tu dans une boîte de tranmur une enveloppe, un parchemin rouge et un petit livre ?
Lénissu ouvrit les yeux et sourit.
— C’est assez mystérieux, n’est-ce pas ? —Je roulai les yeux—. Je vais t’expliquer. Le livre est un journal de voyages. Le parchemin rouge est… —il hésita— une sorte de brève étude quoique très intéressante. Et l’enveloppe contient une lettre destinée à la confrérie des Ombreux.
Son explication, au lieu d’apaiser ma curiosité, l’aviva.
— Et la plaque ? —demandai-je.
Lénissu tenait à présent la pièce métallique entre ses mains et il la regarda avec douceur.
— Ça, Shaedra, c’est le cœur d’Alingar. Avec lui, je peux savoir où se trouve Corde. Approximativement.
J’avalai ma salive de travers et je toussai, mon regard allant de la pièce métallique à Lénissu.
— Le cœur d’Alingar —répétai-je—. Et, ça aussi, tu l’as trouvé dans le donjon du Savoir ?
Le visage de Lénissu s’assombrit.
— Non. Le cœur d’Alingar, je l’ai volé à Derkot. Le Nohistra de Dumblor.
Je soupirai. Je m’en doutais. L’histoire de Corde remontait loin.
— C’est pour ça qu’il t’a banni ? —demandai-je.
— Non —dit une fois de plus Lénissu—. Bon. Ce n’était pas la raison principale.
— Lorsque j’ai parlé avec le Nohistra, il m’a dit qu’il ne t’avait jamais banni —observai-je, me rappelant soudain.
Lénissu haussa les épaules.
— Chacun a son point de vue. Combien de temps reste-t-il avant qu’il ne fasse jour ? Je voudrais te présenter un de ces objets.
Je souris.
— Cinq heures à peu près. Cela suffira ?
Lénissu fit une moue.
— Je crois que oui. Mais, il faut tout de même activer le cœur pour savoir où est Corde et je dois sortir deux heures avant l’aube pour une affaire.
J’arquai un sourcil, étonnée.
— Tu as besoin de beaucoup de temps pour activer le cœur ?
Lénissu laissa échapper un grognement.
— Ce n’est pas si facile de manipuler une relique —rétorqua-t-il—. Bon. Puisque nous parlons du cœur d’Alingar… —Il hésita—. Je veux te montrer quelque chose. Prends-le —me dit-il, en me tendant la pièce métallique.
J’écarquillai les yeux et Syu fit une grimace.
« Moi, à ta place, je ne le toucherais pas. », me dit le singe. « Je n’aime pas son aspect. »
Malgré son avertissement, je pris le cœur d’Alingar. Son contact était curieusement chaud.
Je souris et raisonnai : « Bon, il n’a pas l’air si mauvais, Syu. Parfois les apparences sont trompeuses. »
— Tu le sens ? —demanda Lénissu.
Je le regardai sans comprendre.
— Quoi ?
Mon oncle soupira et tendit une main sur la pièce métallique. Je sentis soudain une onde énergétique m’envahir. C’était un peu comme si Jirio m’avait lancé une décharge. Syu se racla la gorge ironiquement.
— Qu’est-ce que c’est ? —haletai-je.
— C’est l’énergie du cœur —dit simplement Lénissu—. Ce qu’il y a, c’est qu’il est un peu timide, parfois.
— Timide ? Lénissu, tu parles d’une magara —lui rappelai-je, sceptique.
— Euh… oui. Je veux dire que, parfois, le cœur ne fonctionne pas —expliqua-t-il, plus raisonnablement—. La dernière fois que je l’ai utilisé, il a échoué quatorze fois avant de s’activer. Tout de suite, il a l’air plus enthousiaste.
Je roulai les yeux. Lénissu parlait du cœur d’Alingar comme si c’était un être vivant. Il me prit la plaque des mains et la replaça dans la boîte de tranmur comme un enfant qui fait une collection de jolies pierres.
— Pour le moment, je t’ai parlé suffisamment du cœur —décida-t-il. Il sortit alors l’enveloppe et le parchemin. Il me regarda fixement et esquissa un sourire—. Je veux que tu me promettes quelque chose. Si je meurs, remets cette enveloppe à Neldaru Farbins.
Mon sang se glaça dans mes veines en l’entendant parler de la sorte.
— Comment ça, si tu meurs ? —répliquai-je, inquiète—. Tu ne peux pas me tromper, Lénissu, tu as déjà réussi à sortir par trois fois des Souterrains, je crois que tu es totalement immunisé contre la mort —ajoutai-je, en essayant de détendre l’atmosphère.
Cependant, Lénissu était tout à fait calme.
— Bien sûr, ne t’affole pas, je parle d’une simple possibilité —m’assura-t-il—. Tu sais bien que je suis assez prudent. Ou du moins je ne suis pas aussi inconscient que Dash —rectifia-t-il, en voyant mon expression peu convaincue—. Je te demande simplement une promesse : remettre ceci à Neldaru Farbins. Je suppose que tu te souviens de lui, c’est cet esnamro assez laid qui vous a capturés dans les Hordes.
— Oui, je m’en souviens. Je l’ai vu à Aefna aussi —lui dis-je. Il continuait à me regarder, dans l’expectative, et je soupirai, résignée—. D’accord. Je le promets. Mais arrête d’être aussi dramatique, Lénissu. La vie est trop courte pour penser à la mort —déclarai-je sur un ton de sage.
Lénissu arqua un sourcil, moqueur.
— C’est Syu qui t’a dit ça ?
Je souris, satisfaite.
— Non, je viens de l’inventer.
« Comment trouves-tu mon nouveau proverbe, Syu ? », demandai-je au singe. Celui-ci pointait la tête au-dessus de la boîte, avec curiosité.
« Hmm. Pas mal », avoua-t-il.
Lénissu écarta Syu de la main et remit l’enveloppe dans la boîte.
— Bien —finit-il par dire—. J’ajouterai simplement que je préfèrerais que tu ne lises pas la lettre. C’est une histoire ennuyeuse entre Ombreux. Passons au parchemin.
Il contempla pendant un moment le parchemin rouge, puis leva ses yeux violets sur moi.
— Celui-ci, par contre, je te recommande de le lire. Il parle de nécromancie. Et c’est ta mère qui l’a écrit.
* * *
Lorsque Lénissu partit, je remarquai à sa démarche qu’il manquait d’énergie, mais je savais qu’il était inutile d’essayer de le convaincre de rester. Dès que je fus seule, je me précipitai sur la boîte et je fis glisser le premier couvercle. Là, se trouvait le collier noir. Lénissu m’avait dit qu’il appartenait à un Ombreux, mais il n’avait pas voulu être plus explicite. Je pris la clé et je la mis dans la serrure. De la boîte, Lénissu n’avait emporté que le mystérieux carnet de voyages. Que pouvait-il bien contenir ? De l’index, je touchai prudemment le cœur d’Alingar. Je ne sentis que son contact chaud.
Je saisis le parchemin rouge. J’écartai la boîte et je déroulai la feuille avec précaution. Je fronçai les sourcils en voyant l’écriture peu lisible. Je commençai à lire avec avidité. Plus qu’une étude, il s’agissait d’un rapport dans lequel on décrivait la vie des nécromanciens à Neermat. Au travers des phrases, une claire condamnation des pratiques nécromantiques était sous-jacente. En arrivant à la fin, je souris, amusée. Il me sembla ironique que le parchemin soit adressé au Nohistra de Dumblor. Après tout, ce n’était ni plus ni moins qu’un nakrus. Novice, mais un nakrus tout de même.
Lorsque je l’eus relu, je replaçai le parchemin dans la boîte et je la fermai, songeuse. L’histoire dont Martida m’avait parlé avait donc un fond de vérité : Ayerel Hareldyn avait séjourné à Neermat, et pendant pas mal de temps à en juger par l’étude exhaustive. Mais, à part ça, je n’avais pas appris grand-chose. Je haussai les épaules et je bâillai.
« Quel désastre », soupirai-je, en m’allongeant sur le lit. « Le soleil va bientôt se lever et je n’ai pas encore dormi. »
Frundis, dans ma main, faisait résonner un chœur à plusieurs voix enfantines.
« Cela ne t’arriverait pas si tu te comportais comme un gawalt sensé et que tu ne sortais pas n’importe quand », répliqua sagement Syu.
« Je sais. Mais cela n’a pas été en vain », relativisai-je, avec entrain. « J’ai chanté comme un farfadet, j’ai failli me tuer sur les toits et j’ai trouvé une boîte avec des papiers et un morceau de métal. »
Syu m’adressa un sourire de singe.
« Une nuit épique, comme dirait Frundis. »
De mauvaise humeur, je grognai, tout en sortant de la cuisine. J’avais à peine dormi et mon sommeil avait été agité. D’abord, le Daïlorilh était apparu m’assurant qu’un Cycle de la Bonté s’annonçait tandis que Kyissé me tirait par la manche, en me disant “Klanezjara”. Ensuite, j’avais couru avec Syu dans les bois d’Ato à la recherche d’une boîte remplie de bananes. Mais il s’avérait que les bananes parlaient et ni Syu ni moi n’osions les manger. Avec tant de rêves, j’avais l’impression de ne pas avoir du tout dormi. Et comme si ce n’était pas suffisant, Kaota m’avait réveillée en sursaut, en frappant à ma porte et en m’annonçant que nous partions d’Ato dans un quart d’heure. Et enfin, pour comble, Frundis nous avait souhaité le bonjour avec une musique épouvantable qui, apparemment, l’enthousiasmait depuis des heures. J’eus à peine le temps de me vêtir, de voler un petit pain à Wiguy et de prendre congé de Kirlens à la hâte.
Je mordis à pleines dents dans le petit pain de Wiguy et je me dirigeai vers la table où se trouvaient les Épées Noires, prêts pour le voyage. Les autres tables étaient toutes vides.
— Où sont Srakhi, Dashlari et Martida ? —demanda le capitaine, les sourcils froncés.
Personne ne le savait. Sauf moi, bien sûr. Lénissu les avait emmenés cette nuit même pour aller chercher Corde. Quand je lui avais rappelé, railleuse, la promesse qu’il avait faite à Fahr Landew, mon oncle m’avait répliqué que chaque chose se faisait en son temps. Évidemment. Corde passait avant.
Lorsque Kitari revint des chambres vides de Srakhi, Dashlari et Martida, le capitaine Calbaderca se leva.
— En route —déclara-t-il simplement.
Tandis que nous nous dirigions vers la porte, je levai une main en signe de salut vers Kirlens. Le tavernier me répondit d’un mouvement grave de la tête. Comme je n’avais pas eu le temps de cacher de nouveau la boîte de tranmur, je la lui avais donnée, en lui disant qu’il s’agissait d’un cadeau important pour moi. Je regrettai d’avoir à le quitter d’une façon si précipitée. Cependant, me dis-je, avec entrain, j’allais revenir plus tôt que ce que supposait Kirlens. Où pouvaient bien être Spaw et Kyissé ?, me demandai-je. Peut-être non loin de Belyac… Ou au-delà. Comment savoir combien de temps avait attendu Zaïx pour me parler.
Je regardai la rue. Elle était totalement enneigée. Et le ciel commençait à peine à s’éclairer.
« Au moins, il s’éclaire », dit Syu, sur mon épaule.
« C’est vrai », convins-je. « Et en plus il n’y a pas de nuages. »
Nous montâmes par le Couloir, nous passâmes par la Transversale et nous descendîmes par la rue du Rêve, qui débouchait sur la route en direction de Belyac et d’Aefna. Nous avancions en silence. Manchow, curieusement, était sombre, comme si l’idée de revenir à Aefna le décourageait un peu. Aedyn, par contre, débordait d’énergie et cheminait devant d’un pas ferme. Shelbooth avançait, à moitié endormi, et Ashli, Kaota et Kitari semblaient contents, observant les alentours comme pour graver Ato dans leur mémoire. Lorsque nous arrivâmes en bas de la rue, je fronçai les sourcils, étonnée.
— Où est Aryès ? —demandai-je.
Le capitaine laissa échapper un soupir irrité.
— En principe, il devrait être là.
J’observai avec amusement que Shelbooth levait les yeux vers le ciel. Comme si Aryès lévitait tout le temps, ironisai-je.
— Il faut croire que, lui aussi, nous l’avons perdu —observa Ashli, enjouée—. Nous allons le chercher chez lui ?
Ashli, depuis que nous étions sortis à la Superficie, était encore plus joviale que d’habitude.
— J’y vais —déclarai-je.
Finalement, Kaota et Kitari m’accompagnèrent. Lorsque nous arrivâmes devant la menuiserie Domérath, on entendait déjà les bruits de la scie contre le bois. Le père était vraiment matinal.
Je ne voulais pas réveiller le reste de la famille, aussi, je grimpai par les toits jusqu’à la chambre d’Aryès. Je regardai par la fenêtre et je fronçai les sourcils. Le lit était fait, la chambre était ordonnée et il n’y avait pas trace d’Aryès.
« Et moi qui pensais qu’il devait être dans la Cinquième Sphère », dis-je à Syu et à Frundis, quelque peu perplexe.
Finalement, nous décidâmes de demander. Je frappai à la porte de la menuiserie et Radboldis Domérath ouvrit. Il eut l’air surpris de nous voir.
— Bonjour et excusez-nous d’interrompre votre travail —lui dis-je, en le saluant avec respect—. Nous cherchons Aryès. Vous ne savez pas par hasard où il est ?
— Aryès ? —répéta-t-il, les sourcils froncés—. Il est parti il y a une demi-heure environ. Je croyais que vous seriez déjà hors d’Ato.
— Euh… Alors, peut-être que nous nous sommes croisés sans nous voir —lui dis-je, en lui adressant un sourire innocent, et je joignis les mains pour le saluer de nouveau—. Merci.
Je m’éloignai avec Kaota et Kitari et je soupirai. Il était impossible que nous l’ayons croisé : cela faisait moins d’un quart d’heure que nous le cherchions.
— Retournons auprès du capitaine —proposa Kaota—. Peut-être est-il arrivé entretemps.
J’acquiesçai et nous nous dirigeâmes de nouveau vers la rue du Rêve. Lorsque le capitaine nous vit apparaître sans Aryès, son visage s’assombrit… pour s’éclairer quelques secondes après. Ses yeux fixaient un point derrière moi. Intriguée, je me retournai et je m’esclaffai en voyant Aryès et Spaw descendre la rue.
— Me voici ! —s’exclama le démon avec un large sourire—. Et avec une nouvelle cape —fit-il remarquer, en nous la montrant avec une évidente satisfaction.
Je souris. Il manquait à sa cape les déchirures et les raccommodages, mais, à part ça, elle était exactement identique à celle d’avant.
— Spaw ! Quelle joie de te revoir ! —s’écria Manchow, enthousiaste et tout sourire, tout en le serrant dans ses bras avec effusion. Je me retins de rire. Manchow était ainsi.
— Pareillement —répliqua Spaw, avec une moue comique, en lui rendant maladroitement son accolade.
À ce moment, Shelbooth se remit de sa stupéfaction.
— Comment diables se fait-il que tu sois à Ato alors que Shaedra nous disait que tu étais à Aefna ? —demanda-t-il.
— Euh… —répondit Spaw.
Mais le capitaine Calbaderca ne le laissa pas continuer.
— Où est Kyissé ? —s’enquit-il.
— Oh, elle dort comme l’eau dans un lac, mais elle est vivante comme une gazelle blanche —répondit Spaw, prenant des airs de poètes—. Nous sommes arrivés hier soir, très tard, et comme je ne savais pas où vous étiez à Ato, nous sommes allés à une auberge. —Il se tourna vers moi—. L’endroit s’appelle la Manticore velue, je croyais que c’était l’auberge où tu vivais, mais apparemment je me suis trompé, n’est-ce pas ?
Je me frappai le front avec le poing.
— La Manticore velue n’a rien à voir avec le Cerf ailé —fis-je en riant—. Ne me dis pas que tu es entré là ?
— Cette auberge a très mauvaise réputation —expliqua Aryès.
— Oh ? —s’étonna Spaw et il fit une moue, en marmonnant— : Eh bien, ce n’était pourtant pas précisément bon marché.
— Où est cette auberge ? —demanda le capitaine Calbaderca.
— Dans la rue Transversale —répondis-je.
Tandis que le capitaine Calbaderca et les autres faisaient demi-tour, anxieux de vérifier qu’effectivement la Fleur du Nord était vivante et toute proche, Spaw riva ses yeux noirs sur les miens et je perçus un léger éclat qui m’intrigua.
— Finalement, tout semble s’arranger —observai-je.
— Malheureusement, pas tout —répliqua-t-il. Et il regarda le groupe—. Où est Lénissu ?
Je lui adressai un sourire railleur, j’échangeai un regard avec Aryès et, sans répondre, je commentai :
— Jolie cape.
« Bah. Pas aussi jolie que la mienne », intervint Syu, sur un ton objectif.
* * *
Lorsque j’apparus, une demi-heure plus tard, au Cerf ailé Kirlens fut naturellement très surpris. À la taverne, quelques clients étaient déjà venus déjeuner, mais il cessa de s’en occuper pour se précipiter vers nous.
— Que s’est-il passé ? —demanda-t-il.
Je me contentai de lui sourire et de m’écarter pour lui laisser voir Kyissé.
— Je te présente la Fleur du Nord.
Kirlens regarda la fillette, qui était très grave, et son visage s’attendrit. Kyissé n’avait pas encore dit un mot et son état m’inquiétait un peu ; pourtant Spaw affirmait qu’elle n’était pas devenue muette et que son comportement était simplement dû au choc qu’elle avait éprouvé en voyant le ciel.
— Bonjour —lui dit Kirlens, en se penchant pour se mettre à sa hauteur.
La fillette, sans un mot, inclina la tête avec intérêt et tendit une main pour saisir la barbe du bon tavernier. Aussitôt, un de ses amis et habitué de l’auberge lança une raillerie, mais Kirlens sourit et prit la fillette dans ses bras.
— Alors, c’est toi la petite Kyissé légendaire, n’est-ce pas ? Mais tu n’avais jamais vu une barbe comme la mienne, pas vrai ?
Alors Kyissé se mit à rire et Spaw souffla.
— Dire que j’ai fait toutes les pitreries du monde pour essayer de la faire rire un peu, et voilà que ce grand bonhomme…
Il marmonna entre ses dents et ne termina pas sa phrase.
Depuis l’apparition de Spaw et de Kyissé, le capitaine Calbaderca s’était détendu à vue d’œil. Nous nous assîmes tous à une table pour fêter la bonne nouvelle et Kirlens nous invita, en disant que les dieux lui avaient rendu sa fille plus tôt que prévu. Je m’empourprai légèrement, émue, en l’entendant m’appeler sa fille.
Nous déjeunâmes comme des rois et nous bavardâmes joyeusement, sans nous préoccuper de légendes, ni de grands-parents, ni de rien. Peu à peu, la table fut désertée. Aedyn et Ashli s’en furent faire des courses au marché ; Manchow proposa d’aller faire une promenade, mais comme personne n’était partant, il sortit tout seul ; et Shelbooth, qui n’avait pas dormi de toute la nuit, s’en fut dans sa chambre en traînant les pieds. Je l’enviai quelque peu, mais je savais que ce n’était pas encore le moment de se reposer. D’abord, je devais parler avec Spaw. Celui-ci, assis en bout de table, était demeuré silencieux presque tout le temps, écoutant attentivement les conversations et souriant à chaque observation de Manchow.
Je me levai pour retirer les assiettes et Aryès et Spaw m’aidèrent. Kyissé se glissa jusqu’à nous et apparut dans la cuisine, en sautillant, heureuse. Elle s’écria en tisekwa :
— J’aime ce monde.
Je souris. À ce moment, Wiguy apparut dans les escaliers, un balai entre les mains. Elle détailla du regard Spaw et Kyissé et poussa un grognement.
— Voyons, qui s’est occupé de la fillette ? —demanda-t-elle.
Spaw se désigna du pouce.
— Moi.
Wiguy le foudroya du regard et je fis une moue compatissante.
— Ah ! —dit-elle, sur un ton peu agréable—. Eh bien, tu aurais pu la laver un peu. Elle a le visage tout sale. Viens —ordonna-t-elle à Kyissé.
La fillette me regarda, appréhensive, mais je lui fis un sourire encourageant.
— Ne t’inquiète pas, Kyissé. Wiguy me poursuivait moi aussi avec la savonnette et j’ai survécu. —Je jetai un regard moqueur à ma sœur—. Difficilement, il faut le reconnaître.
— Shaedra ! —grogna Wiguy—. Tu devrais avoir un peu plus de respect et donner l’exemple.
Kyissé intervint, en indiquant sa robe immaculée.
— Je suis propre —dit-elle, d’une petite voix convaincue.
Wiguy soupira, elle s’avança avec son balai et tendit une main, saisissant les longs cheveux noirs de Kyissé.
— Et ces cheveux aussi sont propres ? —s’enquit-elle, sceptique.
La fillette lui adressa un sourire innocent. Quelques instants plus tard, Wiguy faisait chauffer de l’eau pour remplir la baignoire, tandis que Spaw, Aryès et moi, nous sortions par la cour des sorédrips, le cœur léger. Frundis était en pleine composition et des trompes peu énergiques résonnaient dans ma tête.
« Aujourd’hui, je te trouve un peu léthargique », observai-je.
« Moi ? », s’indigna Frundis. « Pas du tout. Ce qu’il y a, c’est que je suis seulement en train de répéter une séquence d’une symphonie magistrale. », expliqua-t-il, sur un ton professionnel. « Mais si tu préfères l’entendre en entier… »
Et alors il donna libre cours à sa symphonie magistrale, qui enthousiasma autant Syu que moi.
Spaw, Aryès et moi, nous bavardâmes tranquillement ; nous commençâmes à parler du temps, puis nous passâmes à louer le talent extraordinaire de Frundis qui, en nous entendant, s’enthousiasma tant qu’il se mit à jouer son orchestre de rochereine et il me demanda de le placer entre les mains de Spaw pour que celui-ci l’écoute.
Nous traversâmes le marché et nous croisâmes Ashli, qui venait d’acheter un foulard bleu avec de la dentelle pour trois kétales… Nous saluâmes Déria et je lui présentai Spaw, en lui promettant que je conduirais bientôt Kyissé chez Dol. Ensuite, tandis que Spaw écoutait la composition de Frundis, nous allâmes chez Aryès, pour qu’il informe sa famille qu’il était toujours à Ato. Et finalement, nous descendîmes tous les trois le Couloir jusqu’au pont de pierre.
— Une symphonie fantastique ! —exclama Spaw, enthousiasmé—. Frundis est un véritable génie. —Il me tendit de nouveau le bâton—. Au fait, Drakvian n’est toujours pas apparue ?
Je fis une moue et je fis non de la tête. Dans la Forêt de Pierre-Lune, Drakvian nous avait dit de ne pas se préoccuper pour elle ; pourtant, j’aurais bien aimé savoir si elle était enfin sortie des Souterrains.
— Cette vampire est une dure à cuire —m’assura Spaw, pour me tranquilliser. Il retira la neige d’une partie du garde-fou et s’assit avec agilité. Il jeta un coup d’œil au Tonnerre et fit une moue—. Ces eaux sont plus agitées que l’Aluer —dit-il, en faisant allusion au fleuve qui servait de frontière entre Ajensoldra et Iskamangra.
Je souris et je m’assis également.
— À Ato, on dit toujours : « Au sein du Tonnerre, le jeu n’existe guère ».
— C’est pour ça que, toi, tu jouais tous les jours à Roche Grande —répliqua Aryès moqueur.
Trois gardes passèrent sur le pont et nous nous tûmes, en observant la colline d’Ato et les eaux qui tourbillonnaient, sombres et glacées. Quand ils se furent éloignés, Spaw prit la parole :
— Je ne sais pas si tu te souviens, Shaedra, de ce sympathique Askaldo qui voulait te faire boire ce sirop d’orties bleues au printemps dernier.
Je souris, puis je fronçai les sourcils.
— C’est lui qui te poursuit ? —demandai-je—. Je croyais que c’était moi qu’il poursuivait, à cause de la potion de Seyrum.
— Ce démon t’a causé des ennuis ? —s’enquit Aryès, en voyant que Spaw demeurait pensif.
— À moi, non, je ne l’ai pas laissé faire —dit-il, en souriant. Son sourire s’effaça et il demanda— : Shaedra t’a tout raconté sur Askaldo, n’est-ce pas ?
Aryès arqua un sourcil vers moi et j’acquiesçai.
— Tout ce que j’en sais —approuvai-je.
— Bon. Eh bien, comme vous le savez, Askaldo est très irrité avec son corps qui a muté. Il n’arrive pas à s’accepter et il croit qu’il lui serait possible de guérir avec une autre potion. Il a recherché un démon alchimiste pour le charger de fabriquer cette fameuse potion.
Je pâlis en entendant son ton sombre.
— Lunawin ? —prononçai-je, la bouche sèche.
Spaw acquiesça.
— Il a envoyé un de ses sbires chez Lu. Et elle lui a répondu qu’à son âge, elle n’était plus capable d’élaborer une potion aussi complexe. Je ne sais pas si c’est vrai, mais en tout cas Askaldo l’a très mal pris et il ne l’a pas crue. —Il fit une moue—. Alors, je suis arrivé des Souterrains avec Kyissé. Lu s’est occupée d’elle et l’a guérie. Entretemps, elle m’a expliqué son problème avec Askaldo. Et un soir, un serviteur d’Ashbinkhaï s’est présenté. —Il soupira—. C’est l’inconvénient d’Aefna, il y a trop de démons à l’affût et Ashbinkhaï a vite appris que j’étais de retour. Le Démon Majeur m’a envoyé un de ses serviteurs pour me sermonner, en me disant que je n’avais pas tenu ma promesse et qu’il voulait me voir. Il était clair qu’en tant que templier, j’avais failli à ma tâche. Je le savais parfaitement. —Il secoua la tête, un sourire ironique aux lèvres—. Je ne pouvais surveiller Askaldo depuis les Souterrains —raisonna-t-il avec un geste d’impuissance.
Je clignai des yeux, altérée.
— Et finalement, tu es allé voir Ashbinkhaï ? —demandai-je.
— Bien sûr. Un templier doit s’occuper de ses clients insatisfaits —Il sourit—. Malheureusement, lorsque je suis allé le voir, son fils était là, lui aussi. Ashbinkhaï m’a fait tout un sermon, je me suis excusé et il m’a alors accordé son pardon en échange d’un nouveau marché : que j’aide Askaldo à trouver une méthode pour éliminer ces horribles piquants qui ont envahi son visage. Apparemment, ils ont augmenté ces derniers mois et Askaldo est désespéré. Il m’a même fait un peu de peine —avoua-t-il.
Je fis une moue et je me sentis un peu coupable. Si seulement Zoria et Zalen ne m’avaient pas fait boire de cette bouteille de « jus mildique » à Dathrun…
— Tu n’as pas accepté, n’est-ce pas ? —interrogea Aryès.
Spaw fit une moue et se racla la gorge.
— J’ai accepté. J’ai accepté de l’aider pour lui ôter ces piquants. Je ne pouvais pas faire autrement si je voulais qu’Ashbinkhaï continue à réclamer mes services. Or Ashbinkhaï sait très bien que Lunawin a été mon instructrice et qu’elle m’héberge lorsque je vais à Aefna et il m’a demandé de la convaincre de faire une potion pour son fils. J’ai refusé. Persuader les gens de faire quelque chose ne fait pas partie de mes compétences et encore moins s’il s’agit de ma grand-mère —grommela-t-il—. Si Lu ne veut pas faire cette potion, c’est qu’elle doit avoir de bonnes raisons.
Je souris. Plus je connaissais Spaw, plus il me semblait sympathique.
« Il a des principes », approuva Syu. « C’est essentiel pour un gawalt. » Alors le singe quitta mon épaule. « Je vais faire un tour dans le bois, pour voir s’il y a du nouveau », me dit-il.
Je lui souhaitai une bonne promenade et j’écoutai les paroles d’Aryès :
— Je suppose qu’Ashbinkhaï n’a pas apprécié ta réponse.
— Eh bien. Il a respecté mon refus —répondit Spaw, après une légère hésitation—. Mais il m’a dit que Lu avait déjà réalisé des potions de ce style et que, si Lu continuait à refuser et que les piquants de son fils ne partaient pas, il prendrait une décision.
J’arquai un sourcil.
— Quelle décision ?
Spaw haussa les épaules.
— Il ne l’a pas dit, mais, à son ton, j’ai compris qu’il avait pris le parti de son fils. Ce qui est tout naturel. Celui-ci est en train de devenir un véritable monstre.
— Incroyable… —souffla Aryès, en essayant probablement de se figurer l’aspect d’Askaldo.
Spaw roula les yeux.
— Le problème, c’est qu’Askaldo s’est mis alors dans la tête de harceler Lunawin pour qu’elle lui prépare cette maudite potion. Tous les jours, il envoyait l’un de ses sbires pour essayer de la convaincre, mais je refusais de lui ouvrir. —Il fit une moue embarrassée—. Alors les choses ont mal tourné. Une nuit, Askaldo a envoyé plusieurs mercenaires pour enlever Lu et ils ont forcé l’entrée. J’ai essayé de leur barrer le passage et j’ai blessé plusieurs de ces canailles avec ma dague… Cela les a rendus furieux. —Je grimaçai en essayant de me représenter la scène—. Alors… Kyissé est sortie de la cuisine. En réalité, je crois que c’est ce qu’elle a vu là-bas qui l’a rendue muette, et pas la vue du ciel —avoua-t-il sombrement.
— Que s’est-il passé ensuite ? —l’encourageai-je, en me mordant la lèvre, anxieuse.
— Kyissé a lancé un sortilège de lumière. Il s’est mis à briller de telle sorte qu’on ne voyait plus rien. J’ai couru vers elle pour la mettre à l’abri, mais alors j’ai entendu plusieurs éclats de verre cassé. C’était une idée de Lu. Elle a jeté quelques-uns de ses flacons de sansil. Je les ai tout de suite reconnus, et vous savez, une fois que vous respirez ça… Je suis aussitôt entré dans la cuisine avec Kyissé et Lunawin. —Il inspira profondément et il termina en disant rapidement— : Ensuite, j’ai fait sortir Kyissé et Lu par la fenêtre et nous sommes partis tous les trois d’Aefna. Et puis, Lu a insisté pour que je l’accompagne chez un de ses amis, près d’Ato.
Soudain, il nous regarda en rougissant et souffla.
— Désolé. Désolé, je vous embête avec toute cette histoire.
« Nous embêter ? C’est une histoire fascinante ! », dit Frundis, prêt à louer celui qui avait fait un tel éloge de son orchestre rochereine.
— Qu’est-il arrivé à ceux qui vous ont attaqués ? —demandai-je timidement.
Spaw haussa les épaules, le regard rivé sur les eaux du Tonnerre.
— Lu a dit qu’ils passeraient probablement des heures à dormir dans la Cinquième Sphère.
J’arquai un sourcil. Le sansil était définitivement un produit très fort, me dis-je, étonnée.
— Cela aurait pu être pire —relativisa Aryès.
Spaw acquiesça.
— Oui, mais il vaudra tout de même mieux que je parte dès aujourd’hui. Je ne veux pas vous attirer de problèmes. Parfois, lorsqu’un protecteur a des ennemis, il vaut mieux qu’il soit loin de sa protégée —ajouta-t-il, en souriant. Il soupira—. Enfin. Au moins Kyissé sera en sécurité avec vous.
— Pourquoi tu n’as pas raconté tout ça à Zaïx ? —demandai-je. J’étais encore abasourdie par ces nouvelles.
Spaw écarquilla les yeux et me regarda comme si j’étais devenue folle.
— Raconter ça à Zaïx ? N’y pense même pas. Non, tout cela n’a rien à voir avec lui. Et avec vous non plus, en réalité, mais vous êtes…
— Des amis —complétai-je, avec un sourire sincère, en le voyant hésiter.
Spaw esquissa un sourire.
— Et pourtant je connais des tas de gens que j’ai considérés comme des amis —dit-il—, mais, c’est curieux, je sais que je peux avoir confiance en vous plus qu’en quiconque. —Il passa la main dans ses cheveux, gêné par sa franchise—. Eh bien… Je vais m’en aller dès que j’aurai mangé quelque plat digne d’un démon.
Je laissai échapper un petit rire moqueur.
— Alors, rentrons au Cerf ailé. Wiguy et Kirlens ont nourri un démon pendant des années et je n’ai jamais connu la faim.
Spaw roula les yeux.
— Tu ne sais pas la chance que tu as —m’assura-t-il—. Sakuni et Zaïx sont affreux comme cuisiniers. Heureusement que j’ai vite appris à faire des soupes de poireaux noirs. Je les réussis franchement bien.
— Eh bien, j’espère que tu les réussis mieux que ton étrange plat de carottes aux aubergines —commenta Aryès en se raclant la gorge.
Nous nous esclaffâmes et nous quittâmes le pont pour nous diriger de nouveau vers Ato. Frundis, dans mon dos, était en train de s’assoupir entre le son des flûtes et les murmures de l’eau.
— Au fait —dit Spaw—. Je ne t’ai pas encore dit, Shaedra. Je suis censé être ton instructeur, maintenant. —Je sursautai, stupéfaite, et celui-ci précisa— : Bon, ton instructeur provisoire. Jusqu’à ce que Zaïx trouve un autre instructeur… ou jusqu’à ce que Kwayat réfléchisse et change d’avis. Enfin, de toutes façons, j’ai déjà dit à Zaïx qu’il était probable que je n’aie pas le temps de te donner des leçons pour le moment.
Je secouai la tête, étonnée.
— Bon. C’est toujours réconfortant d’avoir un instructeur —dis-je, railleuse.
Spaw arqua un sourcil.
— Même s’il part juste après t’avoir annoncé qu’il l’était ?
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Même comme ça —affirmai-je.
Nous continuâmes à marcher un moment en silence, jusqu’à ce qu’Aryès prenne la parole.
— Dis-moi, Spaw, où penses-tu aller ?
Le démon passa une main sur sa cape, lui ôtant un peu de neige, avant de répondre :
— Chercher un livre intitulé Cremdel-elmin narajath.
Une fois Kyissé en sécurité parmi nous, le capitaine Calbaderca ne semblait pas aussi pressé de quitter Ato. Je crois qu’il appréhendait la neige et le froid. Et il n’avait pas tort : c’était une folie de s’en aller les dieux savaient où chercher les grands-parents de Kyissé alors que l’hiver nous menaçait.
Spaw était parti le seul jour bleu de la semaine. Cela me faisait de la peine de l’imaginer avançant au milieu d’une tempête de neige ; pourtant tout cela avait ses avantages : ses poursuivants perdraient complètement sa trace.
Les jours s’écoulèrent, froids, turbulents et neigeux. Aryès et moi, nous mîmes toute une semaine à nous décider à parler avec la maîtresse Kima pour qu’elle nous accepte à ses leçons. Entretemps, nous passâmes beaucoup de temps à la taverne du Cerf ailé et chez Dolgy Vranc, à flâner, à bavarder, à raconter des histoires d’Ajensoldra aux dumbloriens et des légendes des Souterrains aux habitants d’Ato. Je pus enfin parler avec tous les kals de mon âge, y compris Marelta ; néanmoins, cette dernière se contenta de me saluer avec indifférence avant de s’éloigner. Avend semblait avoir retrouvé sa bonne humeur. Et Yori était plus arrogant que jamais. Lorsque je vis Salkysso, je pensai à la rochelion que j’avais ramassée expressément pour lui dans les Souterrains… mais je me rappelai aussitôt que j’avais perdu la pierre avec mon sac orange. Bah, me dis-je. Ce serait pour une autre fois. Après tout, avec la chance que j’avais, je me retrouverais peut-être dans les Souterrains dans quelques mois.
Wiguy s’était attachée à Kyissé. Elle disait que c’était un drôle d’oiseau avec ces yeux dorés et cette robe blanche qu’elle ne voulait pas ôter, mais elle assurait qu’elle était beaucoup plus sage et docile que moi. Évidemment. Dehors, il faisait froid et il neigeait. Moi aussi, pendant l’hiver, j’étais assez sage, pensai-je.
Quant à Taroshi, il me fuyait à toute heure. Il passait la plupart de son temps à la Pagode et avec ses amis, et il rentrait à la taverne pour le dîner. Cela ne me réconfortait pas de le savoir sous le même toit, mais, à part m’enfuir du Cerf ailé, je ne pouvais rien faire pour l’éviter.
Lorsqu’il cessa de neiger, un vent glacial se mit à souffler. C’était fatiguant de l’entendre cogner contre les vitres et s’infiltrer par les fentes des portes. Même Frundis, sans le vouloir, commença à imiter le bruit et, Syu et moi, nous nous plaignîmes et nous espérions silencieusement qu’il n’ait pas l’idée de composer une symphonie avec des crissements de bois et des sifflements de vent.
Le troisième Griffe de Corale, je grimpai seule la côte jusqu’à la Pagode Bleue pour recevoir ma première leçon avec la maîtresse Kima. Heureusement, le capitaine Calbaderca avait compris qu’à Ato, cela ne se faisait pas d’escorter de simples kals de la Pagode. De plus, c’était totalement ridicule, vu que nous ne courions aucun danger. Libres de leurs obligations, Kaota et Kitari avaient décidé ce matin même de parcourir les alentours d’Ato, désireux d’explorer le monde.
Absorbée par mes pensées, je glissai sur la glace et je m’étalai de tout mon long. Je fis une moue qui se transforma en un sourire bête. Dire que je ne courais aucun danger, c’était parler un peu vite.
Je me dégageai de la neige et je passai une main distraite sur ma cape violette avant de continuer à remonter le Couloir. Il était tôt et il n’y avait pas encore de marché, mais on voyait déjà de faibles lumières derrière les fenêtres des maisons. J’arrivai sur la place, à pas prudents. Le vent fouettait toute la colline comme s’il essayait de l’aplanir. Alors, je vis Aryès gravir les escaliers de la Pagode en lévitant, pour éviter la glace qui s’était formée. Je retins un sourire et, lorsque j’arrivai au bas des escaliers, je lui dis :
— Bonjour.
Aryès se retourna, surpris et sourit en me voyant poser un pied prudent sur la première marche verglacée.
— Tu veux que je t’aide ?
— Non —dis-je avec décision—. J’arrive.
Aryès arqua un sourcil, en me regardant attentivement pendant que je montais avec prudence, en sortant les griffes de mes mains au cas où.
— Je vois que tu es déjà tombée en chemin —observa-t-il—. Ta cape est trempée. —Il me donna la main alors que j’étais presque arrivée en haut et il ajouta, moqueur— : Tu vas te congeler.
— Au cas où tu ne t’en souviendrais pas, j’ai du sang de dragon —répliquai-je—. Les dragons ne se congèlent jamais.
Le kadaelfe roula les yeux.
— Bien sûr.
Nous entrâmes dans la Pagode. Nous étions en avance, mais nous ne voulions pas arriver en retard à notre première leçon avec la maîtresse Kima. Nous avions déjà suffisamment déçu la Pagode.
Nous rentrâmes dans la salle destinée au har-kar et nous nous assîmes pour attendre. Le vent hurlait et le bois craquait. Une brusque rafale fit trembler les fenêtres et nous écarquillâmes les yeux.
— Cette fois-ci, nous allons sortir d’Ato avec la Pagode —souffla Aryès.
Soudain une silhouette familière passa silencieusement dans le couloir. En nous voyant, le maître Aynorin laissa échapper une exclamation. Il nous avait déjà souhaité la bienvenue quelques jours auparavant, mais nous avions à peine pu parler avec lui et je me réjouis de le voir.
— Bonjour ! —s’écria-t-il, en entrant dans la salle—. Comment ont dormi les deux aventuriers ? Vous n’avez pas rêvé de monstres et de squelettes ?
Son visage d’elfe noir s’illuminait d’un franc sourire. Nous nous levâmes pour le saluer à la manière d’Ato.
— Bonjour, maître Aynorin —dit Aryès.
— Comment allez-vous ? —demandai-je.
Notre ancien maître se frotta le menton.
— Un peu ennuyé, j’avoue. Le nouveau Daïlerrin a trop d’idées.
Je fronçai les sourcils en le voyant soudain pensif.
— Que s’est-il passé ? —demandai-je.
Aynorin fit une moue éloquente.
— Eh bien. Entre autres choses, mon cher frère veut m’envoyer à Yurdas accompagner une dizaine de pagodistes cékals et me remplacer par un nouveau maître.
Nous soufflâmes, étonnés.
— Il ne peut pas vous obliger —protestai-je.
— Je sais —répliqua-t-il—. Les autres maîtres ont refusé que je parte et maintenant le Daïlerrin ne sait plus quoi faire.
Aynorin esquissa un sourire. L’affaire semblait davantage l’amuser que l’incommoder.
— Il est temps que Keil Zerfskit s’habitue à Ato —déclara-t-il.
Nous bavardâmes quelques minutes de sujets divers. Ainsi, j’appris que Sarpi allait être nommée vigile d’Ato. Il nous parla aussi d’un de ses élèves, un snori incroyablement doué en sortilèges de transformation, et d’un autre, incroyablement mauvais en tout. Il avait envie de parler et il semblait avoir complètement oublié que lui aussi avait cours.
— Bonjour, maître Aynorin —dit soudain une voix derrière lui, interrompant notre conversation.
La maîtresse Kima apparut dans l’encadrement de la porte et Aynorin roula les yeux.
— Bonjour, maîtresse Kima —dit-il, en la saluant.
Elle entra suivie des kals har-karistes. Laya, Galgarrios, Révis et Kajert arrivaient plus loin, en courant, essoufflés.
— Bon ! —dit Aynorin avec un grand sourire—. Tant de bavardages et j’en oublie mes propres élèves. Bon har-kar à tous ! Bagarrez-vous bien —ajouta-t-il, avec un sourire moqueur.
Nous le saluâmes en réprimant des sourires et il sortit en sifflotant tranquillement sans se presser le moindre du monde. La maîtresse Kima traversa alors la salle pour aller se poster devant nous.
— Shaedra, Aryès —chuchota Laya—. Il faut se mettre en rang.
Je remarquai que les har-karistes avaient formé deux rangs, comme s’ils allaient déjà engager les combats. Normalement le maître Dinyu commençait toujours par raconter quelque histoire…
— Bien —dit la maîtresse Kima, quand ses élèves eurent regagné leur place—. Bonjour à tous. Aujourd’hui nous allons apprendre deux sortes d’attaques très semblables : l’attaque Griffe Noire et l’attaque Étoile. Comme vous avez sans doute constaté, vous avez deux nouveaux compagnons —poursuivit-elle—. Je veux que vous leur donniez la bienvenue.
Les kals de première année nous souhaitèrent la bienvenue et nous saluèrent avec un respect auquel je ne m’attendais pas. Plus d’un nous regardait du coin de l’œil, avec curiosité.
— Aryès Domérath, approche-toi —demanda la maîtresse.
Aryès et moi, nous échangeâmes un regard appréhensif. Le kadaelfe s’avança.
— Mets-toi comme ça. —Elle le prit par une épaule, le plaçant face à elle—. Je veux que vous observiez tous attentivement.
Alors je compris que la maîtresse Kima voulait apprendre à ses élèves l’attaque Griffe Noire et les types de défenses possibles au moyen d’une démonstration. Pendant cinq minutes elle tourmenta Aryès comme un pantin et elle se montra assez mécontente de la maladresse du kadaelfe. Je fis de terribles efforts pour ne pas rire.
Lorsque la maîtresse le laissa en paix, Aryès osa enfin lui expliquer son problème.
— Euh… maîtresse Kima —dit-il, très embarrassé, tandis que les autres pratiquaient l’attaque Griffe Noire—. Je ne sais pas si vous savez, mais… —Il hésita—. Eh bien, je ne suis pas har-kariste. J’étudiais la bréjique avec le maître Dinyu, mais les attaques Griffes Noires et tout ça… je n’y connais rien.
Excepté manier une lance, ajoutai-je pour moi-même, très amusée. L’elfe noire mit quelques secondes à réagir.
— Oh —fit-elle—. Je ne le savais pas. —Je remarquai que les commissures de ses lèvres se relevaient, mais elle se contrôla et prit une expression décidée—. Alors, je t’enseignerai la bréjique. Reviens demain, quand j’aurai préparé la leçon.
Aryès esquissa un sourire et joignit les mains.
— Merci, maîtresse Kima. Je reviendrai demain. —Le kadaelfe me fit un geste d’adieu et s’en alla.
Les jours suivants, je me rendis compte que les leçons de la maîtresse Kima étaient radicalement différentes de celles du maître Dinyu, simplement parce que la maîtresse Kima ne connaissait pas grand-chose au har-kar et qu’elle tentait de le dissimuler avec un voile de solennité qui n’arrangeait rien. Et, apparemment, toute la Pagode le savait, mais, comme le maître Ew, qui devait théoriquement nous donner les cours, n’était toujours pas arrivé, la maîtresse Kima restait et faisait ce qu’elle pouvait.
Aryès, de son côté, apprenait la bréjique tout seul. Chaque fois qu’il sortait de la salle de har-kar, je le trouvais assis dans quelque salle vide de la Pagode, ou à la bibliothèque, plongé dans la lecture ou pratiquant des sortilèges. Lorsque je lui demandai si Kima le guidait, il répondit en riant :
— Si elle me guide, je ne m’en suis pas aperçu.
* * *
J’avais repris les leçons à la Pagode depuis peu, lorsque les Épées Noires furent convoquées par le Mahir. Le capitaine Calbaderca se lia d’amitié avec ce dernier et il ordonna même à Kaota, Kitari et Ashli de s’entraîner avec les gardes d’Ato pour qu’ils ne tombent pas “dans l’indolence de l’oisiveté”. De sorte que tous rentraient tard à la taverne, fatigués mais réjouis. Même Manchow semblait très occupé.
Le premier jour de Saneige, je me réveillai en me sentant légèrement nostalgique : j’avais rêvé que je jouais à Roche Grande avec Aléria et Akyn. Je secouai la tête, en essayant de ne pas penser à eux. Après tout, je ne pouvais pas faire de miracles. Je m’étirai comme un gawalt et je tendis l’oreille.
« Syu ! », m’écriai-je, en souriant.
« Hmm ? », dit-il, à moitié endormi sur sa paillasse.
« Le vent ne souffle plus », expliquai-je.
« Mmpf. Raison de plus pour dormir encore un peu. », répliqua-t-il, en fermant les yeux et en se dissimulant de nouveau sous sa couverture.
Je roulai les yeux. Le ciel commençait à bleuir et je ne pouvais pas paresser comme Syu : je devais me rendre à la Pagode. Aussi, je me levai d’un bond, je m’habillai et je touchai Frundis. Celui-ci était aussi endormi que Syu. Et dire qu’avant, Syu se moquait de moi parce que je dormais beaucoup…
Kirlens était déjà debout et je le saluai avec entrain. Je déjeunai, je bavardai un moment avec lui tandis qu’il pétrissait le pain et je me dirigeai vers la Pagode comme tous les jours, aux huit coups de cloches levantines. Lorsque j’arrivai, je vis le maître Yinur qui parlait avec une Laya stupéfaite et un Kajert pensif. Laya, en me voyant, se précipita vers moi.
— Shaedra ! La maîtresse Kima est malade !
Son visage reflétait plus de l’émotion que de la peine face à une nouvelle aussi inattendue.
— Rien de très grave —assura le maître Yinur—. Ne vous inquiétez pas. Le maître Ew arrivera dans quelques jours. Il devrait normalement être là depuis quatre mois déjà —ajouta-t-il avec une moue.
Peu après, je sortis de la Pagode et je levai les yeux vers le ciel. C’était une journée parfaite pour faire des courses. Je souris enthousiaste et je revins en sautillant vers la taverne. En chemin, Syu sortit d’une ruelle sans issue et bondit agilement sur mon épaule.
« Tu n’allais pas dormir un peu plus ? », lui demandai-je, narquoise.
« Bah, je ne suis pas un ours lébrin », répliqua-t-il. « Que s’est-il passé ? »
« La maîtresse est malade. Qu’en penses-tu si nous allons dans la forêt et si nous faisons quelques courses ? », demandai-je.
Syu, content, remua la queue.
« Avec Frundis ? »
Je soufflai.
« Bien sûr. »
Je franchis la porte de la taverne en sifflotant gaiement. Je saluai de nouveau Kirlens et celui-ci, assis avec ses compagnons de jeu de cartes, arqua un sourcil.
— Malade ? —dit-il, en m’entendant—. Bawkis, tu n’as pas dit tout à l’heure que ta petite-fille est malade, aussi ?
— Oui —répondit son ami, avec une moue, tout en jouant une carte—. La pauvre a passé toute la nuit à délirer et nous avons même dû réveiller le maître Yinur à deux heures du matin. Ce maître-là aurait tout mon soutien pour être Daïlerrin, je te le dis.
Bawkis eut un accès de toux rauque et un de ses compagnons prit la parole.
— Maudit hiver. Froid et fièvres vont toujours de pair.
À ce moment, on entendit un éternuement et Kirlens me regarda, les sourcils froncés.
— Tu n’es pas toi aussi en train de couver quelque chose, par hasard ? —me demanda-t-il.
Je roulai les yeux.
— Penses-tu. C’est Syu qui a éternué, pas moi.
Je les vis tous sourire et je pris congé pour entrer dans la cuisine. Là, je vis Wiguy avec Satmé et une autre de ses amies. Je leur souhaitai le bonjour et grimpai aussitôt les escaliers quatre à quatre ; je saisis Frundis et sortis par la cour des sorédrips. Les trois arbres, sans une feuille, occupaient la cour déserte. Je passai voir Trikos aux étables. Le candian se réjouit de me voir et il hennit même de contentement lorsque Syu sauta sur sa tête. Comme les courses pouvaient attendre, je me chargeai de brosser la robe du cheval, avant de sortir de l’étable. J’avais pensé aller demander à Déria si elle voulait m’accompagner, mais je supposai qu’elle devait être très occupée avec les jouets et les comptes. Aussi, sans plus attendre, je pris le chemin en direction de la forêt au sud d’Ato, tandis que Frundis chantait une longue ballade. Nous ne faisions plus de courses depuis longtemps et, Syu et moi, nous décidâmes de compenser. Le singe gagna la première course, mais je remportai les deux suivantes. Et nous continuâmes ainsi, à nous amuser comme deux petits gawalts.
Alors, tout à coup, Syu reçut une boule de neige. Je m’esclaffai bruyamment et le singe tout blanc me jeta un regard courroucé, mais il fut aussitôt partant pour la bataille. Frundis commença à remplir mon champ de vision de boules de neige qui venaient de toutes parts et je grognai lorsqu’une boule bien réelle m’atteignit en pleine poitrine. J’entendis le petit rire du singe et je menaçai le bâton de le laisser dans la neige s’il ne cessait de me cribler d’illusions.
Le soleil s’était élevé assez haut dans le ciel depuis notre première course et, trempés comme nous l’étions, nous commencions à avoir froid.
« Syu ! », l’appelai-je, en voyant que celui-ci disparaissait entre les arbres, une autre boule de neige entre les mains. « Je crois que nous sommes assez trempés comme ça… »
Je m’arrêtai net. Devant moi venait de surgir une faïngal encapuchonnée. Frundis laissa échapper un son discordant de violons.
— Bonjour —me dit l’inconnue.
Elle avait les lèvres colorées d’un rose phosphorescent et ses yeux verts m’observaient comme deux dagues pénétrantes.
— Euh… Bonjour —réussis-je à dire.
Alors la faïngal m’adressa un sourire inquiétant.
— Tu vas venir avec moi. Askaldo veut te voir.
Mon cœur cessa de battre pendant une seconde.
« Une autre course ? », suggéra Syu, inquiet, sur une branche.
Je pris mes jambes à mon cou, suivant l’exemple du singe gawalt. Cependant, à peine me fus-je éloignée de quelques mètres, je m’arrêtai brusquement. Deux démons transformés, découvrant sauvagement leurs dents affilées, me barraient le passage. Je criai à l’aide.
« Syu, cours ! », lui dis-je sur un ton pressant. « Va avertir Aryès ! »
La faïngal, dans mon dos, poussa un soupir.
— Attrapez-la et allons-nous-en.
Tout mon corps tremblait de froid, de peur et de souffrance. Alors que je cheminai à grand-peine, poussée par la lame d’une épée, l’image de Frundis, abandonné dans la neige, me revenait à l’esprit. J’entendais encore la voix sifflante d’un des démons qui me menaçait avec sa dague pour m’empêcher de crier.
J’avais perdu ma cape dans la bataille. Et j’avais reçu une coupure au bras qui s’était mise à saigner, me provoquant des étourdissements de douleur. Heureusement, la faïngal était intervenue pour que ses deux compagnons se tranquillisent un peu. Au moins, Askaldo me voulait vivante. C’était rassurant.
Mais que pouvait-il bien me vouloir ?, me dis-je, terrifiée, tandis que j’avançais, serrant fort mon épaule droite blessée. Je retins mes larmes et j’inspirai profondément, en forçant mon esprit à ne pas sombrer. Peut-être qu’Askaldo se contenterait de me faire pousser des piquants sur la figure comme lui, espérais-je. Qui sait ? Peut-être s’était-il résigné en ne trouvant pas Lu et avait-il décidé de me gaver de sirop d’orties bleues pour satisfaire sa conscience.
Ma défense avait été un fiasco. L’unique point positif, c’était que Syu avait réussi à s’échapper, songeai-je avec soulagement.
“Dans un combat réel, toute pensée hors de contexte peut provoquer la défaite.”
Je clignai des yeux. Cette fois, je n’avais pas su suivre le conseil du maître Dinyu. Je m’étais laissé dominer par le désespoir. Mes mains s’étaient paralysées et…
Je sentis la pointe d’une arme contre mon dos.
— Presse-toi —me dit la voix bourrue de l’un des démons.
Je pressai le pas. La faïngal ouvrait la marche et ses deux compagnons la fermait, l’un me menaçant, l’autre effaçant les empreintes que nous laissions. Aucun des deux n’avait repris sa forme de saïjit et, petit à petit, une idée s’infiltra dans mon esprit. Peut-être ne pouvaient-ils pas adopter un autre aspect que celui des démons. Peut-être étaient-ce des tahmars, pensai-je, tandis que j’avançais, en titubant, dans la forêt enneigée.
Nous marchâmes pendant des heures. Toute tentative de laisser quelque indice fut inutile. Seules quelques gouttes de mon sang tombèrent dans la neige avant qu’ils me bandent le bras de façon précaire. Lorsque le soleil atteignit le zénith, j’étais si faible et frigorifiée que c’était un miracle que je continue à avancer.
Ils ne répondirent à aucune de mes questions si ce n’est par des menaces pour me faire taire, sauf une fois où la faïngal me dit :
— Et comment veux-tu que je sache, moi, ce qu’Askaldo te veut, ma chérie.
Bientôt, cependant, je cessai de me préoccuper : ma capacité de réflexion se brisait un peu plus à chacun de mes pas.
Le ciel s’assombrissait de nuages gris chargés de neige lorsque je m’effondrai, tombant à genoux. Mon corps tremblait violemment et ma vue se troublait.
— Lève-toi ! —ordonna une voix.
La rage m’envahit pour s’évanouir aussitôt.
— Je… n’en peux plus —haletai-je.
La blessure me faisait de plus en plus mal ou, du moins, c’est ce qu’il me semblait. La neige, froide au contact, réveilla légèrement mon esprit. Lorsque le tahmar me prit par le bras pour me forcer à me lever, je sortis mes griffes et je l’attaquai. Il poussa un cri de douleur et de rage et me donna une bourrade qui me jeta par terre. Entre mon attaque et la chute, la douleur de mon bras était devenue insupportable. En quelques secondes, je sentis, plus que je ne vis, le tahmar lever son épée avec un rugissement de haine.
Alors, la Sréda, qui s’agitait depuis un moment déjà, se libéra chaotiquement. Je tentai maladroitement de me relever alors que le tahmar m’assénait le coup de grâce…
— Garkorn —rugit alors la voix de la faïngal—. Contrôle-toi, tu veux bien ? C’est un démon, pas un nadre rouge.
La pointe de l’épée déchira ma tunique mais n’alla pas plus loin.
— C’est la dernière fois que je travaille avec vous —ajouta la démone, irritée—. Showshen, attache-la. Garkorn la portera sur son dos. Allez, dépêchez-vous.
L’autre tahmar s’approcha de moi avec une corde et je l’observai, étendue sur la neige. J’étais toujours vivante, me dis-je, un peu surprise. Par contre, ma Sréda était complètement incontrôlée et elle déchirait mon jaïpu à grands coups de griffes énergétiques. Quel aspect pouvais-je bien avoir à cet instant, pensai-je.
Je sentis de fins flocons de neige tomber sur mon visage. Je clignai des paupières. La neige tournoyait comme les feuilles des arbres dans une bourrasque.
Lorsque Showshen prétendit me redresser, je sentis une explosion de douleur. Une fois les mains liées, je me laissai saisir par celui qui, à peine quelques instants auparavant, avait voulu me tuer. Et, peu à peu, je fuis le paysage enneigé et froid pour me réfugier dans un monde de silence et d’obscurité.
* * *
Je sortis de mon inconscience à plusieurs reprises, mais jamais de mon égarement. Garkorn me portait comme un poids mort, sans aucuns égards. Il était plus brut que Yeysa.
La plupart du temps, les trois démons cheminaient en silence, avançant rapidement malgré la tempête de neige qui fouetta les collines et les bois d’Ato durant les trois jours que dura le voyage. La nuit, je mangeais un ridicule morceau de pain… mais je dois reconnaître qu’eux ne mangeaient guère plus. Les courtes conversations que mes ravisseurs avaient entre eux me donnèrent l’impression que la faïngal considérait ses deux compagnons tahmars comme deux complets bons à rien.
Durant ces trois jours, je demeurai transformée en démon tout le temps. Pour deux simples raisons : premièrement, ma peau de démon me protégeait mieux du froid ; deuxièmement, ma Sréda était toujours déchaînée comme une mer furieuse et je manquais de force ou de volonté suffisantes pour la retenir.
Le temps passait sur moi, plus irrégulier que les musiques de Frundis. À un moment où j’étais plongée dans une léthargie incommodante, je me rendis soudain compte que quelque chose avait changé. Le vent froid ne soufflait plus contre mon visage glacé. Tout doucement, j’ouvris les yeux. Je me trouvais dans une sorte de cour intérieure entourée de murs en ruine. Devant moi, se tenait une porte.
Garkorn fit un mouvement brusque et la douleur de ma blessure se réveilla de nouveau. Les yeux exorbités, j’inspirai l’air glacé de la tombée du jour…
Je sombrai de nouveau dans l’inconscience, mais peu après des bruits de voix m’arrachèrent à ma torpeur. J’ouvris les yeux et je vis une salle illuminée par des lampes. Il y avait deux démons assis à une table et moi… j’étais dans un coin de la salle, allongée sur la pierre froide. Je refermai les yeux. J’avais faim, tout mon bras droit me faisait mal et ma tête était sur le point d’éclater. Ce genre de misères n’arrivaient pas à Shakel Borris, malgré toutes ses aventures, me plaignis-je mentalement.
La Sréda, incontrôlable, continuait à traverser chaque particule de mon corps. Jamais de la vie il ne m’était arrivé quelque chose de semblable, mais je connaissais les symptômes pour les avoir écoutés de la bouche de Kwayat. Il semblait bien que j’étais en train de devenir un kandak. Mes dents, plus affilées que d’habitude, logeaient à peine dans ma bouche. Et je sentais une énergie sauvage se propager lentement, réchauffant mon corps. Mais, qu’importait si je me transformais en un kandak ?, me demandai-je. Ce n’était pas le plus grave de mes problèmes ou, du moins, pas l’unique.
Je sentis une présence près de moi et je rouvris les yeux. La vue brouillée, je vis un grand chat blanc et noir qui me contemplait avec des yeux très verts. Il miaula, se redressa sur ses quatre pattes et s’éloigna. Alors, quelqu’un s’interposa entre les lumières de la salle et moi. C’était un humain d’un certain âge, à la peau translucide et aux yeux sombres. Il s’accroupit auprès de moi et il sortit un poignard. Il l’approcha de ma gorge et trancha ma tunique au niveau de l’épaule. Il contempla un moment la blessure. Son expression ne s’altéra pas. Était-il venu me soigner ou me tuer ?, me demandai-je, avec une certaine curiosité.
— Elle a de la fièvre et elle a perdu beaucoup de sang —déclara-t-il—. Elle est très faible.
Sa voix résonnait comme un tambour contre mon oreille.
— Mais elle survivra, n’est-ce pas ? —lui demanda une voix féminine.
— Oui.
Les yeux noirs de l’humain se posèrent sur les miens, sans aucun doute, rouges comme le sang. Imperturbable, le guérisseur ajouta :
— Je vais chercher Maoleth. —Alors il se leva et se tourna vers une silhouette diffuse—. Emmène-la dans une chambre.
Quelques minutes plus tard, une énorme caïte transformée m’emmena par un sombre couloir jusqu’à une chambre illuminée par une lampe et elle me déposa avec une étrange délicatesse sur un lit à baldaquin. Un lit ! Je retins un petit rire de délire. À quel moment avaient-ils décidé de me traiter avec tant d’amabilité ?
« C’est une autre culture », réfléchis-je par la voie du kershi. Face au silence qui me répondit, je me rappelai que Syu n’était pas avec moi. Bien sûr. Décidément, mon esprit était plus perturbé que ce que je pensais, soupirai-je.
La caïte libéra mes mains, elle ôta mes bottes et étendit sur moi une chaude couverture rouge. Je commençais même à avoir chaud, me dis-je. Je pensai à poser des questions à la caïte. Peut-être n’était-ce pas un si mauvais démon. Peut-être… Mais mon esprit fonctionnait si lentement que, lorsque je commençai à ouvrir la bouche, la caïte était déjà partie. Quand je la refermai, je sentis mes dents affilées se planter dans mes lèvres. Je poussai un grognement et je replaçai mes dents avec prudence pour ne pas me blesser davantage. Peu après, allongée si confortablement dans ce lit, je sombrai dans un sommeil agité.
Je me réveillai lorsque la porte se rouvrit. Deux démons entrèrent dans la chambre. L’un était le guérisseur et l’autre, un elfe noir assez petit qui se dirigea droit vers moi.
— Il faudrait simplement vérifier —dit la voix de l’humain à la peau pâle, tout en posant une boîte sur une table.
L’elfe noir acquiesça de la tête, il prit une chaise et s’assit près du lit. Il retira lentement ses gants. Il tendit une main et posa deux doigts sur une des marques noires de mon bras. Une énergie connue s’infiltra en moi superficiellement, comme si elle m’étudiait de loin. C’était le sryho, compris-je.
Finalement, je réunis la force suffisante pour demander :
— Qu’est-ce que je fais ici ?
L’elfe noir écarta sa main de mon bras et se leva sans me regarder un seul instant.
— Tu avais raison. Sa Sréda est assez instable —annonça-t-il.
Il y eut un bref silence et alors le guérisseur soupira.
— C’est ce que je craignais. Tu peux faire quelque chose ?
— Difficilement. Je te recommande de lui donner de la fleur de sisria et de soigner sa blessure. Elle est assez profonde et peut-être que c’est cela qui a déclenché son altération énergétique. Si elle ne se rétablit pas, alors il faudrait lui donner une potion de stabilisation… Qui sait, peut-être la potion est-elle déjà en chemin —ajouta-t-il. Je perçus un accent moqueur dans sa voix.
— Merci, Maoleth —répliqua l’humain au teint pâle.
Ils continuèrent à parler, mais il ne me restait plus de force pour comprendre ce qu’ils disaient. Leurs voix s’embrouillaient dans ma tête en un bourdonnement exaspérant.
* * *
Tout était silencieux. J’ouvris les yeux. La chambre était dans l’obscurité complète. À moins que je ne sois devenue aveugle. Ma Sréda était toujours aussi déchaînée qu’avant, mais elle ne m’empêchait plus de penser. Et la douleur de ma blessure avait considérablement diminué. Tout n’était pas perdu, me dis-je, en m’efforçant de ne pas m’enterrer avant l’heure.
Je levai ma main gauche et je palpai ma blessure. Elle était bandée. Je comprenais à présent pourquoi je sentais toute ma poitrine et mon cou serrés et immobilisés comme si une patte de troll m’écrasait.
Bien, me dis-je. Et maintenant ? J’étais blessée, ma Sréda était comme folle et je me trouvais dans un endroit inconnu auprès de démons qui m’avaient soignée et ne semblaient pas vouloir me tuer. À un moment, mes pensées se tournèrent vers Syu. Le singe avait sûrement dû avertir Aryès. Et peut-être que ce dernier avait trouvé Frundis… Mes yeux se remplirent de larmes, mais je les maintins ouverts dans l’obscurité. Il ne servait à rien d’enrager sans rien faire. Je devais essayer de brider cette Sréda.
J’inspirai lentement et je tentai de me souvenir mécaniquement des pas à suivre. C’était presque comme si Kwayat était là, me donnant des conseils. Jusqu’à ce que je remarque une pointe de reproche dans sa voix. Je fermai les yeux. “Ne te transforme jamais sous l’effet de la douleur ou de la rage : tu perdras le contrôle sur la Sréda et, si tu ne la brides pas à temps, elle essaiera de te dominer. Rappelle-toi que la Sréda est la Vie et la Vie cherche toujours la liberté, elle n’est l’amie de personne.” Kwayat adorait la poésie et le ton dramatique. Cependant, il m’était déjà arrivé une fois de perdre mon emprise sur la Sréda. Cette nuit-là, lorsque l’anrénine avait failli me tuer, elle s’était libérée comme une brusque tempête, me sauvant la vie. Et, plus tard, j’avais pu la brider de nouveau en toute tranquillité.
Réconfortée par cette pensée, je regardai ma Sréda… et je fus épouvantée. Ceci n’était pas une brusque tempête, me dis-je, en sentant ma respiration s’accélérer. Cela faisait des jours qu’elle m’avait envahie et perdu sa stabilité et, malgré mes efforts, je ne savais pas par où l’attraper. Toutes mes tentatives furent vaines et, au bout d’un long moment, je soupirai, quelque peu effrayée. Et si je me transformai réellement en une kandak ?
Je passai une main sur le large lit, sous la couverture. Il était agréablement douillet. Peut-être me trouvais-je dans le palais d’Askaldo, me dis-je, ironique. Et je fronçai les sourcils. Mais alors, qu’attendait-il pour se venger de moi ?
Je tendis l’oreille et je ne perçus que le silence. Était-ce la nuit et tous les démons dormaient-ils ? Faiblement, en essayant de ne pas bouger le cou ni le bras droit, je me levai. Je sentis l’air froid de la chambre contre ma peau et je compris que, pour me bander, ils avaient dû ôter ma tunique. Je tendis la main et je voulus créer une sphère harmonique… Mais je fus incapable de la créer. Un jour, je m’étais promis que j’apprendrais à utiliser les harmonies tout en étant transformée… mais jamais je n’avais pris le temps de tenir cette promesse et, à cet instant, je le regrettai amèrement.
Alors, à petits pas très prudents, je me dirigeai à l’aveuglette vers l’endroit où je pensais que se situait la porte. Mais ma main tomba sur une superficie ondulée. Je lui donnai un léger coup. Cela résonnait comme le bois. C’était une sorte d’armoire. Mes jambes vacillèrent et, sans plus m’aventurer, je retournai dans le lit et je me glissai sous la couverture. Elle était rouge, me rappelai-je.
J’étais fatiguée, mais mon esprit était lucide et ce fut, je crois, ce qui me soulagea le plus. Aussi, faute d’énergies pour bouger et essayer de fuir Askaldo, je me mis à méditer.
La crise qu’avait soufferte Spaw, en buvant le sirop d’orties bleues, avait été très différente, observai-je au bout d’un moment. Moi, je n’avais pas de spasmes soudains et violents comme lui. Je sentais simplement que mon corps consumait plus d’énergies que nécessaire alors que la Sréda tourbillonnait au hasard.
Je commençai brusquement à comprendre l’erreur que j’avais commise. J’avais complètement oublié de contrôler la Sréda. C’était comme si celle-ci avait trop tiré sur la corde et que, moi, je l’avais lâchée par inadvertance. J’éprouvai un peu de honte en me rappelant les avertissements de Kwayat… Cela était une étourderie. Et une étourderie compréhensible, certes, mais qui pouvait avoir des conséquences catastrophiques. Je fus presque étonnée de ne pas entendre d’ici les éclats de rire d’Askaldo. Si celui-ci avait appris que ma Sréda était instable, il devait être euphorique.
Peu à peu, tandis que mes pensées se laissaient entraîner par la fatigue, je fermai les yeux. Et j’eus l’impression d’entendre, tout bas, une chanson de Frundis. Finalement, mon esprit n’était peut-être pas aussi lucide que je le croyais, rectifiai-je. Après une autre tentative infructueuse pour brider la Sréda, ma tête se fit lourde et je m’endormis, pour me réveiller des heures plus tard en entendant des voix dans la chambre.
— J’ai honte pour eux —disait la voix du guérisseur.
Je clignai des yeux devant la lumière vive des lampes. Outre le guérisseur humain, je vis Maoleth ainsi que la caïte qui m’avait traitée avec tant d’amabilité il y avait… bon… je n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis que l’on m’avait emmenée dans cette chambre.
— Bonjour —fis-je, un peu tendue. Où diable était Askaldo ?, me demandai-je.
— Tu sembles plus éveillée que d’autres fois —observa la caïte, tout en posant un plateau rempli de nourriture sur la petite table de nuit. Son visage reflétait la douceur et la préoccupation.
Je fis une moue indécise et je jetai un coup d’œil vers le plateau, affamée. Le guérisseur, au visage pâle, s’approcha de moi et me sonda du regard.
— Tu n’as pas encore réussi à brider ta Sréda, n’est-ce pas ? —me demanda-t-il.
— Non —reconnus-je. Je les détallai rapidement—. Euh… Je peux vous demander quelque chose ? Que diables fais-je ici ? —demandai-je simplement—. Et qu’avez-vous à voir avec Askaldo et avec ceux qui m’ont capturée. Vous êtes amis… ? Aïe —fis-je. Je m’étais précipitée en parlant et je venais de me râper la langue avec une de mes canines.
— Je crois qu’elle est effectivement en train de se rétablir —commenta la caïte.
Le guérisseur s’approcha de mon lit, il retroussa ses manches et posa sa main sur mon front. Il fronça les sourcils ; je sentis une légère vibration énergétique… C’était de l’énergie essenciatique, me rendis-je compte. L’humain retira sa main et acquiesça de la tête, l’air satisfait.
— Euh… —Je me raclai la gorge, embarrassée—. Merci d’avoir soigné ma blessure.
Le guérisseur arqua un sourcil.
— C’est tout naturel —répliqua-t-il. Un léger sourire avait glissé sur son visage imperturbable. Mais il s’assombrit aussitôt pour ajouter— : Je comprends que tu veuilles des explications sur tout ce qui se passe. Mais j’ignore ce que tu sais ou non. En tout cas, c’est Askaldo qui t’a fait capturer, pas nous. Il a envoyé trois mercenaires à Ato. Et, apparemment, pas des plus délicats.
— Heureusement, ils sont déjà partis avec leur récompense —soupira la caïte.
Je réprimai une moue surprise en voyant qu’ils me répondaient avec autant de sincérité.
— Alors vous… vous ne travaillez pas pour Askaldo ? —demandai-je, soulagée.
Maoleth, l’elfe noir, se racla la gorge.
— Non. Enfin… oui et non —nuança-t-il—. Nous sommes des Démons de l’Esprit et nous avons aussi nos raisons pour ne pas vouloir irriter le fils d’Ashbinkhaï…
— Maoleth —l’interrompit la caïte, un peu agitée—. Je ne sais pas si nous devrions lui expliquer tout cela maintenant. Pour sa santé. N’est-ce pas, Barsh ?
Le guérisseur haussa les épaules tandis que je fronçai les sourcils, pensive.
— Ou nous lui expliquons, nous, tout de suite, ou c’est Askaldo qui lui expliquera —répondit-il—. Je ne crois pas qu’il tarde beaucoup à arriver.
Je pâlis et je jetai un regard vers la porte, m’attendant presque à voir apparaître Askaldo.
— Calme-toi, il n’est pas encore arrivé au Mausolée —m’assura Maoleth, moqueur—. Lieta m’avertira lorsqu’il arrivera.
Je clignai des paupières, sans comprendre.
— Quel Mausolée ?
— Le Mausolée d’Akras —expliqua simplement l’elfe.
Je le fixai du regard, incrédule. Le Mausolée d’Akras… Plus d’une fois j’avais entendu des histoires sur lui, et Frundis m’avait même chanté une longue ballade de terreur sur cet endroit ténébreux…
— Nous sommes au Mausolée d’Akras ? —répétai-je dans un filet de voix. J’avais encore du mal à le croire. Mais, en même temps, c’était logique. C’était un endroit idéal pour que les saïjits ne viennent pas y fouiner.
Un éclat de diversion brilla dans les yeux de l’elfe noir.
— Les légendes sur ce Mausolée sont fausses —m’assura-t-il—. Enfin, pas toutes —rectifia-t-il, en souriant. Il prit une chaise et s’assit prestement près du lit—. Bon, maintenant que tu sais où tu te trouves, tu dois vouloir savoir pourquoi Askaldo a pris la peine de t’amener jusqu’ici. Ton nom est Shaedra, n’est-ce pas ? —J’acquiesçai. Avec un accent qui me rappela le ton faussement menaçant de Kirlens, Maoleth ajouta— : Je vais tout te raconter, mais à une condition : que tu commences à manger, petite démone.
Je le regardai et j’esquissai un sourire. Maoleth semblait être quelqu’un de sympathique, décidai-je.
— D’accord —répondis-je.
Je me redressai prudemment et ils me passèrent le plateau avec un bol de soupe chaude et un grand morceau de pain. Je ne pus m’empêcher de sourire. Il n’y avait rien de meilleur que les simples plaisirs de la vie, pensai-je, en trempant mon pain dans la soupe. En imagination, je perçus à travers le kershi l’assentiment de Syu. Je mangeais ma première bouchée lorsqu’il me vint une terrible idée et je cessai de mâcher.
— La nourriture… elle n’est pas empoisonnée ? —demandai-je, la bouche pleine.
Maoleth roula les yeux.
— Je ne crois pas. Il est vrai que c’est Barsh qui a préparé la soupe. —Railleur, il signala le guérisseur du menton—. Peut-être qu’elle est un peu épaisse, mais, rassure-toi, nous n’avons pas pour habitude de mettre du poison dans les plats.
— J’ai seulement ajouté la fleur de sisria pour stabiliser ta Sréda —m’assura le guérisseur, en s’appuyant au baldaquin du lit.
— Hmm —répondis-je. Et je continuai à mastiquer mon pain, plus tranquille : qu’ils me disent ou non la vérité, j’étais trop affamée pour être exigeante.
— Bien, je vais essayer d’être bref —poursuivit Maoleth—, et ne m’interrompez pas —nous avertit-il—. Il y a quelques semaines, un démon que tu connais peut-être s’est enfui d’Aefna avec une alchimiste réputée du nom de Lunawin —commença-t-il à raconter, tandis que je continuais à manger—. Ce démon s’appelle Spaw Tay-Shual et c’est un templier qui a travaillé pour Ashbinkhaï. Tu le connais ?
Je roulai les yeux.
— Je le connais.
— Et Lunawin ?
— Aussi —répondis-je.
— Parfait, alors allons au fait. Askaldo, comme tu dois le savoir, recherche une potion pour retrouver sa beauté perdue…
Le démon, en parlant, sourit largement et le guérisseur grogna :
— Maoleth, sois compréhensif. Si tu avais la même tête qu’Askaldo, je t’assure que, toi aussi, tu essaierais de trouver un remède.
Maoleth fit une moue.
— Bah. De toutes façons, je n’ai jamais été très présentable, moi —répliqua-t-il—. Comme je le disais, le templier s’est enfui et il a caché Lunawin. Askaldo est parti à la recherche de l’alchimiste et il n’a rien trouvé. Il n’a même pas osé en parler à son père —ajouta-t-il, avec un sourire ironique—. Il se trouve que peu après Lunawin est apparue. Elle s’est présentée ici, au Mausolée, en disant que si Askaldo pardonnait à Spaw d’avoir blessé plusieurs de ses amis, elle fabriquerait la potion qu’il voulait.
J’agrandis les yeux. Apparemment, en quelques semaines l’histoire avait beaucoup avancé. Spaw, était-il au courant… ?
— Nous avons envoyé un message à Askaldo. Il est venu au Mausolée et a promis à Lunawin qu’il laisserait Spaw tranquille en échange de la potion —continua Maoleth avec calme—. Tous deux se sont rendus à Aefna, pour disposer du meilleur matériel d’alchimie et Lunawin s’est attelée à la tâche. Et, il y a une semaine, ces trois mercenaires sont arrivés en nous disant qu’ils travaillaient pour Askaldo et qu’ils allaient nous amener une jeune démone. Et là… tu entres en scène.
Je me raclai la gorge et j’écartai lentement mon bol vide de soupe.
— Askaldo va avoir sa potion miraculeuse, il ne va plus poursuivre Spaw, et Lunawin va retourner à sa vie habituelle comme avant. Tout cela est merveilleux —affirmai-je, moqueuse—. Mais, alors, pourquoi diable Askaldo veut-il me voir ?
Maoleth et le guérisseur échangèrent un regard rapide.
— Pour quelque raison, Askaldo veut que tu goûtes la potion avant lui —répondit finalement Barsh.
Ses paroles me laissèrent bouche bée. Ma Sréda tourbillonna, plus agitée et j’essayai de la retenir, en vain. Je contemplai les trois démons avec un soudain sentiment de trahison.
— Vous allez m’obliger à boire cette potion ? —demandai-je.
— Il n’y a pas de raison de s’alarmer —affirma Maoleth, en se frottant le menton, méditatif—. Dans le meilleur des cas, la potion réparera les dommages de ta Sréda.
— Et dans le pire des cas ? —répliquai-je, avec une moue.
À ce moment, on entendit un miaulement lointain. Maoleth soupira et se leva.
— Il arrive.
* * *
Lorsque Maoleth et le guérisseur entrèrent de nouveau dans ma chambre, Nara, la caïte, m’avait déjà aidée à me lever pour me vêtir d’une tunique bleue avant de sortir un peu précipitamment avec le plateau. Venant derrière l’elfe noir et l’humain, une sorte d’elfocane blond et difforme entra élégamment vêtu, le visage complètement recouvert de piquants sombres qui semblaient être sortis du néant. Ses yeux, d’un bleu pâle tirant sur le gris, semblaient presque se dissimuler derrière ces piquants et un frisson glacé me parcourut lorsqu’ils se posèrent sur moi. La froideur du regard d’Askaldo aurait atterré quiconque. Sans un mot, il s’approcha de moi et me tendit un petit flacon qui contenait un liquide rosâtre.
— Si tu veux vivre, bois tout son contenu, jusqu’à la dernière goutte —me dit-il, menaçant—. Si tu essaies de me tromper, j’ai encore toute une bouteille pleine de potion.
Je songeai à lui donner un coup de pied et à m’enfuir… Mais, malgré mon esprit quelque peu engourdi, je savais que ma tentative aurait été frustrée. Aussi, je pris mon courage à deux mains et, avec une dignité qui m’impressionna moi-même, je tendis la main vers le petit flacon. Askaldo ôta le bouchon et me le donna. Dans ses yeux brillait un mélange de méfiance et d’excitation… mais j’y vis aussi comme dans un miroir deux boules de feu étincelantes de rage. Quels effets pouvait avoir sur moi une potion aussi puissante que celle-ci ?, me demandai-je. Sachant qu’il était inutile de retarder l’inévitable, je portai le flacon à mes lèvres et je bus son contenu. Cela avait le goût des tartes aux fraises que Wiguy faisait au printemps.
Un sentier descendait, au milieu d’arbres touffus. Il faisait chaud et la fraîcheur du bois était agréable. On entendait, de temps à autre, la brise tournoyer dans les vallons de la colline. Un écureuil noir surgit d’un arbuste et grimpa avec agilité sur un des troncs…
— Leeresia —murmurait une voix très proche.
J’écoutai la voix, jeune mais profonde, et je me retournai. Mais non, je ne pouvais me tourner vers nulle part : je ne me trouvais pas là, je ne m’étais jamais trouvée là, me rendis-je compte. Quel était ce délire ? Étais-je en train de rêver ou la potion d’Askaldo avait-elle fini de me faire perdre la raison, après tant de jours tumultueux ?
Brusquement, au milieu du calme de la forêt, on entendit un cri, suivi de beaucoup d’autres. Bien que je me sente distante de tout ce qui pouvait m’arriver dans un endroit aussi étrange, une terreur indicible s’empara de moi. J’inspirai profondément et je me mis à courir. Le village qui apparut devant moi ne devait pas avoir plus de cent habitants ; la plupart couraient, en poussant des hurlements de terreur, alors qu’une bande de nadres rouges les attaquaient. Tout cela m’était trop familier…
Les nadres, soudainement, levèrent leur tête écailleuse, alertés. Et ils prirent la fuite, renonçant à leur festin et laissant derrière eux des maisons en flammes. Mes yeux se mouvaient à la rapidité de l’éclair. Tout en moi était indécision, impuissance et peur. Derrière une colline, des formes semblables à celles de saïjits commencèrent à se dessiner. Mais ce n’étaient déjà plus des saïjits, mais des squelettes blancs armés.
C’est alors que je compris. Je ne rêvais pas et je ne délirais pas. Mon esprit avait seulement ouvert de nouveau une porte que je croyais avoir fermée depuis longtemps. Pendant que la rage et la folie envahissaient l’être de mon souvenir, j’essayai de me détacher de lui. Cette rage n’était pas la mienne, mais celle de Jaïxel, me répétai-je.
Le cœur battant la chamade, je luttai pour enterrer de nouveau ces souvenirs au plus profond de mon esprit. J’avais déjà assez de problèmes comme ça pour laisser les souvenirs de Jaïxel venir m’importuner, me sermonnai-je. Je me rendis compte que j’étais éveillée et que ma Sréda était plus stable que les jours précédents. Ça, c’était une bonne nouvelle. Je perçus un léger parfum de roses. J’ouvris les yeux et je clignai des paupières. Une petite bougie illuminait doucement la chambre et une silhouette emmitouflée dans une couverture était assise près de mon lit. En le reconnaissant, je me redressai brusquement, stupéfaite.
— Kwayat ? —articulai-je. Je m’aperçus, à cet instant, que mes dents avaient repris une taille plus ou moins normale.
Mon ancien instructeur acquiesça sereinement de la tête.
— Bonjour —répondit-il—. Tu as l’air d’aller mieux.
— C’est vrai —intervint une autre voix.
Je soufflai.
— Spaw ? —fis-je, abasourdie.
Le jeune humain apparut, sortant des ombres de la chambre. Une lueur d’amusement dansait dans ses yeux.
— Nous sommes arrivés aujourd’hui —expliqua-t-il simplement—. Zaïx m’a averti. Comment te sens-tu ?
— Où est Askaldo ? —demandai-je, sans répondre.
— Dans son propre lit —répondit Kwayat, en ôtant sa couverture et en se levant—. Il a pris la potion dès qu’il a vu que tu commençais à aller mieux.
— Il s’est un peu précipité… —Spaw se racla la gorge face au regard assassin que lui lança Kwayat.
— Vous croyez que je peux encore faire une rechute ? —m’enquis-je. Au même moment, je me rendis compte que je n’avais plus aucun bandage sur ma blessure et que celle-ci semblait être complètement guérie ou presque. Je tendis mon bras droit, je le pliai et j’approuvai. Je ne sentais plus qu’une démangeaison gênante de la peau. Si un jour je croisai de nouveau ce Garkorn… J’essayai de calmer ma rancœur et je levai le regard vers Kwayat et Spaw, étonnée de voir qu’ils tardaient autant à me répondre—. Euh… Il y a un problème ? —insistai-je—. Vous croyez que ma Sréda est encore instable ?
— Il est difficile de stabiliser une Sréda qui est instable depuis plus de deux semaines —m’expliqua Kwayat.
Je pâlis. Spaw s’approcha alors avec agilité et s’assit sur le lit en croisant les jambes.
— Je croyais que tu avais dit qu’il ne fallait pas l’effrayer ? —se moqua-t-il, en jetant un regard amusé à Kwayat. Il ne fit aucun cas de l’expression de celui-ci—. Ne t’inquiète pas, Shaedra, tout s’arrangera. Les choses ne se sont pas si mal passées. La dernière fois que Lunawin a fait une de ces potions, celui qui l’a bue s’est transformé en kandak. —J’écarquillai les yeux—. Comme tu l’entends. Alors, tu peux t’estimer chanceuse. Ta Sréda va mieux. Quoique… —Tout signe d’amusement déserta ses yeux—. Je regrette ce qui s’est passé —avoua-t-il.
J’inspirai profondément et je secouai la tête, hallucinée.
— Ce n’est pas ta faute —répliquai-je—. Mais celle d’Askaldo.
— Non —rétorqua Kwayat fermement—. Ce n’est pas la faute d’Askaldo. C’est ma faute.
Surprise par son ton, je l’observai quelques instants et alors je pouffai.
— Mais bien sûr —répliquai-je, avec un large sourire moqueur—. Comment n’y avais-je pas pensé avant ?
Spaw sourit, mais Kwayat garda son sérieux.
— Tu ne comprends pas, Shaedra —me dit-il—. Je n’aurais jamais dû t’abandonner. Après tout, je suis ton instructeur.
Spaw souffla.
— Ça alors. Tu veux donc dire que tu acceptes maintenant le travail que t’a confié Zaïx ? —fit-il, un sourcil arqué.
Kwayat le foudroya du regard.
— Je n’ai jamais dit que je renonçais à être l’instructeur de Shaedra.
— C’est bien pour ça que Zaïx m’a nommé instructeur provisoire —observa Spaw, sur un ton innocent.
Kwayat soupira.
— À partir de maintenant, je m’occuperai de l’instruction de Shaedra —affirma-t-il.
Spaw fit une moue et acquiesça, les commissures des lèvres relevées.
— J’avoue que la tâche d’instructeur ne m’attirait pas beaucoup.
J’échangeai un regard amusé avec lui. Spaw avait davantage une âme de templier que d’instructeur. À ce moment, Kwayat posa une main sur mon bras et je sursautai. Son regard bleu reflétait une détermination de fer qui m’impressionna.
— Ton instructeur ne t’abandonnera plus —me promit-il. Il semblait toutefois que la promesse s’adressait plus à lui-même qu’à moi.
Comment Kwayat pouvait-il se sentir coupable de ce qui m’était arrivé ?, me demandai-je, sans comprendre. Qu’il s’accuse de mes mésaventures était totalement absurde, mais je savais bien que l’honneur de Kwayat n’était pas toujours très logique. Écartant ces pensées, je regardai mes mains et je plissai les yeux, en les soulevant au niveau de mon visage. La bougie émettait une lumière très faible, mais je parvins néanmoins à les voir, rouges, sur la couverture rouge. Je sentis un énorme vide en moi. Ma peau était rouge ! Je poussai une expiration qui ressemblait à une exclamation de surprise.
— Du calme —me dit Spaw, en remarquant mon expression—. Ce sont les effets de la potion. Dans quelques jours, sûrement, ta Sréda se stabilisera et tout reviendra à la normale… —Il hésita et ajouta— : Ou peut-être que non.
Sa sincérité me laissa songeuse. Je comprenais maintenant pourquoi Spaw avait dit qu’Askaldo s’était précipité en prenant la potion de Lunawin.
— Si ma peau est devenue rouge —commençai-je à dire et je me raclai la gorge. Cette idée était si absurde ! Je soupirai—. Vous croyez qu’Askaldo… ?
— Nous n’en savons rien —répliqua Kwayat—. Nos hôtes ne veulent pas nous laisser entrer dans la chambre d’Askaldo. Par précaution. Ils savent que je suis ton instructeur. Et ils ne me connaissent pas suffisamment pour avoir confiance en moi.
— Ils croient que tu pourrais te venger d’Askaldo ? —demandai-je. La simple idée me paraissait drôle.
— Je t’ai déjà expliqué, dans une de mes leçons, combien certains démons peuvent être vindicatifs —me rappela Kwayat.
— Oh —j’acquiesçai et je me mordis la lèvre—. Bien sûr que je me rappelle. Alors comme ça, nos hôtes ne nous laissent pas voir Askaldo, mais par contre ils ont laissé Askaldo entrer ici pour qu’il me transforme en démon rouge —observai-je avec une moue—. C’est du favoritisme.
— Ce sont des Démons de l’Esprit —dit simplement Kwayat.
— Tout cela est extrêmement intéressant —intervint Spaw, méditatif—. Mais maintenant, réfléchissons, Kwayat. Qu’allons-nous faire ? Nous fuyons avant qu’Askaldo se réveille avec encore tous ses piquants et qu’il décide d’accomplir sa terrible vengeance ? Ou nous attendons avec espoir que la potion le change en kandak ? —Son sourire s’était élargi au fur et à mesure qu’il parlait—. Qu’en pensez-vous ?
Malgré son ton léger, je frémis. Au fond de moi, je souhaitai qu’Askaldo récupère son visage normal. Au moins, de cette façon, il m’oublierait…
— Ne parle jamais à la légère de sujets aussi graves —siffla Kwayat, en observant avec désapprobation le jeune démon.
— Je ne parle jamais à la légère —répliqua Spaw, théâtral.
Kwayat et lui s’évaluèrent du regard et je roulai les yeux.
— Réfléchissons calmement —intervins-je. Et j’inclinai la tête sur le côté—. Quel est l’avis de Zaïx sur la question ?
Spaw esquissa un sourire.
— Zaïx préfère ne pas donner son avis. C’est déjà beau qu’il m’ait averti que tu avais des problèmes.
Je remarquai l’expression méditative de Kwayat. Mais celui-ci ne dit rien. Je pris alors une décision et je me levai d’un bond, les surprenant tous deux.
— J’ai faim —expliquai-je tout simplement.
Spaw sourit et se leva à son tour.
— Il ne faut jamais voyager le ventre vide —dit-il—. Lénissu le dit toujours.
Malgré ma tunique de laine, j’avais froid et je pris la couverture rouge avant de suivre Spaw. Une fois dans le couloir, Kwayat sortit de son mutisme, en annonçant :
— Il ne va y avoir aucun voyage. —Il se tourna vers moi et déclara— : Tu n’es pas encore rétablie et tu as besoin de te reposer…
Il se tut brusquement et il m’examina en détail. Alors, je m’aperçus que Spaw aussi m’observait avec curiosité et je fronçai les sourcils, mal à l’aise.
— Que se passe-t-il ?
Leur rapide échange de regards me rendit encore plus nerveuse.
— Ta Sréda est encore très étrange —dit Spaw en se raclant la gorge. Curieusement, son expression paraissait plus amusée que préoccupée.
Me souvenant soudain d’un détail, je regardai mes mains. Elles n’étaient plus rouges, mais grises et sombres comme la pierre.
— Mais… ? —haletai-je.
— Tu es entourée de sryho —expliqua scientifiquement Kwayat—. D’un sryho que tu ne contrôles pas. C’est… assez incroyable.
Je le regardai les yeux écarquillés.
— Cela commence à me préoccuper sérieusement —avouai-je, en essayant de garder mon calme.
Spaw me donna de petites tapes sur l’épaule.
— Ne t’inquiète pas —me dit-il sur un ton serein—. Je vais te préparer un bon repas. Et après tu vas voir comme tout cela n’est pas si terrible.
Je sentis dans sa voix quelque chose qui me glaça le sang dans les veines. Il était évident que Spaw ne pensait pas que ma peau allait récupérer sa teinte normale. Bon, me dis-je, en essayant d’être optimiste. Au moins, je n’avais pas été affligée de piquants, comme Askaldo… Envahie par un soudain doute, je portai la main à mon visage et je vérifiai qu’effectivement, il était aussi lisse que d’habitude.
Spaw s’éloigna dans le couloir pour aller préparer le plat promis et, avant de le suivre, je croisai le regard de Kwayat. Dans ses yeux bleus, brillait une froide détermination.
— Je t’apprendrai à contrôler le sryho —me dit-il alors—. Va manger. Et après, reviens dans la chambre. Nous commencerons la leçon.
Je secouai la tête et je réprimai un sourire.
— Pourquoi tu n’as jamais voulu m’apprendre à contrôler le sryho avant ? —demandai-je, intriguée.
Une ombre du passé voila les yeux de Kwayat.
— Parce que je ne savais pas encore si cela valait la peine de te l’apprendre.
Sa réponse me déconcerta.
— Tu veux dire que tu croyais que je ne serais pas capable d’apprendre ? —demandai-je.
Celui-ci secoua la tête et, sans répondre, il me fit signe de suivre Spaw. Je retins un soupir. Qui pouvait savoir ce que Kwayat croyait ou cessait de croire ?
* * *
Les jours suivants, je ne perçus aucun changement dans ma Sréda. Selon Maoleth, elle n’était pas tout à fait stable, mais, étant donné son état antérieur, c’était une bonne nouvelle. L’elfe noir du Mausolée d’Akras m’avoua avec désinvolture qu’il avait cru, à un moment, que je finirais par me transformer en kandak. Je fis une moue en m’en souvenant et aussi en pensant à ce que Kwayat m’avait dit à la fin d’une de ses leçons sur le sryho : “Tu ne sortiras pas de ce Mausolée sans avoir contrôlé ton sryho”. Mon instructeur tenait fermement à ce que j’apprenne le plus vite possible à contrôler l’énergie des démons. Et, plus il m’enseignait, plus je me rendais compte que le sryho était une énergie aussi complexe que les énergies asdroniques. Il était impossible de la comprendre totalement, mais peut-être pouvais-je la connaître comme je connaissais mon propre jaïpu…
Les leçons de Kwayat étaient interminables. Il demanda même à Spaw de monter les repas dans la chambre pour ne pas perdre de temps et, malgré mes protestations, il en fut ainsi. Tant d’empressement de la part de Kwayat, après des mois d’absence, me semblait ridicule. Mais Kwayat était têtu comme Wiguy ou plus, soupirai-je.
Encouragée par sa ferveur, je fis tout mon possible pour essayer de contrôler le sryho qui m’entourait. Au début, j’avais pensé que mes efforts portaient leurs fruits. Je sentais exactement la même chose que ce que me décrivait Kwayat. Mais chaque fois que celui-ci m’examinait, son expression se renfrognait, me laissant comprendre que mon aspect n’avait pas changé.
Les rares moments de liberté dont je disposais, j’étais tellement saturée du sryho que j’essayais de l’oublier.
Le regard perdu sur le feu de la cheminée du salon, j’observais le temps passer, laissant mes pensées vagabonder librement. De temps en temps, je me demandais comment allaient Syu et Frundis. Et j’espérai que le capitaine Calbaderca n’était pas à ma recherche. Toutefois, il était peu probable qu’il apparaisse au Mausolée d’Akras. Je réprimai une moue. Les démons gardaient jalousement leur anonymat et, quoique je répugne à l’admettre, je savais que n’importe quel démon ayant toute sa tête ne laisserait pas vivre un saïjit qui ait découvert son refuge. De la même façon qu’aucun saïjit armé ne laisserait en vie un démon. Et encore moins le capitaine Calbaderca.
La porte du salon s’ouvrit et je levai les yeux. Spaw entra avec un grand sac et une longue boîte en bois, et il posa le tout sur la table.
— Pouf ! —fit-il—. Me voici de retour.
Je lui adressai un regard étonné et je le rejoignis, curieuse.
— Qu’y a-t-il dans ce sac ? —demandai-je.
— Des habits —répondit-il, tout en l’ouvrant—. Un cadeau de Nara. Cette caïte ne parle pas beaucoup, mais elle a le cœur d’Aelrïen.
J’arquai un sourcil.
— Aelrïen ?
— C’est une démone légendaire —expliqua Spaw, accompagnant ses propos d’un geste vague de la main, et il sortit alors tous les vêtements sur la table, tout en chantonnant— :
Aelrïen ! La plus belle étoile de la mer.
Aelrïen ! La plus grande de toutes les âmes.
Cœur d’ambre, cœur d’étoile,
généreuse, clémente et aimable !
Il me jeta un regard moqueur.
— Si tu veux, je peux te raconter son histoire —me dit le démon, en remarquant mon intérêt—. Mais avant, choisis la cape que tu voudras et couvre-toi. Nous allons sortir.
Je sursautai.
— Sortir ? Où ?
Spaw m’adressa un sourire espiègle.
— Voir la neige et le soleil couchant. La journée est magnifique et, après tant de tempête de neige, il faut en profiter. Kwayat fait encore la sieste —ajouta-t-il, en me faisant un clin d’œil—. Qu’en penses-tu ?
Je fis un grand sourire.
— C’est une merveilleuse idée.
Comme il n’y avait aucune cape violette comme celle que j’avais perdue, je me couvris avec une chaude cape grise, j’enfilai des gants qui m’allaient parfaitement et Spaw me tendit alors des bottes.
— Ces bottes sont meilleures que celles que tu portes —m’expliqua-t-il, en voyant mon expression étonnée—. Ce sont des twyms. Des bottes de discrétion. D’après ce que m’a expliqué Nara, elles doivent avoir les mêmes propriétés que les miennes.
Je sourcillai et je jetai un coup d’œil aux bottes de Spaw. Légères et noires, il les portait depuis que je le connaissais. Intriguée, je pris celles qu’il me tendait. Je les examinai avec les énergies, en essayant de découvrir le tracé énergétique.
— Il faut les activer ? —demandai-je, en m’asseyant sur une chaise et en ôtant les bottes, un peu usées, que je portais depuis que j’étais sortie de Dumblor.
— Oh, non —m’assura-t-il, tandis que je les enfilai—. Elles n’ont pas d’autres énergies asdroniques que l’arikbète, mais elles sont faites en twym, c’est une matière très résistante et souple et elle amortit le bruit.
Je haussai un sourcil.
— Cette matière a quelque chose à voir avec cette énorme créature à deux têtes dont parlent les livres ? —m’enquis-je, curieuse.
Spaw se racla la gorge.
— Oui. De fait… pour les bottes twyms, on utilise l’os en poudre des twyms.
Je sifflai entre mes dents, mais Spaw ne me laissa pas le temps de me faire à l’idée que je portais aux pieds les os d’une créature légendaire et terrible.
— Allez, dépêchons-nous, sinon Kwayat se réveillera et voudra commencer sa leçon aussitôt —m’avertit-il, et il sourit, amusé face à ma mine sombre.
Je me levai d’un bond et, en sortant du salon, nous croisâmes Barsh. Le guérisseur portait sous le bras plusieurs rondins de bois. Nous le saluâmes joyeusement et, sur son visage imperturbable, un léger sourire se dessina. Spaw me conduisit jusqu’à la sortie du Mausolée d’Akras en silence. Les couloirs de l’édifice, froids et sinistres, ne portaient aucune décoration. Nous montâmes les escaliers jusqu’au-dehors et, à la vue de la neige blanche et du ciel rougeoyant du soir, je souris, heureuse. J’admirai les colonnes de pierre et les ruines, faisant fi du froid.
— Les légendes disent qu’Akras fut maudit par les dieux —murmurai-je, en contemplant avec fascination le paysage désolé du Mausolée—. Un jour, Frundis m’a chanté une ballade sur son fantôme qui renaissait la nuit pour anéantir tous les êtres vivants qui osaient entrer sur son territoire.
— Terrifiant —avoua Spaw.
— Oui. Mais, en vérité, cet endroit n’a pas l’air aussi effroyable que ce qu’on raconte —ajoutai-je.
— Il n’a pas l’air —souligna Spaw, avec un petit rire mystérieux et théâtral—. Qui te dit que cet Akras n’existe pas ?
Je roulai les yeux.
— S’il existait, cela fait longtemps que les démons ne vivraient plus ici.
Spaw haussa les épaules.
— Certains préfèrent supporter un fantôme que tout un village saïjit —observa-t-il.
Nous cheminâmes en silence un bref moment jusqu’à ce que je demande à Spaw de me raconter l’histoire, plus agréable, d’Aelrïen, la démone de cœur d’étoile. Spaw était en pleine narration quand, soudain, il s’arrêta net. L’espace d’un instant, je crus qu’il s’agissait d’un truc de conteur, mais alors Spaw souffla, en m’observant fixement.
— Mawer —fit-il.
Le mot tajal manifestait l’incrédulité. Comprenant que quelque chose l’avait alerté, je baissai le regard et je retroussai les manches de ma tunique. Je remarquai que mes bras étaient devenus blancs. Blancs comme la neige. De même qu’avant ils étaient rouges comme la couverture et gris comme la pierre et…
— Démons ! Je change de couleur selon l’environnement —conclus-je, à voix haute. Et finalement, j’ajoutai sur un ton objectif— : C’est absurde.
— Non. C’est impressionnant —murmura Spaw. Il tendit une main vers moi jusqu’à me toucher—. Laisse-moi deviner : tu combines le sryho avec les harmonies. —En voyant mon expression d’incompréhension, il arqua un sourcil—. Tu n’as vraiment aucune idée de ce que tu fais ?
— Pas la moindre idée —approuvai-je. Et je soupirai bruyamment—. Tu ne crois pas que je vais guérir, n’est-ce pas ?
Contre toute attente, Spaw éclata de rire.
— Il ne s’agit pas d’une maladie —répliqua-t-il—, mais d’une simple mutation. Du moins, c’est ce que je crois.
— Une simple mutation —répétai-je, en secouant la tête—. Peut-être que dans quelques jours, j’aurai des piquants plein la figure comme Askaldo.
— Ce serait dommage —admit Spaw, sans cesser de sourire—, mais je doute que cela arrive. Kwayat et Maoleth disent que ta Sréda n’est pas suffisamment instable pour faire empirer ton état.
Son ton léger me sembla à ce moment un peu insultant et je le foudroyai du regard, offusquée.
— T’est-il déjà arrivé de subir une mutation ? —m’enquis-je.
Spaw sembla trouver ma question amusante.
— J’ai failli plus d’une fois —répondit-il—. Un jour, une écaille est même apparue sur mon épaule. Mais bien sûr, comme les humains, nous n’avons normalement pas d’écailles, j’avais demandé à Lunawin un remède pour la faire disparaître et cela a été efficace. Des petits problèmes coutumiers de démons, tu t’y habitueras —finit-il par dire tranquillement. Je le contemplais, incrédule.
— Askaldo ne s’est pas habitué —fis-je remarquer.
— Euh… C’est vrai —admit Spaw—. Tous les démons ne s’y font pas. Mais il est également vrai qu’avoir des piquants sur la figure est diablement gênant, tandis qu’être entourée d’un sortilège de mimétisme, ça peut même être utile.
Je pris une mine songeuse.
— Évidemment, vu comme ça…
À ce moment, nous entendîmes le bruit lointain de sabots contre la neige et nous nous raidîmes.
— Des chevaux —murmurai-je.
Le visage de Spaw s’était assombri.
— Ils se rapprochent du Mausolée. Ne restons pas là —me dit-il.
Avec appréhension, nous avançâmes entre les ruines et nous nous tapîmes contre l’un des murs de l’édifice. Les chevaux étaient plus près que ce que nous pensions et nous les vîmes apparaître sur la colline, se dirigeant droit sur le Mausolée.
— Ce doit être des démons —prédit Spaw.
— Ou peut-être que non —rétorquai-je.
— Peut-être que c’est Akras —plaisanta Spaw, bien que l’on perçoive dans sa voix une pointe d’inquiétude peu habituelle chez lui—. Attends-moi ici —dit-il soudain.
Il s’éloigna entre les ruines et je me dissimulai mieux derrière le mur, indécise. Depuis ma position, je ne pouvais rien voir, mais on ne pouvait pas me voir, moi non plus. Et s’il s’agissait du capitaine Calbaderca ?, me demandai-je, un peu angoissée. Je n’avais pas encore totalement récupéré mon aspect normal. Je n’étais pas prête, me dis-je. “Tout dépend de toi”. Les paroles de Kwayat me revinrent à l’esprit. Oui, tout dépendait de moi et de ma capacité à contrôler mon sryho. Je plissai les yeux et je me concentrai. L’énergie des démons, qui avait toujours reposé, oubliée dans quelque recoin de mon être, s’écoulait en un flux continu sur la Sréda. Mais, comme tant d’autres fois ces derniers jours, il me fut impossible de contrôler quoi que ce soit. Si j’avais eu besoin de la potion d’Askaldo pour récupérer un relatif contrôle sur ma Sréda, comment allais-je maîtriser une énergie dont Kwayat commençait à peine à m’enseigner les rudiments ? Je penchai la tête. C’était ironique de penser cela, mais il se trouvait qu’Askaldo m’avait fait une énorme faveur avec cette potion.
Le bruit de pas m’arracha à mes pensées. Peu après, Spaw surgit d’entre les ruines en marchant avec discrétion. Plus d’une fois je m’étais demandé pourquoi Spaw aimait tant que sa cape soit d’un vert aussi criard. Sur la neige et la pierre sombre, il se détachait comme une fleur liwi au milieu d’un champ de glace.
Une lueur d’excitation brillait dans les yeux de Spaw. Je le regardai, interrogatrice.
— Askaldo va avoir des problèmes —m’informa-t-il.
— Askaldo ? —répétai-je, étonnée. Ce n’était donc pas le capitaine Calbaderca…
— Il n’est pas habituel qu’Ashbinkhaï sorte de son repaire —ajouta Spaw, éloquent. Il avait baissé la voix.
J’écarquillai les yeux.
— Ashbinkhaï ? —murmurai-je.
— C’est ça —approuva Spaw. Il rajusta alors sa cape et passa une main dans ses cheveux—. Je vais le saluer. Euh… —Il me regarda et hésita avant de prendre une décision—. À ta place, je ne bougerais pas d’ici pour le moment. Ashbinkhaï montre toujours beaucoup d’intérêt pour les démons qui ont des mutations étranges. Il vaut mieux pour toi qu’il ne te remarque pas trop, je te l’assure.
Je réprimai une grimace.
— Et toi ? —demandai-je—. Tu crois que c’est prudent, après ce qui s’est passé à Aefna… ?
Mais Spaw souffla, amusé.
— Si Ashbinkhaï sait ce qu’il s’est passé, il doit aussi savoir que c’est son fils le coupable, pas moi. Je ne faisais que défendre Lunawin.
Il sourit devant mon inquiétude et leva une main en signe de salut.
— Je reviens tout de suite.
Lorsque Spaw disparut entre les ruines, je me redressai. Je n’avais pas tout à fait retrouvé ma forme saïjit, mais je n’étais pas non plus totalement changée en démon et il me fut facile d’utiliser les énergies. Je m’entourai d’une sphère de brouillard et je suivis discrètement les traces de Spaw jusqu’à l’entrée du Mausolée.
Les bottes twyms étaient extrêmement utiles, m’aperçus-je. C’est à peine si je m’entendais marcher. J’atténuai mes harmonies pour me fondre le plus possible avec l’environnement et je pensai que, de toutes façons, ma peau mimétique m’aiderait aussi à me dissimuler. Tapie entre une colonne brisée et un mur délabré, je jetai un coup d’œil vers la cour du Mausolée.
Ils étaient cinq. Ashbinkhaï, sans doute, devait être cet elfocane de haute taille emmitouflé dans une cape noire, montant un grand cheval au pelage bai. Trois elfes noirs l’entouraient sur leurs chevaux, et un jeune elfe de la terre observait les alentours avec une curiosité qui me rendit aussitôt nerveuse. Je me cachai prudemment derrière la colonne.
— Heureux de vous revoir, grand Ashbinkhaï ! —fit la voix respectueuse de Spaw. J’entendis ses pas plus fermes sur la neige et les ébrouements alarmés des chevaux.
— Spaw Tay-Shual —répondit la voix de l’elfocane—. Cela m’étonne que tu sois auprès de mon fils après avoir refusé mon offre pour le protéger. Bien que cela ne me surprenne pas tant que ça, tout compte fait —rectifia-t-il. Sa voix, quoique suave, était chargée d’ironie.
— À quoi est due votre visite ? —demanda le jeune humain, conservant son ton respectueux.
— J’ai été informé de faits inquiétants —répondit Ashbinkhaï. Le bruit de ses bottes sur la neige m’indiqua qu’il était descendu de cheval.
— J’espère qu’ils ne le sont pas tant —répliqua Spaw. Sa voix semblait déjà plus lointaine.
J’entendis la porte d’entrée s’ouvrir puis se refermer. Je poussai un soupir et je jetai un coup d’œil prudent sur la cour. Les cinq chevaux étaient attachés à des colonnes. Ils s’agitaient, nerveux, comme s’ils percevaient quelque chose d’anormal dans l’air. Peut-être sentaient-ils les énergies étranges qui flottaient autour du Mausolée. Ou peut-être discernaient-ils ma présence, ajoutai-je pour moi-même.
J’allais bouger pour m’éloigner lorsque, soudain, j’entendis un léger crissement. L’elfe de la terre cheminait joyeusement entre les colonnes, admirant les vieilles figures gravées dans la pierre. J’esquissai un sourire et je m’assis tranquillement sur une roche pour l’observer, annulant mon sortilège harmonique. L’elfe ne devait pas être beaucoup plus âgé que moi. Pour quelle raison le « grand Ashbinkhaï » l’avait-il choisi pour son voyage ?, me demandai-je, intriguée.
J’étais assise là depuis un bon moment, n’arrivant pas à croire que l’elfe ne me voie pas, lorsque ce dernier se tourna soudain vers moi et sursauta en me découvrant à quelques mètres de distance seulement. Une expression de terreur passa sur son visage. Il m’examina, circonspect.
— Bel endroit —observai-je.
— Euh… Oui —acquiesça l’elfe, mal à l’aise—. Tu es… tu es un démon ? —demanda-t-il.
J’arquai un sourcil et acquiesçai. Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant le soulagement se refléter sur son visage ; cependant, il reprit aussitôt une mine méfiante.
— Tu vis ici ?
— Pour le moment —acquiesçai-je—. Je m’appelle Shaedra. Et toi ? Quel est ton nom ?
— Chayl Calyhéi Ashbinkhaï —répondit-il et il ajouta, avec un air de suffisance— : Je suis le neveu du Démon Majeur de l’Esprit et je suis aussi son disciple.
Il était évident qu’il se sentait fier de sa position.
— Oh —fis-je. Et je l’examinai plus attentivement. Maintenant qu’il le disait, sous ses traits d’elfe de la terre, des traits d’elfocane étaient sous-jacents. C’était un dédrin, compris-je. Ses yeux pâles, presque comme ceux des aveugles, me détaillaient avec curiosité.
— Shaedra… Oh, oui. Maintenant je me souviens —marmotta-t-il—. Tu es celle qui a volé la potion de mon cousin, n’est-ce pas ?
Et voilà, encore et toujours la même histoire, soupirai-je. Je dissimulai mon exaspération et je me raclai la gorge.
— Je n’ai rien volé. J’ai simplement commis une erreur. Bon —dis-je, en me levant, avant que l’elfe puisse m’interroger davantage—, enchantée de te connaître, Chayl Calyhéi Ashbinkhaï.
Je venais d’entendre la porte de la cour s’ouvrir et je me tournai vers Spaw qui s’approchait, plongé dans ses pensées.
— Pareillement —répliqua le dédrin—. Au revoir.
Avant que Spaw ne nous rejoigne, le dédrin s’éloignait déjà, fuyant sans doute un templier pour lequel il n’avait pas beaucoup d’estime.
— Je suis entré dans la chambre d’Askaldo —m’informa Spaw, en suivant d’un regard indifférent la silhouette du dédrin au milieu des ruines.
Je me mordis la lèvre, avec espoir.
— Ses piquants sont partis ? —demandai-je.
— Plus ou moins. —Je soupirai, soulagée, mais Spaw précisa— : Les piquants se sont aplatis et se sont transformés en furoncles assez horribles. J’ai laissé père et fils bavarder tranquillement, mais il vaudra mieux que tu viennes. Je crois qu’Askaldo a un autre plan.
Quoique, sous l’influence du sryho, ma peau doive déjà être aussi blanche que la neige, je me sentis pâlir.
— Un autre plan ? —répétai-je faiblement—. Je n’aime pas ça. Tu ne crois pas qu’il est temps de fuir ce démon perturbé ? —suggérai-je.
Spaw roula les yeux.
— Askaldo n’est pas fou. Il a simplement une idée fixe. Il a toujours aimé vivre dans les villes saïjits, c’est un progressiste et il ne veut pas renoncer à sa vie d’avant. Viens —me dit-il, en reprenant le chemin vers l’entrée lugubre du Mausolée.
— Le problème, c’est que pour ne pas renoncer à cette vie d’avant, il est capable de faire des folies —marmonnai-je tout bas, tout en suivant Spaw.
* * *
Lorsque nous entrâmes dans le salon, Maoleth, Barsh, Nara et Kwayat étaient déjà réunis, assis autour de la grande table.
— Parfait ! —s’écria Maoleth, en nous voyant entrer—. Il ne manque plus qu’Ashbinkhaï et son fils et nous pourrons connaître la raison pour laquelle Askaldo veut tous nous réunir.
Je haussai un sourcil. De fait, cette soudaine réunion m’intriguait. Je m’assis à la table avec Spaw et je croisai le regard approbateur de Nara. Je souris à la grande caïte.
— Merci beaucoup pour les habits —dis-je.
— Oh, tu n’as pas besoin de me remercier —répondit-elle avec sincérité—. Ces habits ne s’utilisaient plus depuis des années. Mieux vaut qu’ils servent à quelque chose.
À ce moment, l’énorme chat de Maoleth grimpa sur mes genoux et je sursautai. Le félin riva ses yeux verts sur mon visage et il leva une patte contre ma poitrine, toutes griffes rentrées, comme s’il examinait un jouet intéressant.
— Lieta —l’appela Maoleth—. Un peu de respect.
Aussitôt la chatte se tourna vers son maître. Elle sauta sur la table et miaula tout bas. Après m’avoir adressé un coup d’œil méfiant, elle se mit à se lécher une patte avant avec sa langue rapeuse.
— Elle a mauvais caractère —m’expliqua Maoleth, avec un sourire moqueur. La chatte le foudroya du regard, comme si elle avait compris—. Mais c’est une bonne compagne —ajouta-t-il, en donnant une petite tape au félin.
Je commençais à me demander si Maoleth et Lieta communiquaient par voie mentale, comme Syu et moi, ou s’ils devinaient simplement les pensées de l’autre. Qui sait ? Peut-être utilisait-il même le kershi ! Je tournai la question dans ma tête depuis plusieurs jours, mais je devais avouer que je n’avais pas osé demander à Maoleth.
— À force de nous faire attendre, il va lui pousser des cornes, au fils d’Ashbinkhaï —fit Spaw.
Je laissai échapper un petit rire, mais les autres nous regardèrent, l’expression sévère, et nous recomposâmes notre expression.
Quelques minutes à peine s’écoulèrent avant qu’Askaldo n’entre, suivi de son père et des trois elfes noirs qui étaient arrivés de l’est, puis de Chayl, le dédrin. Nous nous levâmes tous et j’imitai Spaw et les autres lorsque ceux-ci s’inclinèrent respectueusement devant les nouveaux venus à la manière des démons. Ce n’était pas tous les jours que l’on se trouvait face au Démon Majeur de l’Esprit, pensai-je, amusée.
— Asseyez-vous —ordonna Ashbinkhaï.
L’elfocane avait ôté sa capuche et sa longue chevelure lisse et dorée tombait autour de lui. Il traversa le salon d’une démarche souple et s’assit en bout de table, invitant brusquement son fils à s’asseoir à sa droite. Askaldo, avait la même prestance que son père, mais pas l’harmonie des traits, manifestement. Son visage verdâtre et sombre ressemblait à celui d’un personnage cauchemardesque. Je soupirai. Quelles conséquences pouvaient avoir une Sréda instable !
Ashbinkhaï nous dévisagea tour à tour de ses yeux pâles. Il me sembla que son regard s’arrêtait plus longtemps sur moi et je me sentis frissonner.
— Je voudrais avant tout vous remercier de votre chaleureux accueil dans votre demeure —déclara-t-il, en s’adressant à Barsh, Maoleth et Nara.
Les intéressés inclinèrent la tête, acceptant les remerciements. Nous étions tous dans l’expectative.
— Je vous ai réunis ici pour une raison très simple. Mon fils, malgré la potion de Lunawin, n’est pas guéri —annonça inutilement Ashbinkhaï.
— Ce n’est pas la faute de Lunawin —intervint Spaw. Sa voix se termina en un murmure étouffé, sous le regard impérieux d’Ashbinkhaï.
— Un Démon Majeur n’accusera jamais un alchimiste pour une seule erreur d’alchimie —répliqua Ashbinkhaï—. Je sais maintenant avec une absolue certitude que c’était une mauvaise idée de demander une potion aussi compliquée à une vieille femme. Et c’était une terrible erreur d’essayer de la forcer à fabriquer cette potion —ajouta-t-il, en adressant un regard réprobateur à son fils. Askaldo, cependant, semblait déjà avoir suffisamment tiré la leçon et il gardait le regard rivé sur la table.
— Il n’y a pas de meilleur alchimiste que Lunawin dans toute la Terre Baie —commenta Barsh, le visage imperturbable.
Ashbinkhaï fronça les sourcils.
— Peut-être. Mais il y a un autre grand alchimiste qui pourrait soigner mon fils : Seyrum.
J’agrandis un peu les yeux et je fus surprise des réactions des habitants du Mausolée d’Akras. Maoleth adopta une mine pensive, Nara fronça les sourcils et Barsh secoua la tête. Lieta, sur les genoux de son maître, eut un bâillement exagéré.
— Je regrette, Ashbinkhaï, mais je n’arrive pas à voir où vous voulez en venir —répliqua le guérisseur.
— Je comprends votre surprise —dit Ashbinkhaï—. Pour ceux qui ne sont pas au courant, cela fait des mois que Seyrum a été capturé par Driikasinwat en vue de ses sombres machinations. Moi, Ashbinkhaï, et mon fils Askaldo, nous avons décidé de mettre fin à l’ambition de ce renégat et de libérer Seyrum —déclara-t-il sur un ton solennel.
Un murmure parcourut la table et je me tournai vers Spaw.
— Driikasinwat ? —demandai-je. Le nom me disait quelque chose et j’étais sûre que Kwayat m’avait déjà parlé de lui.
— On le nomme le Démon de l’Oracle —m’expliqua-t-il dans un murmure.
Alors je me souvins. D’après ce que m’avait raconté Kwayat, Driikasinwat avait été un Démon de l’Esprit comme Zaïx avant de commettre une erreur impardonnable. Il avait fait plonger un de ses ennemis dans le Puits des kandaks, puis il avait disparu. À aucun moment, Kwayat n’avait mentionné si Driikasinwat était toujours vivant. Et il se trouvait maintenant que le démon avait capturé ni plus ni moins que l’alchimiste de Dathrun. Je tentai de reconstruire l’image de Seyrum que je gardais dans ma mémoire. Je ne me souvenais que de ses cheveux argentés et de ses yeux étincelants de fureur face à trois fillettes qui venaient de boire la bouteille destinée au fils d’Ashbinkhaï…
— C’est une action dangereuse —commenta Maoleth, en caressant la tête de Lieta—. Mais il est également vrai que Driikasinwat s’est montré trop effronté en capturant un alchimiste aussi prestigieux.
— Il est allé trop loin —approuva l’un des elfes noirs qui accompagnaient Ashbinkhaï.
Le Démon Majeur de l’Esprit se leva, comme pour donner plus d’importance aux paroles qu’il allait prononcer.
— Le Démon de l’Oracle, comme il se nomme lui-même, a vécu longtemps dans l’ombre et jusqu’alors ses actions ne m’avaient pas trop alarmé. —Il secoua la tête tristement—. Mais qu’il nous vole notre meilleur alchimiste est un acte infâme —affirma-t-il—. Driik est habile et rusé. Il vit sur une île des Anarfes, entouré d’autres démons renégats. Quoiqu’en fait, ce ne soient pas tous des démons. —Nara laissa échapper une exclamation étouffée et les yeux de l’elfocane se fixèrent sur elle un instant—. Cela fait longtemps déjà que je suis les folles actions de Driikasinwat —poursuivit-il calmement—. Seyrum n’est pas le premier alchimiste qu’il ait capturé. Il a aussi enlevé un vieil homme qui vivait dans un village près de Mirléria il y a deux ans.
— Driikasinwat trame quelque chose —comprit Barsh.
— Ses intentions me sont trop familières —acquiesça Ashbinkhaï, la mine sombre—. Cela me rappelle Yhelgui Déormath.
Un frisson parcourut la petite assemblée et je retins un soupir. Spaw, devinant ma question silencieuse, fit une moue amusée avant de m’expliquer en chuchotant :
— Yhelgui Déormath était une démone de la Lumière qui a tenté d’asservir un peuple saïjit, il y a une trentaine d’années. Une véritable écervelée. Heureusement, Ashbinkhaï et Puir ont fini par la démasquer et la condamner. S’ils n’étaient pas intervenus…
Le jeune humain s’interrompit au milieu de son explication en voyant qu’Ashbinkhaï répondait à une question de Barsh. Je plissai les yeux, pensive, mais je prêtai attention.
— J’ignore ce qu’il prétend exactement faire de Seyrum —disait le Démon Majeur—. Mais si celui-ci est encore en vie, cela signifie donc que Driikasinwat souhaite utiliser ses dons d’alchimie pour maintenir l’équilibre de sa Sréda et celui de ses sbires. Seyrum, comme ancien Démon de l’Esprit, mérite ma protection. Askaldo ira à l’Île Boiteuse et le libérera. Oubliez dès à présent toutes les actions de mon fils concernant Lunawin. C’est une histoire passée. La vengeance n’honore personne.
Ashbinkhaï riva ses yeux sur ceux de son fils puis il les tourna vers moi. Je lui rendis un regard ahuri. L’Île Boiteuse ? J’avais gardé ces mots en tête et je mis plusieurs secondes à comprendre le regard d’avertissement d’Ashbinkhaï. Sans doute, voulait-il me faire comprendre que la petite querelle entre Askaldo et moi était terminée.
— Cela a été un plaisir de parler avec vous tous. Maintenant, si cela est possible, je voudrais m’entretenir en privé avec mes amphitryons —déclara alors Ashbinkhaï.
Je perçus le regard rapide qu’échangeaient Barsh, Nara et Maoleth avant de se lever et de sortir de la pièce, suivis d’Ashbinkhaï et de son escorte. Dès que la porte se referma, Askaldo leva ses yeux rougeâtres. Mais les paroles d’Ashbinkhaï m’avaient laissée trop songeuse pour lui prêter attention…
L’Île Boiteuse !, me répétai-je, incrédule. D’après ce que je savais, cette île n’avait guère plus de quinze kilomètres de long. Il était plus qu’improbable que deux communautés puissent subsister sur si peu d’espace… la conclusion immédiate me faisait dresser les cheveux sur la tête. Si les Adorateurs de Numren vivaient sur l’Île Boiteuse et y retenaient Aléria, cela signifiait soit que les Adorateurs de Numren étaient des alliés des démons renégats de Driikasinwat… soit qu’ils ne faisaient qu’un. Et, si c’était le cas, alors les Adorateurs de Numren étaient des démons. Et si c’étaient vraiment eux qui avaient enlevé Daïan, leur objectif ne pouvait pas avoir de rapport avec la Sréda. À moins que Daïan soit aussi une démone alchimiste, pensai-je, avec ironie.
Je secouai la tête et je pensai à Aléria. Je frémis en l’imaginant prisonnière dans quelque cellule sombre tandis que le Démon de l’Oracle s’aventurait loin de son île pour enlever de nouveaux alchimistes. Peut-être que Driikasinwat en faisait collection… Je réprimai un petit rire devant cette idée farfelue. Le raclement de gorge de Spaw me sortit de mes pensées et je me rendis soudain compte qu’Askaldo avait parlé. Et, à voir comme il me dévisageait, il avait tout l’air de s’être adressé directement à moi.
— Euh… Pardon, tu as dit quelque chose ? —demandai-je, en essayant de ne pas laisser voir mon appréhension en posant mes yeux sur son visage difforme.
Le fils d’Ashbinkhaï, loin de se montrer exaspéré, esquissa un sourire.
— Je disais que je me réjouis qu’aucun de nous deux ne soit devenu un kandak.
— Oh —murmurai-je, étonnée par son ton assez cordial—. Oui, euh… moi aussi, je m’en réjouis.
Askaldo se leva avec agilité. Sa haute stature et sa minceur, associées à son visage monstrueux, lui donnait l’aspect d’une créature réellement étrange. Alors qu’il s’approchait de moi, il reprit la parole.
— Ashbinkhaï… —il marqua une légère pause avant d’ajouter— : mon père, veut que nous oubliions notre petit malentendu. Et maintenant que tu en es presque au même point que moi —il se racla la gorge, comme si cela l’amusait—, je suis prêt à faire la paix.
Son ton moqueur me surprit davantage que la proposition elle-même. J’arquai un sourcil et j’avouai avec franchise :
— Je n’ai jamais voulu voler la potion de Seyrum, je te l’assure. Je suis désolée de t’avoir causé autant de malheurs.
Askaldo découvrit ses dents pointues.
— Je te crois. Je ne sais pas pourquoi, mais je te crois —répondit-il avec simplicité—. Et puisque je te pardonne pour ton action, pardonne-moi de t’avoir causé… quelques problèmes, moi aussi.
Quelques problèmes, me répétai-je, ironique. Il avait d’abord voulu déstabiliser ma Sréda avec du sirop d’orties bleues et, ensuite, il m’avait fait avaler une potion très puissante qui n’était même pas préparée pour moi. Malgré cela, je ne pus que me réjouir de le voir prêt à oublier le passé.
— Tout est déjà pardonné —affirmai-je.
— Alors, faisons la paix comme il se doit —dit-il.
Et, reprenant son sérieux, il tendit ses deux mains en avant. J’écarquillai les yeux, déconcertée, mais alors, en échangeant un regard avec Kwayat, je compris. Je me levai et je pris les mains du fils d’Ashbinkhaï. Sa peau était rugueuse et bulbeuse, assombrie par les boursouflures, et je dus faire un effort pour ne pas faire un bond en arrière.
Kwayat m’avait expliqué quelques fois comment les démons se pardonnaient mutuellement. Ils se prenaient les mains et prononçaient des mots en tajal. Je pris une inspiration et, après avoir énoncé des paroles introductrices, comme me l’avait appris Kwayat, je déclamai :
— Hashral, mihuswib.
Je me sentis assez fière de m’en être aussi bien souvenu, néanmoins, lorsque je vis l’étonnement reflété dans les yeux d’Askaldo, je crus un instant que je m’étais trompée de formule. Cependant, il répondit sur un ton posé :
— Hashral, mihuswib.
Nous lâchâmes nos mains, mettant fin à ce curieux rituel solennel. Je jetai rapidement un coup d’œil à Kwayat, espérant qu’il montrerait quelque signe de satisfaction en voyant le bon comportement de son élève, mais celui-ci était plongé dans ses pensées, le regard rivé sur ses mains jointes.
— Ton instructeur t’a appris le tajal, n’est-ce pas ? —me demanda Askaldo.
J’acquiesçai de la tête et je remarquai une lueur d’approbation dans ses yeux rouges. Askaldo allait ajouter quelque chose quand Spaw intervint.
— Émouvant —fit-il—. Après une telle paix, je suppose que nous ne trouverons plus de sirops d’orties bleues sur notre chemin. Bien, maintenant que nous sommes tous amis, je peux te poser une question, Askaldo ?
Le fils d’Ashbinkhaï ne semblait pas apprécier la désinvolture du jeune templier. Après tout, ce dernier l’avait épié à la demande de son propre père et il s’était ensuite interposé entre Lunawin et lui…
— De quoi s’agit-il, templier ? —demanda-t-il, les sourcils froncés.
Spaw ignora le ton méprisant d’Askaldo et poursuivit :
— Le malveillant Driik a capturé Seyrum et tu vas aller le libérer. C’est un objectif louable et je te souhaite toute la chance possible. Mais réfléchissons : il est évident qu’Ashbinkhaï ne nous a pas tous réunis ici uniquement pour nous informer de toute cette histoire.
Askaldo haussa les épaules et répliqua, moqueur :
— Et où est la question ?
Kwayat sortit alors de sa longue méditation et se leva. Il semblait être arrivé à une conclusion.
— Shaedra ne pourra pas récupérer son aspect normal et retourner auprès des saïjits sans l’aide d’un bon alchimiste —déclara-t-il—. La proposition d’Ashbinkhaï est claire.
Je clignai des paupières, en voyant soudain la réalité sous une perspective beaucoup plus terrifiante. Je levai une main et j’ôtai mon gant. Elle était grisâtre comme la pierre du salon qui m’entourait. Je me mordis la lèvre.
— Je ne peux vraiment pas retourner à Ato ? —demandai-je.
Spaw souffla.
— As-tu déjà vu un saïjit changer de couleur de peau suivant son environnement ? —s’enquit-il. Je fis une moue et secouai négativement la tête—. Sans ajouter que parfois tes yeux deviennent rougeâtres sans que tu t’en aperçoives toi-même. En toute logique, tu ne peux pas revenir à Ato dans cet état.
— C’est impossible —acquiesça Askaldo. Dans sa voix, je perçus un brin d’amusement et je soupçonnai que mon état ne lui inspirait pas le moindre remords.
— Totalement impossible —renchérit Kwayat, tuant tous mes espoirs—. Avant tout, tu dois apprendre à contrôler le sryho. Et même ainsi, je méconnais la nature de ta mutation. Peut-être ne peux-tu guérir sans aide extérieure.
Par exemple, avec une potion de Seyrum, complétai-je pour moi-même. Je laissai échapper un soupir et je posai ma main sur la table. Peu à peu, elle se fondit avec le bois. J’entendis le souffle de Chayl Calyhéi Ashbinkhaï qui venait tout juste de comprendre ce qu’il m’arrivait. D’un coup, une image s’imposa dans mon esprit : l’image distincte de mes amis, de Galgarrios, de Kirlens et Wiguy, poussant des exclamations de surprise en me voyant changer de couleur. J’essayai de ravaler la rancœur qui m’envahissait, en observant le visage difforme du démon avec lequel je venais de faire la paix. Tout compte fait, entre son visage et ma peau à la couleur changeante, ma préférence était on ne peut plus claire. Cette pensée en tête, je souris pour moi-même et je pris une décision.
— C’est bon —dis-je—, rendons-nous à l’Île Boiteuse et sauvons tous les démons alchimistes que nous ayons à sauver. Après tout —fis-je avec un petit rire—, Shakel Borris en faisait autant, sauf que, lui, il sauvait des princesses.
En ce moment-là, pourtant, je ne pensais pas tant à libérer Seyrum, je pensais plutôt à sauver Aléria. Si elle se trouvait réellement là-bas, comme l’affirmait Daïan dans sa lettre, je ne pouvais pas l’abandonner et encore moins lorsque j’avais une telle occasion. J’éprouvai une certaine excitation et un certain enthousiasme en m’imaginant sauvant Aléria et Akyn du Démon de l’Oracle. J’aurais tant aimé que tous deux soient de retour à Ato et que nous puissions de nouveau reprendre une vie normale ! Bien sûr, avant de les sauver, je devais libérer Seyrum pour qu’il rétablisse correctement ma Sréda… Cesserais-je un jour d’avoir des histoires à n’en plus finir ? Je soupirai intérieurement : j’en doutais beaucoup.
À peine une heure après qu’un Ashbinkhaï satisfait était reparti vers son foyer, suivi de son escorte, nous quittâmes le Mausolée d’Akras sous un soleil hivernal. Après avoir pris congé de Barsh et de Nara, Maoleth nous rejoignit à la limite de cet endroit lugubre. Près de lui, sa chatte aux yeux verts avançait silencieusement.
— En avant, la compagnie ! —nous dit joyeusement l’elfe noir.
Nous nous mîmes en marche, nous dirigeant droit vers l’est, selon les indications de Maoleth. Lorsque Spaw, curieux, lui avait demandé comment il pensait traverser le Tonnerre, il s’était mis à rire et avait répondu, l’air mystérieux : “Fais-moi confiance, je suis encore plus rusé que Lieta, ce qui n’est pas peu dire !” Personne n’émit la moindre objection : après tout, c’était lui l’expert de la région.
Je ne pouvais éviter de me demander pourquoi Maoleth avait accepté de nous accompagner. Il était évident qu’Ashbinkhaï avait réussi à le convaincre, d’une façon ou d’une autre. Mais Maoleth, malgré ses airs de vieux renard, n’avait rien d’un aventurier et je me demandai que diables pouvait lui avoir promis Ashbinkhaï en échange. Cela devait être quelque chose d’important. Quant à la présence de Chayl, c’était encore plus surprenant. Selon le dédrin enthousiaste, Ashbinkhaï l’avait nommé messager, ce qui signifiait, si j’avais bien compris, qu’il se chargerait d’avertir Ashbinkhaï de notre marche épique.
Nous tardâmes un jour et demi pour atteindre le Tonnerre. Tandis que nous avancions, évitant toute sorte de grange ou de présence saïjit, Kwayat continua avec persévérance à me donner des leçons sur le sryho ; néanmoins, mes pensées dérivaient de temps en temps vers des sujets plus préoccupants. Je ne pouvais cesser de penser à Syu et à Frundis. Je devais les récupérer et je devais avertir Aryès de ce qui m’était arrivé et lui dire que j’étais toujours vivante… Pourtant, je doutais que mes autres compagnons de voyage comprennent mes arguments et me permettent de revenir à Ato. Excepté Spaw, peut-être.
Dès que nous aperçûmes le fleuve qui descendait, froid et tonitruant entre la neige, Maoleth et Lieta s’arrêtèrent et l’elfe noir prit la direction du sud. Nous nous retrouvâmes rapidement à marcher de bosquet en bosquet. Au début, la prudence dont tous faisaient preuve me parut un peu exagérée, mais je compris bientôt qu’effectivement, cette zone que nous traversions n’était pas sûre pour des démons, et encore moins pour un groupe avec un elfocane couvert de furoncles et une terniane à la peau changeante.
— Je commence à comprendre ta tactique pour traverser le Tonnerre —marmonna Spaw, tout en marchant—. Nous allons passer par le pont d’Ato, n’est-ce pas ? Comme de bons saïjits, pas vrai ?
Je levai les yeux, avec espoir, et Maoleth souffla, amusé.
— Ce n’est pas très original —avoua-t-il—. Mais du calme, mon garçon, je connais une personne qui nous facilitera la traversée pour être sûrs que tout se passe bien.
Kwayat plissa les yeux.
— À quelle communauté appartient cette personne ? —s’enquit-il.
Maoleth pencha la tête et échangea un regard badin avec Lieta.
— À celle de la Terre.
— Mmpf —se contenta de répliquer Kwayat.
Je compris qu’ils parlaient des communautés de démons. D’après ce que m’avait dit Kwayat, le Démon de la Terre, Kuasat, d’une famille moins prestigieuse, n’était pas considéré comme un Démon Majeur, mais il inspirait le respect. Peu à peu, alors que nous avancions silencieusement, les histoires, quelque peu oubliées, sur les démons qui fondaient leurs propres communautés me revinrent en mémoire. Plongée dans mes pensées, je trébuchai sur une racine enterrée sous la neige et je retrouvai mon équilibre en grommelant. Nous approchions de la sortie du bois, remarquai-je. Et le ciel commençait à s’assombrir.
— Nous devons être à une heure ou moins d’Ato —dit Maoleth. Soudain, j’entendis un bruit de pas sur la neige et je me tapis contre un tronc, alertée. Les autres aussi avaient entendu, mais ils ne réagirent pas aussi dramatiquement que moi. Askaldo se contenta de mieux replacer son voile et de tirer sa capuche pour mieux cacher ses traits. Après une seconde d’hésitation, je l’imitai, ignorant complètement quel aspect je pouvais bien avoir et si j’étais présentable ou non.
Après un léger silence, Maoleth avança de quelques pas et laissa échapper un petit rire.
— C’était un lièvre —dit-il simplement.
Lorsque nous le rejoignîmes, je compris pourquoi il avait parlé au passé : un loup solitaire, filait et disparaissait à l’instant même entre les arbres, emportant le lièvre dans sa gueule.
— Nous allons attendre que la nuit tombe tout à fait —déclara Maoleth, se tournant vers nous—. Après, je vous conduirai chez Naé Ril-de-Ya.
Naé Ril-de-Ya, me répétai-je. Son nom ne me disait rien. En tout cas, ce n’était ni une habituée du Cerf ailé ni une personne connue à Ato. Mais évidemment, existait-il à Ato un démon connu dans la société saïjit ?
— Et le loup ? —demanda Chayl, quelque peu appréhensif—. Peut-être qu’il y en a d’autres.
Askaldo, complètement dissimulé sous sa capuche et son voile, émit un bruit qui avait tout l’air d’un rire.
— Mon cher cousin, si les loups te font peur, ce n’est pas la peine que tu continues ce voyage. Allez, va avertir ton instructeur que tu as vu un loup !
Tout signe de crainte disparut de l’expression de Chayl Calyhéi Ashbinkhaï, remplacé par la colère, lorsqu’il se vit traité de froussard.
— Mon cher cousin —grogna-t-il, sarcastique—. Les loups ne me font pas peur.
— Vraiment ? —répliqua l’elfocane, une pointe de diversion dans la voix.
— Ils ne m’ont jamais fait peur —affirma Chayl, avec orgueil—. Et les renégats comme Driikasinwat ne m’ont jamais fait peur non plus.
Spaw, près de moi, se racla la gorge.
— Ces chers cousins promettent —me chuchota-t-il, assez fort pour que tous puissent l’entendre.
— Ils vont nous gâcher le voyage —complétai-je tranquillement—. En plus, n’importe quel singe gawalt sait que la peur est le premier allié d’un guerrier et que le courageux ne fait pas de vieux os. Mon maître de har-kar me le disait toujours —soupirai-je, sur un ton théâtral.
— Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un singe gawalt pour maître —railla Spaw.
Chayl nous foudroya du regard, l’air de se demander si nous nous moquions de lui. Avant qu’Askaldo ou Chayl ne répliquent, Maoleth intervint :
— Les cousins vont se calmer. Et l’attrape-couleurs aussi. Et toi, Spaw Tay-Shual, ne sème pas la zizanie.
— Tu as dit attrape-couleurs ? —m’écriai-je, incrédule.
— Oui, je parlais de toi —affirma Maoleth, en roulant les yeux—. Comme je le disais…
— Par curiosité, d’où sors-tu ce mot ? —l’interrompis-je, intriguée. Je ne me sentais pas du tout insultée ; je dirais même que le mot m’allait comme un gant, mais il avait réveillé en moi d’agréables souvenirs et je voulais m’assurer de quelque chose.
Maoleth arqua un sourcil, surpris par ma question.
— Eh bien… c’est précisément Naé Ril-de-Ya qui m’en a parlé. Il s’agit d’un jouet pour peindre des couleurs harmoniques.
Je fis un grand sourire, amusée à la pensée que même les démons avaient entendu parler des inventions du célèbre Dolgy Vranc.
* * *
Je me dissimulai derrière un arbre et je jetai un coup d’œil aux alentours. Ato était plongée dans le brouillard et on apercevait à peine ses lumières. Nous nous trouvions dans la partie boisée au nord d’Ato, près de la rivière, car, selon Maoleth, Naé Ril-de-Ya vivait juste au nord du pont de pierre.
— Par ici —dit la voix de Maoleth. Sa silhouette s’estompait entre les ombres et la brume—. Vite —murmura-t-il.
Nous le suivîmes tous et nous sortîmes du bois, parcourant la rive enneigée du fleuve. Tout semblait être paralysé et gelé, excepté le Tonnerre, qui descendait infatigable et constant vers l’océan Dolique.
Maoleth nous guida entre les arbustes qui, au milieu du brouillard, ressemblaient à de grands monstres. Nous étions entourés de petits jardins lorsque Maoleth nous fit brusquement signe de nous arrêter et de nous baisser. Alarmée, j’obéis et je regardai autour de moi avec appréhension. On entendait des bruits de pas sur la neige. Emmitouflés dans leurs capes rouges, deux gardes d’Ato passèrent à quelques mètres de distance. Je retins un soupir de soulagement lorsqu’ils s’éloignèrent sans jeter le moindre coup d’œil dans notre direction. Quelques minutes plus tard, nous entrions dans une pièce sombre qui sentait le bois.
— Attendez ici —nous dit Maoleth, avant de disparaître par une petite porte.
Dans l’obscurité, je vis Spaw avancer au milieu des bûches que l’on gardait dans la pièce. Pendant que nous attendions patiemment, Askaldo ôta son voile pour s’appliquer un onguent blanc sur le visage, comme si cela pouvait l’embellir. Kwayat demeurait immobile comme une statue et Chayl, assis sur un rondin de bois, fredonnait tout bas une chanson.
— Qu’est-ce que tu chantes ? —demandai-je, intriguée.
Chayl releva brusquement la tête et interrompit sa mélodie.
— Oh. Je chantais Terre maudite —répondit-il.
— C’est une chanson très connue de Sherathul, un érudit —m’expliqua Kwayat, en rompant le silence—. Elle parle de la guerre entre les démons et les saïjits.
Alors, d’une voix profonde, Askaldo entonna la chanson en tajal :
Sréda bien aimée !
Par tant de vices brûlée,
Haines des temps ancestraux,
Si tu entends mon histoire,
Puissent nos héritiers
Ne jamais l’oublier !
J’écoutai la chanson, fascinée et convaincue que jamais je n’oublierais le ton mélodieux et dramatique d’Askaldo. Sherathul considérait les saïjits comme des frères traîtres et sans-cœur, à jamais châtiés par la Sréda pour leurs méfaits. Mais il condamnait aussi les agissements des démons qui avaient participé à la guerre. Combien de milliers d’années pouvait avoir cette triste histoire ?, me demandai-je, tandis qu’Askaldo terminait une strophe sur une note interrogative très bien réussie.
À cet instant, la porte par laquelle avait disparu Maoleth s’ouvrit et une petite silhouette apparut, une lanterne à la main. Je clignai des yeux et je vis que son visage jaunâtre et légèrement ridé était parcouru par une longue cicatrice qui semblait avoir été causée par quelque produit acide. Décidément, il nous arrivait de ces malheurs, à nous, les démons…
— Bonjour —dit-elle posément, tout en s’avançant.
Elle nous examina de ses yeux pénétrants et rougeoyants, tandis que nous lui répondions poliment. Maoleth, derrière elle, avait l’air sombre, tout comme Lieta, et je me demandai si Naé Ril-de-Ya avait refusé de nous aider à traverser le pont. Je plissai les yeux, pensive. Et si Naé était en fait au service de Driikasinwat et avait découvert nos intentions ? Je réprimai un sourire : ça, ce serait vraiment de la malchance.
— Suivez-moi, mes enfants —dit finalement la hobbit, après nous avoir dévisagés—. Aujourd’hui, vous ne traverserez pas le pont. C’est truffé de patrouilles.
En entendant ses paroles, j’ouvris de grands yeux.
— Truffé de patrouilles ? —laissai-je échapper, abasourdie—. Nous sommes en hiver. Normalement, il n’y a pas trop d’attaques.
La hobbit haussa les épaules et s’enveloppa mieux dans son châle noir… Alors, je la reconnus. Elle était souvent au marché et vendait des bougies de litzen et des onguents. Elle n’était pas herboriste, mais les gens achetaient ses articles parce qu’ils étaient bien moins chers que ceux de Tyemina l’Herboriste.
Nous la suivîmes jusqu’au second étage de la demeure. Lorsque nous fûmes dans le salon, Naé Ril-de-Ya jeta une autre bûche dans le feu de la cheminée et se tourna soudainement vers moi.
— Truffé de patrouilles —acquiesça-t-elle, reprenant ma question—. Il y a deux semaines, les corps de deux chasseurs saïjits ont été trouvés à un jour d’Ato seulement. On a d’abord cru qu’ils étaient morts de froid, mais après les choses ont changé. Du bétail a commencé à disparaître des granges avoisinantes, et même des bijoux et des objets de valeur. Ensuite la nouvelle est parvenue à Ato : un groupe de fées noires avait fui Éshingra pour se diriger vers Ato et le Mahir a commencé à remplir les granges de gardes.
Son explication me consterna. J’inspirai profondément et je tentai de me calmer. Des fées noires, pensai-je. D’après le docteur Bazundir, les fées noires étaient une communauté de yédrays, connue pour ses méfaits ; malheureusement, les gens traitaient indifféremment tous les yédrays, les associant tous aux fées noires. Or, les yédrays utilisaient le kershi, une énergie paria que j’avais, moi aussi, étrangement utilisée de manière instinctive pour communiquer avec Syu.
— Je ne vous recommande pas de vous diriger vers Éshingra —ajouta finalement la hobbit, en observant nos réactions de ses petits yeux vifs—. Pas plus tard qu’hier, j’ai reçu une lettre d’un ami qui vit à Ombay. Il dit que les Communautés sont sur le pied de guerre. Sans parler des fées noires et des brigands qui attaquent les chemins.
Je haussai un sourcil. Alors comme ça, les démons non plus n’aimaient pas les fées noires… Je réprimai un soupir et je décidai que cela ne valait pas la peine de se préoccuper pour ça. Qui, à part Syu, Bazundir et moi, savait que j’utilisais le kershi ? En plus, qui diable était capable de reconnaître une fée noire ? Sûrement des gens avertis comme le docteur Bazundir, c’est-à-dire, très peu de gens.
Après avoir écarté mes préoccupations personnelles, je m’aperçus du problème réel qui nous cernait : des fées noires qui ne semblaient pas très sympathiques rôdaient à l’est du Tonnerre et Naé Ril-de-Ya souhaitait que nous ne nous précipitions pas vers des Communautés en guerre.
Après avoir écouté quelques instants la conversation sur les nouvelles d’Éshingra, je me recentrai sur des pensées qui requéraient mon attention de manière plus immédiate : je devais trouver Frundis et Syu. Je m’agitai, inquiète, entendant sans écouter les paroles des autres.
— Euh… —murmurai-je, anxieuse.
Je fis une moue, en m’empourprant légèrement… mais étais-je même capable de rougir ?, me demandai-je soudain. Je me rendis compte alors que Spaw m’observait, un sourcil arqué, et je me raclai la gorge.
— Eh bien… —dis-je, hésitante, et je m’approchai de Spaw pour lui dire à voix basse— : Je dois récupérer Frundis et Syu.
Spaw me jeta un regard moqueur.
— Cela me semble une idée magnifique —répliqua-t-il—. Mais peut-être que les autres n’en pensent pas autant —ajouta-t-il—. À ta place, j’attendrais —me dit-il, en baissant encore davantage la voix—. Nous n’allons pas traverser le pont aujourd’hui et nous sommes tous fatigués de tant de marche dans le froid.
Je compris ce qu’il prétendait et j’acquiesçai, en me détendant. Peu après, Naé Ril-de-Ya nous trouva à tous une place pour dormir : elle mit Chayl, Askaldo et Spaw dans une toute petite chambre, Kwayat et Maoleth dans une sorte de débarras et, à moi, elle m’indiqua une chambre près de la sienne, d’aspect relativement confortable.
— Tu as des couvertures dans l’armoire —me dit-elle, tandis que j’entrais, me rendant compte que la chambre était plus grande que celles des autres réunies. À quoi se devait tant de distinction ?, me demandai-je, tout en joignant les mains en signe de remerciement.
— Merci pour ton accueil, Naé Ril-de-Ya —prononçai-je.
Un sourire illumina le visage de la hobbit.
— Cela doit te paraître étrange d’être à Ato et de dormir ailleurs qu’au Cerf ailé —commenta-t-elle.
J’ouvris la bouche, mais je la refermai et je me contentai d’acquiescer. Ma gorge s’était nouée en pensant à Kirlens et à Wiguy. Pourrais-je un jour les revoir sans qu’ils me regardent comme un être étrange à la couleur mutante ? Bien sûr, Kirlens et Wiguy s’y feraient peut-être : tous deux étaient assez ouverts, malgré leurs manies. Mais si ma mutation empirait, comme cela était arrivé à Askaldo avec ses piquants, peut-être qu’alors ils ne s’habitueraient pas aussi bien, me dis-je.
Naé Ril-de-Ya avait envie de bavarder et, tandis que nous faisions le lit, elle me raconta sa vie et ses occupations avec une volubilité qui me stupéfia. Elle ne me demanda à aucun moment pourquoi ma peau changeait de couleur et elle n’essaya pas non plus de me soutirer la raison pour laquelle nous voyagions vers Éshingra… De même, elle ne dit rien non plus lorsqu’elle me vit, une demi-heure plus tard, descendre par le toit de la resserre en bois. Avant de sauter dans la rue, j’aperçus son visage illuminé par une bougie, souriant derrière sa fenêtre, comme si mon comportement ne la surprenait pas.
Je me fondis dans une brume d’harmonies et je commençai à parcourir les rues avec prudence. Le brouillard n’était pas aussi dense qu’avant, mais suffisamment pour que personne ne puisse me voir depuis les tours de vigie. Lorsque j’arrivai à la Pagode, je me dissimulai aux yeux d’une patrouille qui s’était arrêtée pour parler à un orilh. Je glissai discrètement vers la rue du Rêve et je me faufilai au travers des ruelles de la ville, me dirigeant directement chez Aryès.
La menuiserie était fermée par un grand cadenas. Les alentours étaient plongés dans le silence. Je bondis, j’agrippai une saillie et je grimpai jusqu’à la fenêtre d’Aryès. Le rideau était tiré et l’on ne voyait rien. Après une légère hésitation, je levai une main et je frappai un coup. Je ne voulais pas créer d’ennuis à Aryès, mais je devais récupérer Frundis et Syu, me dis-je, décidée.
J’attendis, je frappai un autre coup, puis un autre, jusqu’au moment où j’entendis enfin un craquement à l’intérieur. Cependant, il ne provenait pas de cette chambre, mais de celle d’à côté. Une tête aux cheveux bleutés apparut à la fenêtre de cette dernière et je m’immobilisai brusquement, proférant un juron silencieux.
— Aryès ? —demanda la petite voix de Zéladyn, la sœur du kadaelfe.
Je retins un soupir et je considérai combien la situation était absurde : pourquoi Zéladyn appelait Aryès par la fenêtre ? À l’évidence, parce qu’Aryès n’était pas dans sa chambre, déduisis-je, embêtée. Se pouvait-il qu’il me cherche encore avec le capitaine Calbaderca ? C’était une possibilité.
Malgré le froid, Zéladyn mit cinq minutes à refermer sa fenêtre. Je contournai la maison et, une fois dans la rue, je m’arrêtai derrière un escalier de pierre, songeuse. Si Aryès n’était pas chez lui, se pouvait-il qu’il ait emmené Frundis et Syu ? C’était très probable, me dis-je.
J’étais en pleine réflexion lorsque je vis une silhouette s’approcher de la menuiserie. Il passa à quelques mètres de moi et, tout à coup, il se mit à léviter. Je ne pus m’en empêcher : je laissai échapper un léger rire, soulagée de le revoir. En m’entendant, Aryès se retourna brusquement en pleine lévitation, il perdit l’équilibre, mais réussit à se rétablir à temps et à atterrir plus ou moins posément sur la neige.
Je voulus me redresser ; cependant, je m’arrêtai en plein mouvement. Mille doutes tourbillonnèrent dans ma tête, mais, finalement, j’avançai sur la neige.
— Euh… —dis-je, en me raclant la gorge, tandis qu’Aryès cherchait du regard. Le bruit l’alarma et, enfin, ses yeux bleus m’aperçurent—. Salut, Aryès. Hum. C’est moi, Shaedra.
Aryès se précipita vers moi et me regarda. Il siffla entre ses dents.
— Que… ? Que t’est-il arrivé ? —demanda-t-il, la voix tremblante.
Je fis une moue, comprenant que mon aspect l’avait passablement impressionné.
— C’est moins sublime que les marques noires, n’est-ce pas ? —répliquai-je, en essayant d’adopter un ton léger.
— C’étaient donc les démons, pas vrai ? —demanda-t-il.
— Euh… —Je jetai des coups d’œil inquiets autour de moi—. Il vaudra mieux ne pas parler de ça tout de suite. Où sont Syu et Frundis ?
— Oh… Chez Dol —répondit Aryès.
Je le regardai fixement.
— Tu leur as dit, au sujet des… ?
— Non ! —me tranquillisa aussitôt Aryès—. Quoique… —Je plissai les yeux, suspicieuse—. Je crois que Dol soupçonne que je lui cache quelque chose. Mais bon —il souffla, en secouant la tête et en souriant largement—. En tout cas, ça, je ne m’y attendais pas. Et dire que le capitaine Calbaderca te cherche toujours. Bon… que t’est-il arrivé exactement, Shaedra ? —demanda-t-il, en me regardant l’air gêné—. La couleur de ta peau… c’est à cause des harmonies ?
J’ôtai un gant et j’observai que ma main avait pris une couleur noire légèrement rougeâtre. Je jetai un coup d’œil sur le ciel et, sans la moindre surprise, je constatai que la Bougie brillait doucement derrière les nuages nocturnes, rougissant la nuit. Je pris un air de martyr et je renfilai le gant.
— Je ne suis pas toujours de cette couleur. Tu comprends, c’est à cause d’une potion —expliquai-je. En le voyant arquer un sourcil étonné, je me raclai la gorge—. Allons chercher Syu et Frundis et après je t’explique tout. Ne restons pas là —insistai-je, sachant que, si l’on disait à Dumblor que les murs avaient quatre oreilles, ceux d’Ato n’en avaient pas moins.
Le kadaelfe secoua la tête, comme s’il essayait de s’imaginer que diable il pouvait m’être arrivé pour que ma peau pâle de terniane ait autant changé.
— Allons-y —déclara-t-il cependant.
Nous nous dirigeâmes en silence vers la maison du semi-orc, évitant deux patrouilles. Le brouillard s’était complètement levé, ce qui ne facilitait pas les choses. À peine arrivés dans la rue de Dol, nous entendîmes des aboiements derrière nous et nous échangeâmes des regards atterrés.
— Des chiens de la Garde d’Ato —soupira Aryès—. J’aurais dû me douter qu’ils les sortiraient cette nuit…
— Par ici —dis-je vivement. Je passai par-dessus une grille et j’atterris dans le jardin d’une des maisons. Aryès lévita jusqu’à moi et nous courûmes à travers le jardin jusqu’au mur de la maison contiguë. Mais les aboiements, au lieu de se calmer, redoublèrent.
— Il y a des fées noires dans la zone —me dit Aryès dans un murmure—. Et la nuit passée, une fée noire a volé une poule. Peut-être qu’elle est revenue et qu’ils la poursuivent.
— Oui, eh bien, ils se sont trompés de piste —grognai-je, en voyant un des chiens flairer près de la grille.
— J’ai une idée —déclara Aryès.
Il m’exposa son plan à voix basse et nous grimpâmes sur le mur. Aryès me prit par la taille et nous lévitâmes jusqu’au mur suivant sans laisser d’autres traces qu’une légère perturbation énergétique. Cela suffirait pour égarer les chiens.
Trois maisons plus loin, nous arrivâmes dans un jardin plein de bric-à-brac : il y avait des morceaux de métal, de grandes roues et des piquets en bois, des caisses contenant toutes sortes de matériaux sous un abri précaire…
— À présent nous savons où il entrepose le matériel pour ses jouets —soufflai-je, impressionnée. Dolgy Vranc ne nous avait jamais invités à voir son jardin et je compris alors clairement pourquoi : cet endroit était un véritable danger.
— Je savais bien que Dol ne fabriquait pas que des jouets —commenta Aryès, tandis qu’il lévitait prudemment en esquivant les objets qui, de fait, n’étaient pas précisément très recommandables pour des enfants.
Je tendis l’oreille. Les chiens s’étaient calmés, mais ceci, au lieu de me tranquilliser, m’inquiéta. Avait-il fini par trouver cette fée noire dont m’avait parlé Aryès ? Avec une extrême prudence, j’avançai dans le jardin et nous parvînmes sains et saufs à la porte arrière de la maison de Dol. Sans plus attendre, je sortis un morceau de métal de mon pantalon et je le mis dans la serrure sans prêter attention à l’expression stupéfaite d’Aryès.
— Tu vas entrer avec ça ? —demanda-t-il, hésitant.
— Si Dol me voit et s’aperçoit que ma peau change sans cesse de couleur… Je devrai tout lui expliquer —dis-je, sur un ton rationnel.
— Je ne trouve pas que ce soit un problème de tout lui expliquer —répliqua patiemment Aryès—. Dol ne te trahirait pas.
Je haussai les épaules.
— Peut-être. À moins qu’il ne pense que je ne suis pas Shaedra mais un monstre mutant. En plus, malheureusement, je n’ai pas assez de temps pour de longues conversations —ajoutai-je, tandis que la porte cédait.
L’intérieur était dans l’obscurité complète. M’imaginant soudain que là aussi il y avait des objets dangereux, je lançai un sortilège de lumière harmonique et je jetai un coup d’œil autour de moi. Aryès referma la porte, en secouant la tête. Sans aucun doute, il désapprouvait ma conduite. D’accord : ce n’était pas correct d’entrer de cette façon chez des amis, mais était-il plus convenable de dire à Dol et à Déria sans aucune explication que j’emportais Frundis et Syu et que je ne reviendrais pas pendant un bon bout de temps ? Bien sûr, je pouvais aussi leur expliquer que j’étais un démon et que je me rendais à l’Île Boiteuse pour essayer de sauver Akyn et Aléria et un démon alchimiste. Et pour les tranquilliser encore davantage, je pouvais leur dire de ne pas se préoccuper, car je serais accompagnée par cinq autres démons très sympathiques, parmi lesquels se trouvait un certain Askaldo Ashbinkhaï, fils unique du Démon Majeur de l’Esprit. Peut-être qu’ils seraient même compréhensifs et reconnaîtraient que ma mutation n’était pas si terrible… Je réprimai un soupir. Définitivement, c’était une mauvaise idée, me dis-je.
— Par curiosité, nous allons rester ici longtemps ? —demanda Aryès, une pointe moqueuse dans la voix. Il s’était appuyé contre la porte et m’observait, franchement amusé de me voir hésiter autant.
Je passai une main sur ma tête, embarrassée, et alors Aryès tressaillit.
— Ta peau est devenue verte ! —haleta-t-il.
Je roulai les yeux et j’acquiesçai de la tête en voyant la toile verte qui était suspendue au mur derrière moi.
— Je t’ai déjà dit qu’elle change de couleur. Il s’agit d’une mutation de la Sréda.
— Causée par une potion —poursuivit Aryès avec une moue pensive. Et il esquissa un sourire railleur—. Tu ne l’as pas bue en croyant que c’était du jus mildique, par hasard ?
Je grognai.
— Penses-tu. Cette fois, je savais ce que je faisais.
« Les gawalts, nous ne tombons pas deux fois de suite dans le même piège », observa alors une voix dans ma tête.
J’eus du mal à réprimer une exclamation de joie en voyant apparaître Syu près de moi.
« En théorie », ajouta celui-ci, tandis qu’il grimpait sur mon épaule et me montrait un grand sourire de singe.
« Syu ! Par Nagray, tu ne sais pas combien tu m’as manqué ! », lui dis-je sincèrement.
Syu remua la queue et observa :
« Vu ton aspect, je devine que tu as fait une bêtise quand je n’étais pas là… »
Je pris un air innocent.
« C’est possible », concédai-je.
Mais je n’eus pas le temps d’ajouter quoi que ce soit, parce qu’alors une lumière aveuglante illumina la chambre et je reculai rapidement vers la porte.
— Mille sorcières sacrées… —murmurai-je.
Une grosse main verdâtre écarta la toile verte et l’énorme visage de Dolgy Vranc apparut, illuminé par une lanterne. D’un coup, tous mes espoirs de ne pas le réveiller tombèrent à l’eau.
— Shaedra. —Le souffle du semi-orc résonna grave et profond et j’eus l’impression qu’il m’avait lancé un rugissement menaçant. Il porta les mains sur ses hanches et il fronça ses épais sourcils, tout en m’examinant—. C’est toi ?
Je lui rendis son regard, muette de saisissement. Cette chambre… c’était la chambre de Dol !, compris-je, épouvantée, en me rendant compte que l’identificateur avait pu écouter la conversation depuis le début.
— C’est moi… —prononçai-je, étourdie, le regard rivé sur les traits plissés de Dolgy Vranc.
— C’est elle —affirma Aryès, en s’approchant—. Eh bien, Dol. Je ne savais pas que cette chambre était la tienne.
— Et moi, je ne savais pas que Shaedra était aussi verte que moi —répliqua le semi-orc, encore méfiant.
— Oh, dieux —murmurai-je, en me sentant honteuse. Je me pinçai nerveusement les joues et je laissai échapper, confuse— : Dol, euh… excuse-moi d’être entrée chez toi sans avertir. Je suis pire qu’un Ombreux…
Mes paroles illuminèrent le visage du semi-orc, qui éclata de rire et ouvrit ses grosses mains pour me serrer dans ses bras.
— Pour l’amour de Ruyalé, tu es vivante ! Un moment, lorsque je t’ai entendue ouvrir la porte, j’ai pensé que tu étais cette fée noire qu’ils recherchent —Il rit—. J’avais même préparé mon arbalète au cas où.
Son arbalète ?, me répétai-je, en pâlissant. Dol s’écarta de moi, en me regardant dans les yeux, comme pour s’assurer qu’effectivement, je n’étais pas une fée noire.
— Je crois que j’ai deviné tes intentions —poursuivit-il—. Tu voulais entrer chez moi sans me déranger, reprendre Frundis et Syu et t’en aller tranquillement, hein ?
— Basiquement —acquiesçai-je, gênée.
— Oui, théoriquement c’était son plan —affirma Aryès.
Je lui lançai un regard foudroyant et il me répondit par un sourire innocent. Il semblait se réjouir que nous ayons réveillé Dol.
— Hum —Le semi-orc se racla la gorge—. Et pour mener à bien ton plan, tu passes par le jardin et tu entres dans ma chambre en forçant la serrure, petite voleuse ? —Il secoua la tête, moqueur, tandis que je faisais une moue d’excuse—. En réalité, tu n’étais pas sur la mauvaise voie —ajouta-t-il. Il posa la lanterne sur une table de nuit et s’inclina derrière sa toile verte. Il réapparut, Frundis entre les mains.
Je pris le bâton, un peu tremblante en me souvenant comment je l’avais abandonné dans la neige après que Garkorn m’avait blessée avec son épée… Je perçus alors une lente mélodie de flûte. Frundis dormait.
« Alors, c’est qui l’ours lébrin, maintenant ? », plaisanta Syu, en espérant sans doute que Frundis se réveille en grommelant. Mais la tranquille mélodie fut seulement traversée par une brève note de violon discordante avant de reprendre son rythme posé.
— Merci, Dol —dis-je, profondément reconnaissante—. Merci d’avoir pris soin de Frundis et de Syu.
« Beuh ! », protesta le gawalt, en s’agitant sur mon épaule. « Je sais prendre soin de moi tout seul, je n’ai besoin de personne. Mais j’avoue que Dol fait d’excellents biscuits. », ajouta-t-il, l’air moitié gourmand moitié coupable.
Je plissai les yeux, jetant au singe un regard soupçonneux tandis que Dol secouait la tête et me disait que cela ne l’avait aucunément dérangé.
« Ne me dis pas que tu as passé ton temps à te goinfrer de biscuits ! », fis-je au singe.
« Bon, j’ai aussi voyagé à ta recherche, avec le capitaine et Aryès, dans la neige et le froid », se défendit Syu. « Je méritais au moins une boîte comme celle de l’oncle Lénissu remplie de bananes. »
« Ou de biscuits », rétorquai-je, railleuse, en lui donnant de petites tapes sur le ventre.
Dolgy Vranc se racla la gorge. Il venait de s’asseoir dans une sorte de fauteuil de forme étrange et il m’examinait les yeux plissés.
— À vrai dire, je ne croyais pas que tu reviendrais —m’avoua-t-il—. Tout semblait indiquer que… —il toussa brusquement—. Bon. Sais-tu qui sont ceux qui t’ont attaquée ?
Je détournai le regard de ses yeux inquisiteurs. Je n’avais prévu aucune histoire crédible, et je n’avais pas non plus envie de mentir. Mais je ne pouvais parler de démons à Dol. Pas maintenant, alors que je n’avais pas le temps de lui expliquer que les démons, en général, n’étaient pas si mauvais. Je me rendis compte que ma main, dans ma poche, jouait nerveusement avec les Triplées et je fis un effort pour me calmer.
— Peut-être que ce n’est pas le meilleur moment pour parler de ça —intervint Aryès—. Nous aurons plus de temps demain…
— Non —soupirai-je—. Demain, je pars d’Ato.
Dolgy Vranc souffla.
— Demain ? Mais tu viens juste d’arriver ! Enfin… tu ressembles de plus en plus à Lénissu, jeune kal. Je suppose que tu ne voudras pas non plus me dire où tu vas. Ne te tracasse pas —ajouta-t-il, sans me laisser répondre—, ne me dis rien. J’ai déjà trop de secrets dans ma vieille tête et cela fait longtemps que j’ai compris que parfois il est plus simple de réfréner sa curiosité. —Il pencha la tête et ajouta— : néanmoins, je reconnais que je suis intrigué. On t’attaque, on te capture, tu disparais et tu réapparais à Ato des semaines plus tard comme si de rien n’était.
J’esquissai un sourire.
— Dit comme ça, cela semble quelque peu mystérieux —concédai-je.
Le semi-orc sourit. Mon silence semblait davantage l’amuser que le contrarier.
— Quelque peu —acquiesça-t-il—. Surtout que le jour même où tu as disparu, deux de ceux qui t’accompagnaient en sortant des Souterrains ont également disparu. Shelbooth et Manchow.
J’arquai un sourcil, interdite.
— Shelbooth et Manchow ?
— Je me doutais que c’était une simple coïncidence —raisonna Dolgy Vranc. Je remarquai toutefois une certaine surprise dans sa voix—. Les Épées Noires vous ont cherchés partout. Ils n’ont rien trouvé, bien sûr. Les tempêtes de neige ont effacé toute trace.
— À vrai dire, je crois que les Épées Noires commencent à en avoir assez de l’hiver de la Superficie —observa Aryès.
Je me souvins alors de Kaota. La bélarque devait en avoir par-dessus la tête de moi encore plus que de l’hiver, soupirai-je. Quant à Shelbooth et Manchow… Où pouvaient-ils être allés ? Mais alors il me vint une autre question plus préoccupante : combien de temps cela faisait-il que j’étais partie de chez Naé Ril-de-Ya ?
— Je dois partir —déclarai-je, brusquement, sans logique apparente.
Le regard préoccupé qu’échangèrent Dol et Aryès ne me passa pas inaperçu.
— Alors sortons —décida Aryès, en remettant sa capuche.
Dol soupira, mais acquiesça de la tête.
— Quel que soit ton problème, il a l’air grave. J’espère que ce n’est pas Lénissu qui t’a créé des ennuis, parce que généralement ses problèmes sont de ceux qui te poursuivent jusqu’à la tombe. Attends un moment —dit-il soudain en se levant—. J’ai quelque chose qui te sera peut-être utile.
Il disparut derrière la toile verte et j’entendis un son métallique de clé, suivi d’un grincement. Je lançai un regard interrogateur à Aryès, mais celui-ci semblait aussi intrigué que moi. Alors Dol réapparut, un objet entre les mains et je m’esclaffai.
— Ne voyage jamais sans ta propre corde —récitai-je théâtralement.
— Ce n’est pas n’importe quelle corde —répliqua Dolgy Vranc—. Comme ça, elle semble fine, mais ne t’y fie pas. C’est une corde d’ithil. Une corde elfique. Elle pourrait supporter un dragon rouge —m’assura-t-il, en me la tendant.
Je frémis en entendant parler de dragons rouges. Finalement, ne disait-on pas que l’Archipel des Anarfes était peuplé de dragons. Or, c’était là que je me dirigeais.
— Je doute beaucoup que j’aie besoin d’attacher un dragon —plaisantai-je. Cependant, je pris la corde et j’embrassai le semi-orc pour le remercier et lui dire au revoir.
— Tu es sûre que je ne peux pas t’aider davantage ? —demanda alors Dol, avec toute la douceur dont était capable un semi-orc.
Je fis non de la tête et j’avalai ma salive.
— Alors, va là où tu dois aller —conclut-il—. Et débarrasse-toi de ce maléfice qui change la couleur de ta peau.
Je souris et, tandis que Dolgy Vranc prenait congé d’Aryès, je sortis dans le jardin. Il n’y avait plus de brouillard et le ciel était dégagé. Autour de la Bougie, mille étoiles scintillaient, froides et distantes.
Je passai toute la journée suivante à jouer aux cartes avec Spaw et Chayl dans le salon de Naé Ril-de-Ya. Que je sache, personne ne m’avait vue sortir ni rentrer chez Naé, exceptée cette dernière, mais tous savaient que, d’une façon ou d’une autre, j’avais récupéré un bâton et un singe. Pourtant, personne ne fit le moindre commentaire, sauf Spaw, qui s’amusa à me lancer quelque phrase allusive. Cependant, je remarquai qu’en les énonçant, le jeune humain semblait plus attentif aux réactions des autres qu’à la mienne.
— J’ai gagné ! —déclara Chayl.
— Félicitations —souffla Spaw, s’accompagnant d’un geste théâtral et arrogant—. Moi, j’ai gagné les cinq dernières parties.
— Et moi la première —observai-je—. Mais, comme disait le maître Aynorin, “si on l’emporte une fois, il est difficile de savoir si c’est de l’habileté ou de la chance”.
Chayl s’appuya contre le sofa, en poussant une exclamation incrédule.
— Un autre proverbe ! Je crois que c’est déjà le huitième que tu sors aujourd’hui.
Je fis une moue innocente.
— Les proverbes reflètent le savoir du saïjit… ou du démon —ajoutai-je, songeuse.
— C’est aussi un proverbe ? —demanda Chayl.
Assise dans un fauteuil près de la fenêtre, Naé Ril-de-Ya sourit tandis que ses mains confectionnaient les petites boîtes pour ses baumes. Elle avait passé toute l’après-midi là, assise, à travailler consciencieusement, et elle ne se levait que pour alimenter le feu de la cheminée.
— Presque —répliquai-je—. Et on dit aussi que celui qui gagne la dernière partie gagne tout, alors… —Je pris toutes les cartes et je les brouillais pour commencer une nouvelle partie.
— Une autre partie ? —souffla Chayl—. Ce jeu m’ennuie.
J’arquai un sourcil.
— Je connais un autre jeu de cartes. Des Souterrains.
— Un jeu de saïjits ? —s’enquit le jeune dédrin.
— Oui.
Un éclat, mélange de curiosité et d’appréhension, passa dans ses yeux.
— Comment y joue-t-on ?
Spaw et moi, nous lui enseignâmes les règles du taonan et nous étions en train de faire une partie d’essai, lorsque Kwayat et Askaldo apparurent par la porte, suivis de Maoleth et de son félin, Lieta. Nous cessâmes de jouer et nous les regardâmes, dans l’expectative, alors qu’ils s’asseyaient. En voyant la chatte, Syu poussa une exclamation d’horreur et se précipita vers moi, se cachant sous mes cheveux.
« Oooh », fit le gawalt, effrayé. « Je crois qu’elle m’a vu ! »
Effectivement, Lieta s’était arrêtée près de la cheminée et ses yeux verts me contemplaient avec insistance… ou disons plutôt qu’ils contemplaient la cachette de Syu.
« Ne t’inquiète pas », dis-je au singe. « Si elle s’approche avec de mauvaises intentions, je te promets que je lui jetterai un éclair foudroyant et que je l’enverrai prendre l’air sur de nouveaux rivages. »
Syu me répondit par un grognement sceptique, mais je sentis qu’il se tranquillisait légèrement.
— Cette nuit, nous traverserons le pont —déclara finalement Askaldo.
Je perçus un léger mouvement de tête de Naé : la nouvelle ne semblait pas la réjouir.
— Quel est le plan ? —s’enquit Spaw, en s’éventant avec ses cartes.
— Il y en a deux —précisa Maoleth, tout en sortant de sa sacoche des petits sacs de toile brune—. D’abord, nous essaierons de nous faire passer pour de simples voyageurs.
— Ils ne vous laisseront pas passer —répliqua Naé tout en se levant et s’approchant de nous—. Ils vous diront que c’est trop dangereux. Et ils vous demanderont de vous identifier.
Maoleth haussa les épaules.
— S’ils ne nous laissent pas passer —continua-t-il—, alors, nous ferons demi-tour et nous irons vers le sud.
Vers l’Insaride, complétai-je pour moi-même, peu enthousiaste.
— C’est une stupidité —dit Askaldo—. Nous n’allons pas rallonger notre voyage et faire un aussi long détour juste pour quelques mètres d’eau.
— Et que proposes-tu ? —répliqua Maoleth.
— Leur lancer du sirop d’orties bleues, peut-être ? —suggéra ironiquement Spaw.
Askaldo secoua la tête.
— Je propose ce que j’ai déjà proposé à Maoleth avant : une diversion.
L’elfe noir laissa échapper un rire sarcastique.
— Une diversion ! —répéta-t-il—. Askaldo veut attirer les gardes du pont et leur tendre un piège —nous expliqua-t-il—. Tu sous-estimes la Garde d’Ato si tu crois qu’ils sont capables de tomber dans un truc aussi typique —conclut-il, en s’adressant à l’elfocane sur un ton plus grave.
— Je vois que les plans ne sont pas encore tout à fait au point —observa Spaw—. Bon, puisque nous donnons tous notre avis… ton premier plan ne me convainc pas, Maoleth. Et à Naé non plus, je crois —ajouta-t-il, comme argument de poids.
Ils continuèrent à discuter sur les différentes possibilités et je les écoutai en silence, tout comme Chayl. Autrefois, traverser le pont aurait été relativement facile, mais, depuis qu’ils avaient construit le pont en pierre de Léen avec ses deux tours, le Mahir avait décidé de renforcer la garde. Et avec les fées noires rôdant dans les parages, les gardes devaient être sur le qui-vive. Tout à coup, je sentis que Syu s’agrippait à mon cou et je me levai d’un bond, tandis que le félin, qui s’était approché subrepticement, protestait en miaulant et en scrutant le singe dissimulé sous mes cheveux.
— Lieta ! —l’appela Maoleth, impatient, au milieu de la conversation.
Lieta émit un grognement peu habituel pour un chat, mais revint auprès de l’elfe noir. Dans un élan de fierté gawalt, Syu pointa la tête pour lui tirer la langue.
« Fuis, lâche ! », s’écria-t-il, avec un petit rire vindicatif.
Je roulai les yeux. Je m’approchai de la cheminée pour remettre dans le feu les braises qui s’étaient échappées, tout en écoutant d’une oreille la conversation des autres : ils ne se mettaient pas d’accord.
— J’ai une idée —annonçai-je brusquement, en me rasseyant sur ma chaise. Tous se tournèrent vers moi, l’œil interrogatif et je me sentis soudain un peu intimidée—. Eh bien… C’est simplement une idée —ajoutai-je.
— Vas-y, ne sois pas timide —m’encouragea Spaw, avec un intérêt sincère—. C’est sûrement une meilleure idée que celle de charger brutalement contre les gardes.
J’esquissai un sourire. Si la corde d’ithil pouvait supporter un dragon rouge, elle pourrait supporter cinq démons, raisonnai-je. Alors, je leur exposai mon plan.
* * *
La nuit était déjà tombée depuis plusieurs heures quand nous sortîmes de la maison de Naé Ril-de-Ya. Nous parcourûmes la rive du Tonnerre vers le sud, nous enfonçant profondément dans la neige à chaque pas. Je les guidai au-delà de Roche-Grande et de la petite cascade, jusqu’à l’endroit où j’avais conclu, un an auparavant, un pacte avec Drakvian.
— Nous sommes arrivés —déclarai-je, en me tournant vers les autres. Je détachai mon sac et je le tendis à Maoleth. Après une hésitation, je confiai Frundis à Spaw.
— Je n’aime pas ton plan —mâchonna Spaw, pour la énième fois. Cependant, il prit le bâton.
— Sois prudente —me dit Kwayat, l’air grave.
— Et, surtout, ne te laisse pas voir —commenta Askaldo.
Je savais qu’Askaldo ne se préoccupait pas vraiment pour moi, mais plutôt de ce que penseraient des saïjits en voyant soudain apparaître un être mutant en pleine nuit… Je les saluai de la main, comme le faisaient les démons.
— Dans deux heures tout au plus je serai de l’autre côté —fis-je, avant de faire demi-tour et de reprendre le chemin vers Ato.
Finalement, les autres avaient décidé que mon plan était le plus réalisable de tous. Réalisable… mais tout reposait sur ma capacité à passer le pont sans que personne ne me voie. Au début, tous s’étaient moqués de moi et Askaldo m’avait même demandé sur un ton railleur si j’avais quelque potion d’invisibilité dans mon sac. Cependant, lorsque je leur avais fait une démonstration de mes harmonies, ils avaient été ébahis et, aussitôt, ils avaient vu mon plan sous un œil plus favorable. Une telle confiance dans mes facultés de discrétion me préoccupait un peu. Et si tout tournait mal ? Maoleth, prévoyant cette éventualité, m’avait enseigné quelques trucs pour que les gardes perdent ma piste durant ma fuite.
« Pourquoi il faut toujours que tu penses que tout va mal tourner ? », soupira Syu, alors que nous arrivions à la lisière du bois.
Je me mordis la lèvre, pensive, tout en observant les lumières d’Ato.
— Un gawalt agit vite et bien —prononçai-je à voix basse, en me souvenant des paroles que Syu m’avait dites un jour.
Je m’enveloppai avec des harmonies d’obscurité et de silence, je me levai et je sortis de ma cachette. Je perçus un autre soupir du singe. Même s’il ne la formulait pas, sa pensée était claire : pourquoi se compliquer la vie et ne pas retourner au Cerf ailé avec Dol, Déria, Aryès, Kyissé et les autres ? Je secouai la tête.
« Syu, aucun saïjit normal ne change de couleur de peau », expliquai-je patiemment. « Ils croiraient que je suis un monstre. Une fée noire. Un saïnal. Ou… un démon », je souris, ironique. « Et ils ne seraient pas si loin de la réalité », ajoutai-je.
Syu secoua la tête, incrédule. « Saïjits », se contenta-t-il de dire, éloquent.
Je souris. Si seulement tous les saïjits pouvaient avoir la clairvoyance de Syu, pensai-je. Je finis de renforcer les harmonies et je me dirigeai silencieusement vers Ato. Cinq démons comptaient sur moi pour traverser le Tonnerre et je ne voulais pas les décevoir.
* * *
Au total, il y avait deux gardes à chaque extrémité du pont. Plus ceux qui se trouvaient dans les tours, me rappelai-je. Il ne fallait pas les oublier.
Après avoir rampé pendant un bon bout de temps dans la neige, j’étais à présent cachée sous le premier arc du pont. Essayant de ne pas glisser bêtement dans le Tonnerre, je m’approchai de la tour adjacente, et je risquai un coup d’œil vers le pont. Les deux gardes parlaient à voix basse, jetant des regards aux alentours.
— Quand je pense qu’hier elle vous a filé entre les mains —soupirait l’un—. Tant de nadres et tant d’écailles-néfandes, mais après nous ne sommes même pas capables d’arrêter une fée noire.
— Ne parle pas de ces êtres à la légère —le prévint son compagnon—. Les gens pensent qu’ils ont de sombres pouvoirs, mais c’est leur cœur qui est vraiment sombre. Et ça, c’est encore plus terrible que la nécromancie.
— Mon bon Silidrin —se moqua l’autre tout bas—, toujours aussi poétique. Leur cœur sombre, moi, je le pourfends avec un coup d’épée. Ils ne sont pas plus résistants que nous. Après tout, ce sont des saïjits.
— Moi, je n’en serais pas si sûr —répliqua le dénommé Silidrin.
On entendit un éternuement. Les gardes se turent brusquement.
— Qu’est-ce que c’était ?
Je réprimai un grognement exaspéré.
« Syu… »
« Je n’ai pas pu l’éviter », s’excusa le singe, en se couvrant le nez avec la queue.
Soudain, la brise se leva et le sifflement du vent se fit entendre dans les branches.
— C’était le vent —dit finalement Silidrin. J’expirai doucement, soulagée—. Ou peut-être que non —ajouta le garde, dans un murmure presque inaudible.
Par prudence, j’attendis peut-être un quart d’heure sous le pont jusqu’à ce que les gardes reprennent le ton calme de la conversation. Finalement, je sortis de ma cachette entourée d’harmonies, m’arrêtant près de la tour. J’avais fait des trous dans mes gants pour pouvoir sortir mes griffes et je me rendis compte qu’effectivement, cela avait été une bonne idée : la pierre de Léen était très peu adaptée à l’escalade. Même avec les griffes, il serait impossible de grimper sans glisser… j’inspirai, je pris de l’élan et j’escaladai la tour à toute vitesse. Je gravis environ deux mètres et, avant que je puisse retomber, je bondis et j’atteignis le garde-fou du pont. Au léger craquement que j’émis en atterrissant, je me figeai pendant quelques instants, convaincue que j’avais réveillé tous les gardes d’Ato. J’entendis le rire étouffé de l’un des gardes et je me détendis. À présent, il fallait espérer qu’ils ne regardent pas en arrière…
« Tout ceci est une folie », déclarai-je à Syu, tout en renforçant de nouveau mes harmonies. Mais, ce n’était pas le meilleur moment pour renoncer.
Prête à courir si quelqu’un donnait l’alarme, j’avançai progressivement sur le pont, avec une lenteur irritante, mais nécessaire. J’arrivai à l’autre extrémité du pont lorsque l’un des gardes qui surveillaient la partie est commença à se retourner, comme s’il percevait une présence… Mais il ne put rien voir, car j’avais déjà franchi le parapet, achevant les derniers mètres sur une saillie extérieure du pont. Lorsque je touchai terre sur l’autre rive, peu s’en fallut que je ne pousse une exclamation triomphale. J’avais réussi !
« Syu, ça a été impressionnant ! », m’exclamai-je mentalement, en me couvrant la bouche pour retenir un éclat de rire.
« Tu as été impressionnante », rectifia-t-il, amusé.
En souriant largement, je m’assis sur une pierre et je respirai profondément plusieurs fois pour me calmer. Je fronçai les sourcils, en essayant de relativiser et de minimiser mon exploit. “Si on l’emporte une fois, il est difficile de savoir si c’est de l’habileté ou de la chance”, me répétai-je, implacable. Je ne pouvais pas encore me permettre de me laisser aller : je devais avant m’éloigner du pont sans que personne ne me voie.
J’étais plongée dans ces réflexions lorsque j’entendis un cri strident déchirer l’air nocturne. Je me levai très lentement, atterrée.
— Des nadres rouges ! —cria quelqu’un.
On entendait des bruits de bottes précipitées sur le pont et dans les escaliers des tours. Une voix autoritaire donna des ordres. La capacité d’organisation des gardes d’Ato était assez impressionnante, reconnus-je, en jetant un coup d’œil vers le groupe qui s’éloignait en direction de la forêt.
Le vent glacé s’infiltrait entre les arcs du pont, comme me poussant à m’en aller. Je m’enveloppai de nouveau dans les harmonies, je sortis à découvert et je commençai à parcourir la rive avec précaution. Je soufflai silencieusement. Des nadres rouges. Je me rappelais avoir entendu que, cet hiver, les nadres rouges étaient plus agités que d’autres années. Avec ce froid, ce n’était pas étonnant qu’ils descendent des montagnes.
« Il n’y a pas un seul arbuste », grommelai-je, tout en avançant prudemment. Une file de torches dansait sur le chemin du sud-est, vers la partie de la forêt la plus clairsemée. Dissimulée comme je l’étais par les ombres, il était peu probable que les gardes me voient, raisonnai-je. J’accélérai le rythme et j’atteignis les premiers arbres.
À dire vrai, mon plan me semblait de moins en moins judicieux. Si les gardes commençaient à passer le sous-bois au peigne fin à la recherche de nadres rouges… cela pouvait être un grand inconvénient. Peut-être vaudrait-il mieux attendre une heure de plus que tout se calme. Peut-être. Cependant, j’écartai cette option : mes compagnons ne sauraient pas pourquoi je tardais tant à apparaître et qui sait ce qu’ils pouvaient décider de faire.
Syu s’agita sur mon épaule.
« Et on fait quoi, alors ? », demanda-t-il.
« Nous allons les faire traverser », décidai-je.
Je me maintins près de la rive et je continuai à avancer rapidement. Je passai par la petite cascade. Je fis un détour pour éviter un ravin plein de neige. Et finalement, je parvins au lieu convenu. Dans le lointain, j’entendis des rumeurs de bataille. Les gardes avaient fini par trouver les nadres rouges, pensai-je, tout en m’approchant de la berge. On ne voyait rien sur l’autre rive : tout était noyé dans les ténèbres. Je créai une sphère harmonique de lumière, je la laissai flotter et disparaître. Alors je grimpai à un arbre énorme et je dessinai rapidement une marque lumineuse et harmonique dans une cavité du tronc. Je m’écartai prudemment et j’attendis. Peu après j’entendis le sifflement d’une flèche et un pop ! étouffé par le bruit du Tonnerre. Je grimpai de nouveau à l’arbre et je trouvai les restes énergétiques de la marque lumineuse. Je fis mon possible pour effacer la trace énergétique et je saisis la corde d’ithil qui passait quelques centimètres au-dessus de ma tête.
« Et la flèche ? », me demandai-je mentalement.
« Ici ! », dit Syu.
Je le suivis sur de grosses branches et j’effrayai un écureuil qui poussa un cri de protestation. La flèche pendait de l’autre côté de l’arbre. J’arquai un sourcil. J’étais étonnée de la maladresse du tir. Peut-être que Maoleth n’était pas aussi bon chasseur qu’il l’avait prétendu. Je remontai prudemment la corde jusqu’à atteindre la flèche, je défis le nœud et je me dirigeai vers la branche la plus basse et résistante que je trouvai. Après avoir attaché la corde, je tirai fort pour vérifier que personne ne tomberait à l’eau par ma faute et je donnai plusieurs secousses pour que mes compagnons comprennent que, de mon côté, tout était prêt.
Quelques minutes après, la corde se mit à vibrer. Bientôt, Spaw atterrit sur la rive est, Frundis accroché dans le dos.
— Je commençais à penser que les fées noires t’avaient enlevée —plaisanta-t-il, en arrivant. Il se pencha et donna deux secousses à la corde pour avertir les autres qu’ils pouvaient continuer à traverser.
— Des fées noires, je ne sais pas, mais les gardes sont en train de combattre en ce moment même contre des nadres rouges —l’informai-je, tandis qu’il me tendait Frundis. Le bâton exultait.
« Quelle traversée ! », s’écria-t-il, ravi. Apparemment, dans sa longue vie, jamais aucun porteur ne l’avait encore fait passer au-dessus d’un fleuve au moyen d’une corde.
— Oh, c’étaient donc des nadres —répondait le démon, en penchant la tête, comme s’il tendait l’oreille—. Espérons qu’ils ne viennent pas par ici. En plus, nous devrons attendre que Maoleth revienne avant de nous éloigner de là. Il t’a suivie jusqu’au pont, pour voir comment tu te débrouillais.
Je haussai un sourcil, en me demandant avec curiosité ce qu’aurait fait Maoleth si les gardes m’avaient attrapée.
— J’espère qu’il ne va pas se faire prendre, lui, maintenant —soufflai-je, avec une moue moqueuse—. Mais si Maoleth m’a suivie, qui a tiré la flèche ? —m’enquis-je.
Spaw pouffa silencieusement.
— Chayl. Maoleth avait donné son arc à Askaldo, mais ensuite les cousins se sont mis à discuter. L’un disait qu’Askaldo ne savait pas manier un arc, l’autre que Chayl manquait de force pour atteindre l’arbre… —Il soupira, amusé—. Finalement, je leur ai proposé de jouer une partie de cartes pour trancher la question. Et Chayl a gagné. Une sacrée paire, ces cousins !
Je souris dans l’obscurité.
— C’est une chance que la flèche n’ait pas terminé dans l’eau —remarquai-je.
Nous ramassâmes le premier sac qu’ils avaient accroché sur la corde, et nous donnâmes deux autres secousses. On entendit des murmures sur l’autre rive.
— Je suis curieux de savoir —dit alors Spaw, en rompant le silence—. Quand tu as été récupérer Syu et Frundis, tu as rencontré Aryès, n’est-ce pas ?
Je fis une moue en le voyant aborder le sujet.
— Je l’ai rencontré —acquiesçai-je, attendant qu’il poursuive.
— Ah. —Spaw prit une mine songeuse—. Je suppose qu’il a dû être surpris de te voir aussi colorée qu’un attrape-couleurs —commenta-t-il avec désinvolture, reprenant le surnom que m’avait donné Maoleth—. Et je suppose que tu lui as tout raconté sur Driik, Askaldo, la potion et tout le reste…
Je haussai les épaules tout en regardant le sac suivant s’approcher.
— Je lui ai raconté tout ce qui m’est arrivé au Mausolée d’Akras —répliquai-je.
Je perçus le demi-sourire de Spaw.
— Tu ne lui as pas dit où tu allais ?
Je réprimai un soupir exaspéré. Parfois, Spaw était trop curieux.
— Je lui ai dit que j’allais chercher une potion pour soigner ma mutation —répondis-je simplement. Je pris le sac et je tirai deux fois sur la corde, me souvenant de ma conversation de la nuit passée.
En sortant de chez Dol, j’avais brièvement raconté au kadaelfe ce qui m’était arrivé. À chaque mot que je prononçais, son visage s’assombrissait. D’abord, il avait été impressionné en comprenant la nature de ma peau changeante, puis il s’était montré atterré en apprenant que je voyageais ni plus ni moins qu’avec Askaldo pour aller libérer un alchimiste des griffes d’un démon renégat. Aryès avait tout de suite compris qu’il ne pourrait pas m’accompagner dans ce voyage. Au bout du compte, aucun saïjit un tant soit peu sensé s’immiscerait dans les affaires personnelles des démons. En essayant de détendre l’ambiance, il m’avait rappelé quelques conseils gawalts du maître Dinyu et il avait fait remarquer que, si malgré nos efforts mes compagnons et moi ne trouvions pas Seyrum, ce n’était tout de même pas la fin du monde.
Je réprimai un sourire en me rappelant la scène. Je devais reconnaître qu’Aryès avait accepté ma mutation avec une facilité époustouflante. C’était tout à son mérite, pensai-je.
Soudain, Spaw se retourna brusquement. Sortant de mes pensées, je l’imitai, en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce que… ?
L’humain me prit le bras, m’imposant le silence d’un sifflement entre ses dents. Nous reculâmes de quelques pas et il tira plusieurs fois sur la corde d’ithil pour avertir que nous avions vu quelque chose et interrompre la traversée.
Je tendis l’oreille et je suivis son regard, mais je ne réussis à rien voir dans une telle obscurité. Après quelques minutes, Spaw se redressa.
— Je vais explorer un peu la zone —déclara-t-il à voix basse—. Dis aux autres qu’ils continuent à traverser.
— Hmm —acquiesçai-je. Je le vis disparaître en silence entre les arbres et je secouai la corde avant de reprendre mon poste d’observation. Je ne voyais vraiment rien, me dis-je. Et je doutais que j’aie pu mieux voir si j’avais été à découvert : le ciel était totalement couvert de nuages qui laissaient à peine deviner les formes diffuses de la Bougie et de la Lune.
À un moment, quelque chose bougea sur ma gauche et Syu s’agita, effrayé, en sentant ma tension. Je scrutai l’obscurité, inquiète. Et si quelque monstre me guettait avec l’intention de faire d’une terniane mutante son déjeuner ? Est-ce que cela pouvait être un nadre rouge ? Ou un loup ?
« Peut-être que c’est un gawalt », répliqua Syu, avec un petit rire nerveux.
J’esquissai un sourire, mais je fis un bond en arrière lorsque je vis surgir une ombre entre des arbustes. Je poussai un soupir de soulagement. C’était Spaw.
— Rien —m’annonça-t-il, en me rejoignant—. J’ai vu les empreintes récentes de bottes —ajouta-t-il, tout bas—. Quelqu’un nous épie.
Je tentai de garder mon calme et nous continuâmes à nous occuper de la traversée de nos compagnons. Le suivant fut Chayl, puis Askaldo et, peu après, Maoleth arriva, accompagnée d’une Lieta terrifiée. Kwayat fut le dernier à traverser. Il atterrit assez violemment contre l’arbre et tous se moquèrent, amusés, tandis que je m’apercevais d’un petit défaut dans mon plan si génial : comment allait-on récupérer la corde d’ithil ? Au moment même où j’arrivais à la triste conclusion que je devrais l’abandonner, je remarquai que la corde se détendait et tombait à l’eau.
— Naé —expliqua Maoleth avec un sourire en voyant mon étonnement.
J’enroulai ma corde et je la gardai précautionneusement dans mon sac. Quand je pensais que je la possédais à peine depuis un jour et qu’elle nous avait déjà servi à traverser le Tonnerre…
« Tu ne serais pas en train de t’enticher d’une corde, par hasard ? », se moqua Frundis, dans mon dos, interrompant un instant sa mélodie de guitare.
Je roulai les yeux et je suivis les autres en m’enfonçant dans la forêt.
« Je me suis bien entichée d’un bâton compositeur, qu’y a-t-il de mal à s’enticher d’une corde ? », demandai-je, railleuse, tout en marchant.
« Ai-je dit que c’était mal ? », répliqua le bâton avec un petit rire théâtral. « Les cordes sont une des bases de la musique, cela me paraît formidable que tu apprennes à sympathiser avec elles. Regarde combien de cordes il y a dans les instruments. Les cordes de la guitare. Les cordes du violon… »
« Les cordes vocales », complétai-je, amusée, en voyant que Frundis commençait à délirer. Le bâton, après avoir énuméré quelques instruments de plus, se mit à improviser un mélange expérimental qui nous impressionna assez, Syu et moi.
Nous nous éloignâmes rapidement de la berge et nous continuâmes vers le sud, évitant les chemins et les espaces à découvert. La personne qui nous épiait n’avait pas redonné signe de vie. Mais naturellement, qui pouvait être sûr qu’elle ne nous suivait pas ? Peut-être était-ce un espion d’Ato. Ou quelque démon, serviteur de Driikasinwat. Ou une fée noire. À moins que ce soit simplement quelque fermier du voisinage qui était sorti se promener en pleine nuit et qui, en entendant le bruit de la bataille contre les nadres, s’était enfui prudemment… Mais c’était peu probable. Après avoir ruminé la question un bon moment, je finis par m’ennuyer et je laissai Frundis entraîner mes pas. Plus tard, Maoleth se tourna vers moi et me dit en souriant :
— Au fait, Shaedra, ta traversée du pont m’a impressionné. Je me demande d’où tu tiens cette habileté.
Je souris largement.
— À vrai dire, moi aussi, j’ai été assez impressionnée —répliquai-je simplement. Et je laissai échapper un petit rire puéril et satisfait tandis que Syu se moquait de ma fierté gawalt.
Nous marchâmes durant toute la nuit et tout le jour suivant, en faisant de brèves pauses et en essayant de nous maintenir éloignés du chemin qui menait au pas de Marp. Askaldo s’inquiétait de laisser une trace aussi nette sur la neige, et Maoleth était de mauvaise humeur parce que Lieta s’était légèrement blessée à la patte en se précipitant sur un porc-épic. En voyant la chatte boiter, Syu ne put réprimer un commentaire moqueur.
« Ce n’est pas bien de se réjouir du malheur des autres. », lui reprochai-je sagement. Et j’ajoutai avec un petit sourire ironique : « En plus, je te rappelle qu’il t’est arrivé quelque chose de très semblable avec un cactus. »
Mes paroles laissèrent le gawalt sans réplique et je remarquai qu’il regardait la chatte avec plus de compassion.
Il faisait encore jour lorsque nous débouchâmes sur un petit vallon déboisé. Au fond, trois tentes couleur sable blanc se confondaient presque avec la neige. Je m’arrêtai net en les voyant. Mille démons et quatre chats, pensai-je.
— Demi-tour —déclara Maoleth, tendu.
Nous suivîmes son conseil, mais je me figeai de nouveau en percevant un mouvement entre les arbres.
— Ceci ne me dit rien qui vaille —opinai-je, en rajustant ma capuche.
— Surtout qu’on dirait qu’il n’y avait personne dans les tentes —compléta Spaw.
— Nous sommes encerclés —dit Chayl. Sa voix tremblait légèrement.
Je ne vis aucun signe qui puisse le confirmer, mais, lorsque Maoleth se mit à courir, portant Lieta dans ses bras, nous le suivîmes tous précipitamment. Nous avions parcouru une vingtaine de mètres quand je me rendis compte de la direction que nous prenions.
— Euh… Maoleth ? —fis-je, avec appréhension—. Nous allons droit vers le Tonnerre.
En m’entendant, Maoleth freina. Lieta émit un miaulement interrogatif et son maître souffla.
— Effectivement —admit-il.
Spaw s’esclaffa.
— Parfait ! —déclara-t-il—. Nous retraversons avec la corde de Shaedra ? Mais peut-être qu’une armée d’experts en lévitation va arriver pour nous aider à traverser. Ou des fées noires ; certains disent qu’elles sont si étranges qu’il leur pousse des ailes parfois…
— Spaw Tay-Shual —gronda Kwayat, en le regardant sévèrement.
Il n’ajouta rien, mais son ton mit fin au discours moqueur du jeune templier. De toutes façons, celui-ci n’aurait pas pu continuer car, à peine quelques secondes plus tard, un cri déchirant résonna dans tout le bois. Nous nous retournâmes brusquement vers l’est.
— Nous avions pris la bonne direction —conclut Maoleth. Et il reprit sa course vers l’ouest, après avoir précisé— : Nous dévierons vers le sud plus tard !
Qui avait pu crier de la sorte ?, me demandai-je, en frémissant. Le hurlement m’avait fait penser à la bataille contre les milfides…
— Shaedra ? —me dit Kwayat, en voyant que je ne les suivais pas.
— Et si ce sont des nadres rouges ? Et si les habitants de ces tentes ont besoin d’aide ? —demandai-je, en me mordant la lèvre, anxieuse.
On entendit alors un choc d’acier. Puis un autre suivit… Mon instructeur secoua la tête.
— Ce ne sont pas des nadres rouges. Cela a tout l’air d’être une bataille entre bandits saïjits ou quelque chose de ce genre. Rien qui ne nous concerne.
J’acquiesçai. Kwayat avait raison. Sans y penser davantage, je me mis à courir et nous rattrapâmes rapidement les autres.
Même lorsque le crépuscule céda la place à la nuit, nous continuâmes à avancer. Nous marchions à présent dans une prairie qui, par quelque mystère énergétique, avait une couche de neige moins épaisse. Le ciel était totalement dégagé et, cette nuit, au moins, la Bougie et la Lune éclairaient notre chemin.
— Vous êtes tous fous —fit soudain Chayl, en rompant un long silence—. Nous allons continuer à marcher… jusqu’à Ombay… sans dormir une seule fois ?
Le dédrin avançait derrière, en traînant les pieds. Nous nous arrêtâmes pour l’attendre.
— Pour une fois, tu as raison —admit Askaldo derrière son voile noir—. Moi, je suis crevé.
— Et moi aussi —approuvai-je.
Maoleth acquiesça de la tête.
— D’accord. Lieta aussi est fatiguée —ajouta-t-il avec un sourire, alors que la chatte sortait une tête somnolente du sac que portait l’elfe sur la poitrine.
Nous nous installâmes près d’une colline rocheuse, nous allumâmes un petit feu et nous mangeâmes du pain et du riz. Nous étions épuisés et c’est à peine si nous parlâmes avant de nous envelopper dans nos couvertures et de tomber profondément endormis. C’est Kwayat qui monta le premier la garde. Peut-être n’était-il jamais fatigué, pensai-je, bercée par la musique lente de Frundis.
Peu avant le réveil, je rêvai d’un oiseau noir qui tombait en piqué et grandissait et grandissait jusqu’à se transformer en dragon noir. Il lançait des éclairs foudroyants de tous côtés et, alors, il m’apercevait. Ses yeux étaient noirs comme le charbon.
J’ouvris les yeux, en sursautant, et je me rendis compte que le ciel commençait à peine à s’éclaircir. Je fronçai les sourcils. On ne m’avait pas réveillée pour le tour de garde. Assis sur une roche, je vis Maoleth insister pour que Lieta lui montre sa patte blessée. Je souris, je me levai et j’allai m’asseoir à côté de lui.
— Bonjour —murmurai-je, pour ne pas réveiller les autres—. Comment va Lieta ?
L’elfe noir regarda son félin et roula les yeux.
— Bien —répondit-il—. Lieta n’est pas n’importe quel chat et elle sait se ménager. Par contre, elle est bigrement têtue.
J’observai la chatte bâiller paresseusement et s’éloigner dans la neige de la prairie.
— Elle est grande pour un chat —remarquai-je.
Maoleth laissa échapper un léger éclat de rire.
— Oui. En réalité, c’est une drizsha. C’est une espèce moitié chat, moitié catraïnde.
J’écarquillai les yeux, estomaquée. Une catraïnde ! Les chats berserkers…
« Je savais bien que ce n’était pas un chat normal », marmonna Syu, en grimpant sur mon épaule. Tout sommeil l’avait abandonné en entendant parler de chats.
Malgré tout, Lieta n’avait pas l’air d’un félin aussi dangereux que les catraïndes, pensai-je. Qui sait ce qu’était réellement un drizsha.
— Ça alors —soufflai-je, surprise—. Je n’avais jamais entendu parler des drizshas. En tout cas, tu sembles bien communiquer avec elle —observai-je, innocemment.
Maoleth esquissa un sourire, devinant ma question implicite.
— Oui. Les drizshas ont une véritable faculté pour communiquer. Pour dire qu’ils ont froid, qu’ils ont faim… Ils envoient des ondes sensitives pour transmettre leur pensée. Et, à ce que j’ai entendu dire, les catraïndes possèdent une faculté semblable, mais, ils ne l’utilisent pas pour communiquer : au lieu d’envoyer des ondes vers l’extérieur, ils les gardent à l’intérieur. C’est pour ça qu’on les appelle les chats berserkers…
J’écoutai avec une certaine fascination les explications du démon elfe noir, de plus en plus convaincue qu’il n’utilisait ni le kershi ni la bréjique pour communiquer avec sa chatte, ou plutôt avec sa drizsha.
Lorsque les autres se réveillèrent, nous déjeunâmes et nous bavardâmes joyeusement avant de reprendre la marche. Notre voyage vers Ombay suivit tranquillement son cours. Chayl prit goût à écouter les histoires des saïjits et il me demandait tous les jours de lui en raconter une. Askaldo m’apprit plusieurs légendes et chansons de démons. Kwayat continua à me donner des leçons sur le sryho et, chaque nuit, avec Maoleth, il s’assurait que les instabilités de ma Sréda et de celle d’Askaldo n’empiraient pas.
Curieusement, ces jours-là, j’eus pour la première fois l’impression d’être pleinement une démone, et je me moquai de moi et d’une telle pensée : trois ans s’étaient presque écoulés depuis que j’avais bu la potion de Seyrum. Il était temps que je m’accepte comme démon !
Et, à vrai dire, les démons n’avaient finalement pas des coutumes très différentes des saïjits. Spaw, Chayl et moi jouions toujours une partie de cartes après le dîner. Askaldo chantait souvent de longues ballades, assis auprès de nous et j’admirais son don de conteur et sa capacité à improviser des histoires. Maoleth et Kwayat étaient les plus silencieux. Le premier, accompagné de sa drizsha, disparaissait presque toutes les nuits et tous deux partaient faire de longues promenades aux alentours, comme deux chasseurs solitaires dans les ombres nocturnes. Quant à Kwayat, il s’installait souvent un peu à l’écart et contemplait en silence les étoiles, comme à la recherche de quelque réponse. Un démon tragique et distant, comme Spaw m’avait dit un jour. Je ne pouvais alors m’empêcher de me demander à quoi pouvait bien penser mon instructeur.
Nous avancions tous les jours un peu plus vers le sud, maintenant un rythme rapide. C’étaient toujours Kwayat et Maoleth qui décidaient quand s’arrêter, et nous faisions des pauses régulières. Comme ils nous l’expliquèrent, ils craignaient qu’Askaldo et moi, nous fassions trop d’efforts et que l’état de notre Sréda empire avec la fatigue. L’elfocane affirma un jour, amusé, que jamais des démons instables n’avaient été aussi bien traités.
Nous finîmes par traverser le chemin principal avec beaucoup de prudence et nous abordâmes les premières montagnes des Hordes pour redescendre ensuite vers le pas de Marp. Nous étions en plein hiver et même un grand spécialiste des Hordes aurait préféré éviter les montagnes et passer par le défilé. Malgré tout, pour Askaldo et moi, le risque n’en demeurait pas moins élevé, étant donné que l’entrée du pas était gardée par un portail.
Debout, sur la colline menant au pas de Marp, j’admirai les énormes falaises de chaque côté du défilé. Au pied de ces murailles naturelles, se tenait la porte, avec sa tour de garde et, non loin, près d’un affluent, se trouvait le village d’Harstok. C’était une simple bourgade d’où émergeait une grande construction bleue.
— Qu’en pensez-vous ? Nous passons les portes aujourd’hui ? —demanda Spaw, en jetant un coup d’œil sur le ciel de l’après-midi.
— Non —décida Maoleth—. Il nous reste à peine deux heures de soleil. Je n’ai pas envie de dormir dans le défilé. Nous passerons la nuit au Plebento, un peu de repos sera le bienvenu après tant de voyage.
J’arquai un sourcil interrogateur, mais c’est Chayl qui répondit :
— Le plebento ?
— C’est le nom de l’auberge de ce petit village —expliqua Maoleth—. N’allez pas croire que je suis un grand voyageur —ajouta-t-il—, mais je suis déjà passé plusieurs fois par ce pas. On y va ?
Je réprimai une grimace et j’acquiesçai, en me demandant si c’était vraiment prudent d’entrer dans un village de saïjits à la lumière du jour. Mais Maoleth, apparemment, avait tout prévu et avait confiance en son plan. Il nous avait demandé à Askaldo et à moi de nous barbouiller le visage avec des onguents préparés par Naé Ril-de-Ya. Le produit, d’une couleur rougeâtre, donnait l’impression que nous étions tous deux couverts de plaques rouges et d’inflammations. Sur nos vêtements habituels, nous avions tous passé, excepté Maoleth, de larges et longues toges noires. Celles-là même que portaient les moines de l’Ordre de Vaersin, le Dieu de la Douleur.
Ainsi déguisés, nous parvînmes à la route principale et nous entrâmes dans le village d’Harstok, en file indienne et le pas lent et mesuré, comme de bons moines de Vaersin. Maoleth cheminait à côté de nous, se faisant passer pour un guerrier mercenaire. Nous dépassâmes les premières maisons sans voir personne et nous arrivâmes au bâtiment bleu, où un écriteau suspendu annonçait « le Plebento des voyageurs ». L’indication était agrémentée d’un dessin représentant une fourchette dans une botte.
« Une drôle d’insigne », commentai-je à Syu. Le singe, caché sous ma tunique, fut sur le point de sortir la tête pour jeter un coup d’œil, mais je me rappelai à temps que personne ne devait le voir. Cela aurait été une piste trop évidente pour le capitaine Calbaderca. Maoleth portait déjà un bâton dans le dos, ce n’était pas la peine d’en rajouter.
Alors que Kwayat s’avançait pour ouvrir la porte de la taverne, je vis la silhouette d’un humain derrière l’une des fenêtres. En entrant, je m’aperçus que non seulement la taverne était beaucoup plus grande que celle du Cerf ailé, mais en plus, elle avait de jolies colonnes sculptées dans de gros troncs de bois qui me rappelèrent celles de Dumblor. La salle, elle, était déserte, à l’exception de trois hommes qui parlaient d’une voix basse et nonchalante.
— Bonjour, vénérables moines —dit une voix sur ma droite.
Près de la fenêtre, l’humain nous adressa une salutation respectueuse et nous répondîmes par de brefs gestes de la tête. Maoleth connaissait un peu les manies des moines de Vaersin et il avait essayé de nous les expliquer en détail. Moi, j’en connaissais quelques-unes, grâce à Wiguy et mes visites au Temple d’Ato, mais cela ne m’empêchait pas d’être convaincue que nous pouvions à tout moment commettre une erreur plus que compromettante.
— Bonjour, brave homme —fit Maoleth, en s’avançant avec désinvolture—. Je t’avertis, les moines ont fait vœu de silence. Si j’ai bien compris, ils croient qu’ils pourront ainsi éviter la venue d’un Cycle des Glaces.
Le ton de sa voix révélait un mélange de raillerie et de respect très bien réussie.
— Pourvu qu’ils y parviennent —répliqua le tavernier—. Vous venez de l’est, n’est-ce pas ?
— Non, de l’ouest —répondit Maoleth—. Et, moi, personnellement, je me rends à Ténap. Je suppose que je continuerai à voyager avec mes nouveaux compagnons pendant quelques jours, quoique la solde qu’ils me versent ne soit pas mirobolante. Je les protègerai pendant qu’ils prient ! —plaisanta-t-il.
Le tavernier nous conduisit à une table et nous nous assîmes tous, sauf Maoleth et Kwayat, qui se chargèrent de payer une chambre pour une nuit. Tandis que nous gardions un silence absolu, l’elfe noir parla un long moment avec le tavernier, sur les problèmes d’Éshingra et sur le coût de la vie. Il inventa même plusieurs histoires avec une facilité surprenante, contant qu’étant jeune, il aidait son père comme fripier, mais qu’il préférait mille fois la vie de mercenaire qu’il menait à présent.
— La vie nous réserve bien des surprises, n’est-ce pas ? —fit-il avec un petit sourire—. C’est curieux, la dernière fois que je suis passé par ici, il y avait beaucoup plus d’animation —ajouta-t-il, en changeant de ton.
— C’est normal —répondit l’humain, la mine sombre, tout en nettoyant son comptoir—. En hiver, il n’y a pas une souris. Et cette année, il y a encore moins de passage. Les commerçants ajensoldranais se méfient des chemins d’Éshingra et ils n’ont pas tort. Pourvu que cette guerre se termine rapidement.
— Dès que j’aurai gagné quelques kétales dans un des deux camps —observa Maoleth, avec un sourire retors.
— Oh, il y a plus de deux camps, sois tranquille —intervint l’un des trois hommes assis, sur un ton légèrement sarcastique—. Tu auras le choix. Mais pour le moment on ne sait même pas s’il s’agit vraiment d’une guerre entre les royaumes des Communautés ou s’il s’agit d’une guerre entre les confréries ou les guildes. En tout cas, ce qui est clair, c’est qu’au-delà du pas de Marp, l’atmosphère est viciée.
Maoleth arqua un sourcil.
— Vous venez d’Éshingra ?
L’homme s’esclaffa.
— Non, nous sommes des paysans d’Harstok. Cela ne me passerait pas par la tête de voyager là-bas —affirma-t-il.
Plus je les entendais parler d’Éshingra, plus je me demandais s’il était judicieux de pénétrer dans une zone aussi dangereuse. N’aurait-il pas été plus prudent de passer par l’ouest et d’embarquer à Mirléria, direction l’Île Boiteuse ? Je retins un soupir et je jetai un coup d’œil à mes compagnons. Avec le visage voilé, ma vision n’était pas très bonne, mais je pus deviner l’expression fascinée de Chayl qui, derrière sa capuche noire, observait les saïjits comme s’il n’en avait jamais vu.
Nous attendîmes patiemment l’heure du dîner. Plusieurs fois, je perçus le soupir exaspéré d’Askaldo avant que le tavernier ne nous apporte enfin des assiettes de soupe chaude. Je commençai à manger, affamée, passant tant bien que mal chaque cuillerée par-dessous le voile. Maoleth, nous laissant à nos prières, alla s’asseoir avec les paysans ; tous les quatre se mirent à parler à bâtons rompus de choses sans importance pendant au moins une heure jusqu’à ce que les trois villageois décident de rentrer chez eux.
— Bon ! —dit Maoleth, quand il ne resta plus que nous dans la taverne—. Vous, je ne sais pas si vous voulez continuer à prier, mais, moi, toute cette trotte m’a crevé et je vais monter me coucher. Vénérables moines —ajouta-t-il, avec ironie.
Askaldo se leva. Nous l’imitâmes et nous suivîmes le tavernier et Maoleth vers les étages supérieurs. L’humain nous laissa entrer dans la chambre, en disant sur un ton attentionné :
— Si vous avez besoin de quelque chose, vous pouvez faire sonner la cloche, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit. J’espère que vous serez satisfaits de votre séjour au Plebento et que le cadre conviendra à vos prières. Bonne nuit —ajouta-t-il, en s’inclinant respectueusement.
Je faillis lui répondre, mais j’étouffai ma réponse en un son d’acquiescement. Le tavernier retourna à sa taverne, Askaldo ferma la porte et, tous deux, nous ôtâmes notre voile avec soulagement. Nous échangeâmes des regards éloquents, sans oser parler.
— Au lit —fit Maoleth, goguenard, avant que l’un d’entre nous ne rompe son vœu de silence—. Que Vaersin vous accompagne dans vos rêves !
Spaw et moi, nous sourîmes, amusés, tandis qu’Askaldo foudroyait l’elfe noir du regard. Nous abstenant de tout commentaire, nous nous allongeâmes sur nos lits et je dus faire un effort pour ne pas éclater de rire en voyant qu’Askaldo et Kwayat ne logeaient pas dans les leurs. Leur pieds dépassaient de plusieurs centimètres, et Askaldo semblait un peu contrarié.
« Cela n’arrive pas aux gawalts », commentai-je, en souriant.
Syu sauta sur le lit de Kwayat et observa avec intérêt le phénomène. Puis il fronça les sourcils.
« Les pieds des gawalts ne sentent pas non plus », répliqua-t-il, en revenant sur mon lit. Il s’arrêta alors, renifla son propre pied et remua la queue, satisfait.
Pendant ce temps, j’avais étendu ma couverture pour ne pas salir tout le lit avec mon onguent et je m’allongeai, épuisée par tant de voyage. J’accueillis le singe en lui caressant machinalement la tête et je demeurai ainsi un moment, méditative.
« Tu es en train de penser », m’avertit le gawalt, moqueur.
« Je sais », admis-je, et j’esquissai un sourire. « Heureusement que tu es là pour m’avertir » Alors, je bâillai et je cessai de penser. « Bonne nuit, Syu. »
Pour toute réponse, Syu tourna plusieurs fois sur lui-même avant de s’installer sur la couverture et je réprimai un petit rire.
« Tu ressembles de plus en plus à Lieta. », commentai-je.
Le singe grogna et se pelotonna contre moi.
« C’est elle qui m’imite », répliqua-t-il.
Bien sûr, pensai-je, amusée, avant de fermer les yeux. Je sombrai aussitôt dans un profond sommeil jusqu’à ce que, des heures plus tard, un bruit étrange contre la fenêtre me réveille brusquement. En ouvrant les yeux, je vis que Lieta avait grimpé sur le rebord et contemplait la nuit à travers la vitre. Ses yeux verts se fixèrent dans les miens un instant avant de retourner à leur muette contemplation. J’eus l’impression qu’elle avait voulu me dire quelque chose, mais je ne la compris pas.
* * *
Le matin suivant, après avoir déjeuné, nous nous dirigeâmes directement vers la porte du Pas de Marp et nous laissâmes Maoleth se charger de nous présenter et d’expliquer le motif de notre voyage.
— Je suis un guerrier —disait avec aplomb l’elfe noir—. Et eux, ce sont des moines de Vaersin…
Il ajouta quelque chose à voix basse, pour que nous ne l’entendions pas et le garde qui s’occupait de nous eut l’air mal à l’aise.
— Vous n’êtes pas érionique, n’est-ce pas ? —répliqua-t-il avec une grimace.
— Seulement quand cela me convient —répondit Maoleth, un sourire narquois aux lèvres.
Le garde secoua la tête, mais s’écarta sur le côté.
— Allez-y, passez. Je vous souhaite bonne chance, vénérables moines —ajouta-t-il avec sincérité—. Les chemins sont dangereux. Soyez prudents.
Je me sentis alors presque honteuse sous nos déguisements. Nous passâmes les portes ouvertes et nous entrâmes dans le défilé avec une facilité surprenante. Je réprimai un petit rire de soulagement. Par Nagray ! Je ne me rendis compte qu’alors de la tension que j’avais accumulée en imaginant que le garde nous demanderait à tous de montrer nos visages. J’eus envie de bondir de joie, mais je me retins : les vigiles de la tour pouvaient encore nous voir et peut-être se seraient-ils demandé ce que faisait un moine de Vaersin à cabrioler dans un défilé.
— Un problème de moins ! —fit Maoleth, lorsque nous nous fûmes suffisamment éloignés.
— Par l’Esprit, Maoleth ! —souffla Askaldo, tandis que nous avancions à bon rythme—, qu’est-ce que c’était tout ce théâtre ? Tu t’es moqué des érioniques à outrance ! C’est une chance que tu ne sois pas tombé sur l’un de ces saïjits fanatiques…
Il fut interrompu par l’éclat de rire de l’elfe noir.
— À outrance, hein ? Bah, n’exagère pas, j’ai seulement joué mon rôle de mercenaire : ces gens-là se moquent toujours des religions, des camps et de tout groupe quel qu’il soit, tant que ce n’est pas celui qui les paie. —Il effectua un geste vague, comme pour écarter le sujet—. Continuons. Je veux sortir de ce défilé le plus tôt possible. Nous ne nous arrêterons pas avant d’avoir atteint la vallée de Marp.
Je repris Frundis et Syu sortit à découvert, fatigué de demeurer sous ma capuche. Lieta et Maoleth ouvrirent la marche et nous les suivîmes rapidement. Le canyon était par endroits traversé par des ouvertures dans la roche et par d’étroits sentiers, mais il était impossible de se tromper de chemin : un seul était assez large pour permettre le passage d’une carriole. En plus, on voyait qu’une troupe d’ouvriers était passée récemment par là pour retirer la neige.
Au bout d’environ six heures de marche, nous commençâmes à nous sentir sérieusement épuisés. Nous transpirions tous sous tant d’épaisseurs malgré le froid.
— Courage —nous dit Maoleth—. Nous y sommes presque.
— Presque, c’est toujours presque —maugréai-je tout bas.
— Je crois que nous devrions être arrivés quand les fleurs sortiront au printemps —commenta Spaw.
— Magnifique ! —m’exclamai-je, en imitant l’optimisme de Manchow à la perfection—. Comme ça, je pourrai changer de couleur en passant d’un pré de violettes à un pré de marguerites.
Cette fois, cependant, l’elfe noir avait raison. À peine un quart d’heure plus tard, le défilé commença à s’élargir et ses profondes murailles se transformèrent peu à peu en pentes escarpées, clairsemées d’herbe, de neige et d’arbustes.
— Eh beh —dis-je, étonnée—. Finalement tu vas avoir raison, Spaw. Ici, on dirait qu’il y a moins de neige que de l’autre côté.
Tout en sachant que les flux énergétiques en Éshingra étaient très différents de ceux d’Ato, le contraste était impressionnant. Nous décidâmes bientôt d’enlever les toges parce que nous commencions à suffoquer. Lorsque nous parvînmes à la vallée proprement dite, je m’arrêtai, ravie par la vue. La Route de Marp, comme on l’appelait, poursuivait un cours sinueux sur le flanc gauche de la vallée, tandis que sur le versant opposé, dépouillé d’arbres lui aussi, des troupeaux d’animaux sauvages pâturaient tranquillement.
— Je n’étais jamais passé par ici —avoua Spaw, en contemplant le paysage avec un extrême intérêt—. Nous allons avoir des problèmes pour nous cacher si des saïjits arrivent, vous ne croyez pas ?
— Bah, les gens d’Éshingra sont peu curieux —répliqua Maoleth et il sourit en voyant que son argument de peu de poids ne nous convainquait pas. Il s’était accroupi pour refaire un lacet de ses bottes et il en profitait à présent pour gratter les oreilles de Lieta. Je penchai la tête, amusée. La chatte ronronnait presque comme Syu quand il était content ou comme Frundis quand je frottais son pétale bleu.
— Bon, un des avantages, c’est que, si des bandits nous attaquent, nous les verrons de loin —intervint Chayl, pensif.
J’approuvai de la tête et je soufflai, en m’asseyant sur une pierre. Kwayat esquissa un sourire.
— Je crois qu’une pause sera la bienvenue —observa-t-il.
La « pause » s’allongea jusqu’au matin suivant car, lorsque nous nous aperçûmes que le jour déclinait, nous nous retrouvâmes bien vite dans l’obscurité. Nous ne nous déplaçâmes que pour trouver un refuge à l’abri du vent avant de nous envelopper dans nos grosses couvertures. Je dormis si profondément que Frundis dut me réveiller avec un coup de trompe.
« Eh ! », protestai-je, en sursautant.
Frundis laissa échapper un gros rire accompagné d’une rapide mélodie de violons et de trilles d’oiseaux.
— Notre Attrape-couleurs se réveille enfin ! —annonça la voix moqueuse de Spaw.
Je vis le démon assis sur une roche, en train d’avaler un des derniers biscuits préparés par Naé. Frundis n’était pas arrivé entre mes mains par hasard, compris-je.
Je me redressai et j’observai que les autres étaient déjà levés et avaient déjà déjeuné. Je passai ma manche sur le visage pour finir de me réveiller et une couche de mon masque rouge tomba sur l’herbe. Je haussai les épaules : de toute façon, il avait déjà commencé à s’effriter pendant la nuit. Je frottai ma peau pour tenter d’éliminer tout l’onguent et finalement tout mon visage se retrouva poisseux comme si je l’avais plongé dans du miel visqueux. Je passai une poignée de neige sur mon visage et je laissai échapper un grognement.
— Elle est glacée ! —marmonnai-je.
Spaw, qui avait observé avec un certain amusement mes ablutions matinales, s’esclaffa.
— Tu t’attendais à ce qu’elle soit tiède ?
— Mmpf —répliquai-je. Je me frottai davantage avec la neige, je m’étirai et je déclarai avec entrain— : Bonjour !
Maoleth et Askaldo étaient en pleine conversation sur la route que nous devions prendre une fois la vallée passée. Tandis que je partageais mes huit biscuits du matin avec Syu, je m’aperçus que Kwayat semblait plongé dans ses pensées. Chayl, par contre, suivait la discussion avec un grand intérêt, comme d’habitude.
Je compris rapidement le problème : Maoleth prétendait passer par la partie sud de la Forêt des Cordes, en suivant la route principale, alors qu’Askaldo souhaitait passer plus au nord, évitant la route.
— Tu ne te rends pas compte, Maoleth —disait Askaldo, en secouant la tête—. Si quelqu’un me voit, avec cet aspect, nous serons dans un beau pétrin. Éshingra est en état de guerre. Les gardes de chaque royaume patrouillent sur les routes. Emprunter la route principale, c’est stupide.
Maoleth arqua un sourcil.
— C’est encore plus stupide de faire un détour inutile —rétorqua-t-il diplomatiquement—. La route passe au milieu des bois. Nous pourrons sortir du chemin à n’importe quel moment et nous irons beaucoup plus vite. Soyons francs, dis-moi, tu n’aurais pas, par hasard, l’intention de passer plus au nord pour quelque raison que tu nous caches ?
— Après tout, autrefois tu vivais à Mythrindash —laissa échapper Spaw sur un ton innocent—. Dans la jolie rue des Étoiles Rouges —ajouta-t-il, avec un demi-sourire.
Askaldo lui lança un regard hostile.
— Je me demande depuis quand mon père te paie pour m’espionner —grogna-t-il—. Tu sembles tout savoir sur moi.
— Rassure-toi, je n’ai jamais été à Mythrindash —avoua Spaw—. En fait, je n’ai jamais voyagé au-delà des Hordes jusqu’à aujourd’hui. J’ai toujours été très casanier et très ajensoldranais —déclara-t-il, souriant.
Et dumblorien, ajoutai-je mentalement, sachant que Spaw se gardait toujours de mentionner trop souvent Zaïx et son enfance dans les Souterrains.
— Alors, Askaldo ? —s’enquit Maoleth—. Quel est ton plan ?
— Eh bien… Je serai franc avec vous : je pense continuer jusqu’aux Chutes Éternelles, passer par la Route du Tissombre et faire trois fois le tour de l’Île-montagne avant d’arriver à Ombay —répliqua Askaldo sur un ton faussement grave. Il me regarda et ajouta, très sérieusement— : Et nous passerons par le lac Makata, bien évidemment.
Son ton était si solennel et pince-sans-rire que Spaw, Chayl et moi, nous nous esclaffâmes. Askaldo arqua un sourcil, comme s’il se demandait quelle mouche nous avait piqués.
— Askaldo —intervint patiemment Maoleth—. Donne-moi une seule raison valable pour laquelle nous devrions t’écouter et ne pas prendre la Route de Marp.
L’elfocane haussa les épaules.
— Je pensais rendre visite à une personne en particulier qui pourrait nous aider —expliqua-t-il.
— Nous allons aller jusqu’à Mythrindash ? —s’écria Chayl, incrédule et enthousiaste à la fois.
— Chayl, cesse donc d’inventer des choses que je n’ai pas dites —répliqua son cousin—. La personne dont je parle ne vit pas à Mythrindash.
Je haussai un sourcil, intriguée devant son ton subitement hésitant. Nous le regardions tous avec intérêt, sauf Kwayat, qui était toujours absorbé dans la contemplation de la vallée, plongé dans ses pensées, ou, du moins, c’est l’impression qu’il donnait.
— Tu crois que cette personne peut nous aider à libérer Seyrum ? —demanda Maoleth, légèrement incrédule. Askaldo acquiesça de la tête et l’elfe noir fronça les sourcils—. Ceci est une idée d’Ashbinkhaï, pas vrai ?
Askaldo roula les yeux.
— Et depuis quand j’écoute les idées de mon père ? —riposta-t-il, amusé.
Spaw souffla.
— Et après il s’étonne qu’Ashbinkhaï engage un templier pour prendre soin de lui —marmonna-t-il, en levant les yeux au ciel.
— Je n’ai pas besoin qu’un templier prenne soin de moi —grogna Askaldo, en lui lançant un regard furibond—. Faites-moi confiance. Cette personne nous aidera. Réfléchissez un peu : Ashbinkhaï nous paie le bateau à Ombay et des marins nous conduiront jusqu’à l’Île Boiteuse. C’est fantastique, mais après ?
Maoleth prit une mine pensive.
— Tu prétends emmener des renforts ? Quelques amis à toi ?
Askaldo fit une moue et secoua négativement la tête.
— Je suis de l’avis de mon père. Moins nous sommes, plus nous serons discrets. Nous disposons déjà d’un atout : Shaedra et moi, nous connaissons déjà Seyrum. Nous l’avons vu en personne.
Je m’agitai, mal à l’aise, quoique je ne remarque aucune ironie dans sa voix. Apparemment, la paix sacrée des démons avait fait oublier à Askaldo ses ressentiments.
— Alors, si cette mystérieuse personne dont tu parles ne va pas nous accompagner —intervint Chayl—, comment va-t-elle nous aider ?
Askaldo soupira et se leva.
— Vous le verrez bien le moment venu —répondit-il simplement—. Mais si nous ne bougeons pas, la nuit va tomber sans que nous ayons fait dix pas, alors… en route —déclara-t-il.
Nous ramassâmes rapidement nos sacs et, tandis que nous nous mettions en marche, je me demandai que diable nous cachait Askaldo. Nous avançâmes pendant deux heures avant d’apercevoir au loin la Forêt des Cordes. Comme le chemin descendait en pente constante, nous n’apercevions qu’une colline peuplée d’arbres feuillus. Feuillus, me répétai-je, en me rappelant les histoires que l’on racontait à Ato sur la Forêt des Cordes. Le maître Aynorin nous avait parlé plus d’une fois de son séjour à Mythrindash. D’après lui, il y avait dans cette immense forêt une telle variété d’arbres que même un botaniste des Royaumes de la Nuit était incapable de tous les reconnaître. Il avait aussi raconté qu’une fois il s’était perdu à quelques kilomètres à peine de Mythrindash et que des chasseurs l’avaient secouru… Mais il est vrai qu’Aynorin avait réussi à se perdre aux alentours d’Ato, pensai-je, amusée, en me souvenant de mes années de snoris.
Plongée dans mes pensées, je n’avais pas remarqué que nous laissions déjà la vallée derrière nous et que nous avancions vers une longue colline peuplée de… Je plissai les yeux puis les écarquillai.
— Des feuilles-mousse ! —m’écriai-je, atterrée, en m’arrêtant net.
Les autres sursautèrent brusquement.
— Que se passe-t-il ? —demanda Kwayat, étonné.
— Euh… —J’hésitai, fronçant le nez en voyant une plante de feuille-mousse sur ma droite. J’ouvris la bouche pour finir de répondre et alors je fus saisie d’un violent éternuement, suivi d’un autre non moins brutal.
« Par Nagray ! », protestai-je mentalement, tandis qu’un Syu prudent sautait à terre.
Je sortis mon mouchoir, en sentant que le vent venait de changer de direction : à présent, le parfum des plantes m’arrivait en pleine figure. Alors, je m’aperçus que les autres m’observaient, l’air déconcerté, et je tentai de leur expliquer rapidement mon problème avant d’être prise d’un autre accès d’éternuements :
— Je suis allergique aux feuilles-mousse.
— Oh —fit Spaw, en fronçant les sourcils—. Ça, c’est vraiment gênant.
— Elle devient rouge ! —observa Chayl, très étonné, en me regardant attentivement.
— Curieux —approuva Askaldo, en riant sous cape—. Bon, puisque nous faisons déjà un détour, commençons par nous diriger vers le nord et sortons du chemin —proposa-t-il—. Comme ça, nous éviterons la colline et ses plantes —argumenta-t-il, en adressant un large sourire à Maoleth. L’elfe noir grogna, mais il ne protesta pas et, entre éternuement et éternuement, je les suivis hors du chemin.
Nous poursuivîmes à bon rythme à travers les prairies vertes, mais je ne cessai vraiment d’éternuer que lorsque nous nous fûmes suffisamment éloignés et Syu, pendant ce temps, grimpa sur l’épaule de Spaw, prenant grand soin d’éviter Lieta.
Je retrouvai ma couleur de peau « normale » rapidement ; le changement provoqué par l’allergie nous surprit néanmoins beaucoup. Après avoir commenté un moment le phénomène, Maoleth et Kwayat conclurent que cette soudaine coloration n’avait rien à voir avec ma mutation et qu’elle n’était due qu’à mon allergie. Cependant, je savais que les feuilles-mousse ne m’avaient jamais provoqué de réactions autres que de terribles éternuements… Il est vrai que je n’avais jamais été exposée à une colline entièrement couverte de ces maudites plantes, ajoutai-je pour moi-même.
— Pourquoi ne veux-tu pas nous dire qui est cette personne, Askaldo ? —demanda Chayl, alors que nous avancions depuis un bon moment déjà, en silence, sous un soleil agréablement chaud pour la saison—. Est-ce quelqu’un de dangereux ? C’est un saïjit ou un démon ?
Askaldo laissa échapper un soupir exaspéré et son cousin se tut.
— Je t’ai déjà dit que tu le sauras en temps voulu. Mon père ne t’a-t-il pas enseigné que la patience est une vertu ?
Chayl s’empourpra, mais ne rajouta rien.
— Je suis curieux de savoir —intervint Spaw sur un ton léger—. Depuis quand Ashbinkhaï a décidé d’être instructeur en plus de Démon Majeur ?
Askaldo souffla.
— Il a déjà été instructeur avant d’hériter le titre de mon grand-père —répondit-il, faisant un geste pour signifier que ceci remontait à beaucoup d’années—. Depuis, il n’avait plus enseigné à personne.
— Je suis le premier véritable élève d’Ashbinkhaï —fit Chayl.
Je souris en le voyant si ravi de son instructeur. Alors, Maoleth, qui marchait plusieurs mètres en avant, poussa un grognement.
— Par la barbe de Trah !
Nous nous empressâmes de le rejoindre, alarmés. La première chose que je pensai, en le voyant jurer, c’est qu’il venait de constater que nous étions entourés de collines couvertes de feuilles-mousse, mais non, Maoleth regardait au-delà, vers le versant d’une grande colline sans arbres. C’est alors seulement que je perçus un grondement lointain mais persistant. Je jetai un coup d’œil sur le ciel bleu, en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est ? —demanda finalement Askaldo avec appréhension.
— Un troupeau de quelque chose —répondit Maoleth, en rajustant son sac, comme s’il s’apprêtait à courir.
— Un gros troupeau —ajouta Spaw. Derrière la colline, un nuage de poussière et de terre commençait à s’élever.
Et alors, nous entendîmes des cris saïjits et nous vîmes apparaître trois silhouettes au sommet de la colline d’où provenait le grondement grandissant. Deux d’entre elles couraient à toute allure, se dirigeant vers l’est, tandis que l’autre avançait plus maladroitement, soutenant d’une main son chapeau.
— Beksia —fit Chayl, impressionné, en tajal—. Et d’où ils sortent, ceux-là ?
Une vague de sensations m’envahit et je vacillai. Alors, tandis que les autres fuyaient le troupeau d’antilopes qui venait d’apparaître, je murmurai, stupéfaite :
— C’est ma famille…
Mais les autres couraient déjà et seuls Frundis et Syu m’entendirent.
« Eh bien, à ta place j’imiterais notre famille et je prendrai mes jambes à mon cou », me conseilla le gawalt, s’agitant sur mon épaule.
Je suivis son sage conseil avec un terrible soupçon : mon frère et ma sœur avaient quitté Ato à ma recherche, me dis-je, en me souvenant des paroles de Dol. Mais ils ne s’étaient pas précipités à l’Île Boiteuse. Non : ils étaient allés chercher Marévor Helith pour qu’il leur dise exactement où je me trouvais grâce aux Triplées. Et j’étais presque sûre que cette silhouette au chapeau et aux mouvements maladroits, n’était autre que le maître Helith… Je réprimai mon envie de freiner ma course pour aller voir comment se débrouillait le nakrus et je libérai mon jaïpu, le modulant efficacement pour accélérer mes mouvements. Le grondement lointain du troupeau s’était transformé en un roulement retentissant de tambours.
Je respirai précipitamment, hors d’haleine, et je me retournai en arrière. Les autres gravissaient la colline, moitié courant moitié marchant. Ils étaient tous à bout de souffle.
« Le bruit s’éloigne », commentai-je, en tendant l’oreille.
Alors je fus envahie par un tonnerre d’éternuements et je lançai un juron.
« Frundis ! »
Le bâton s’esclaffa et Syu, amusé, laissa échapper un petit rire.
« Mmpf », dis-je, exaspérée. « Ces éternuements, ce n’est pas drôle. »
« C’est à moi que tu le dis », répliqua Frundis, en fredonnant. « Moi, lorsque j’avais une tête, j’étais toujours enrhumé. J’éternuai plus que toi avec tes feuilles-mousse », affirma-t-il avec l’intention de me consoler.
Lorsque les autres me rejoignirent, Maoleth leva une main, pantelant.
— Je crois que… nous avons assez couru… comme ça —déclara-t-il, la respiration entrecoupée—. Si un autre troupeau d’antilopes arrive, moi, je ne bouge plus.
— Le grand chasseur terrassé par des antilopes —se moqua Askaldo—. Eh bien, je crois que si nous continuons à ce rythme, nous arriverons à la lisière de la forêt dans deux heures —annonça-t-il, en jetant un regard vers le bois lointain.
— Si tu veux partir en avant et courir comme une antilope, vas-y —lui proposa Maoleth, en grognant et en respirant bruyamment.
Depuis la colline élevée où nous nous trouvions, toute une mer désordonnée de coteaux s’étendait encore et je doutais que l’estimation d’Askaldo soit juste. Depuis la vallée, la Forêt des Cordes m’avait semblé plus proche… Mais les Buttes de Seplin-Shol, comme on appelait cet endroit, semblaient à présent interminables. Et Laygra et Murry n’étaient visibles nulle part.
Après une pause bien méritée, nous reprîmes la marche, sachant que les antilopes ne fuyaient pas sans raison : qui sait, peut-être une bande d’écailles-néfandes avait-elle décidé de migrer vers la Forêt des Cordes… Nous passâmes plusieurs collines avant que le ciel commence à s’obscurcir.
Cette nuit-là, après un dîner quelque peu frugal et après une partie de cartes, je m’enveloppai dans ma couverture jetant des coups d’œil inquiets vers les collines avoisinantes. D’un côté, j’aurais aimé revoir Laygra et Murry, mais, d’un autre côté, je savais pertinemment qu’aucun de mes compagnons n’allait les accueillir à bras ouverts. Et encore moins s’ils voyaient qu’un nakrus les accompagnait. Les démons vénéraient la Vie. Les morts-vivants, pour les démons en général, étaient les pires monstres du monde, encore pires que les kandaks. Même Spaw, qui était un démon à l’esprit assez ouvert, avait été horrifié lorsque je lui avais raconté que je possédais une partie du phylactère de Jaïxel. Et il n’avait pas moins été atterré quand je lui avais dit qu’à Dathrun, j’avais connu un nakrus, professeur d’une académie celmiste. Je préférais ne pas imaginer ce que penserait Kwayat de tout cela… Avec ces pensées agitées en tête, je mis des heures à trouver enfin le sommeil.
Nous arrivâmes à la Forêt des Cordes le jour suivant, alors que le soleil était presque au zénith. Après avoir dépassé les Buttes de Seplin-Shol, nous dûmes gravir un petit ravin rocheux et, une fois en haut, nous nous retrouvâmes face à une barrière de végétation touffue et sauvage qui m’inspira aussitôt du respect et de l’appréhension.
Spaw siffla entre ses dents, impressionné.
— Tu es sûr que tu veux pénétrer là-dedans, Askaldo ? —demanda-t-il, une moue peu convaincue sur le visage.
— Ne vous inquiétez pas —répliqua l’elfocane, l’air sûr de lui—. Je connais la forêt comme si c’était ma propre Sréda… —Il grimaça en entendant ses paroles et il rectifia aussitôt— : Je veux dire que je la connais encore mieux que ma Sréda. Je l’ai explorée de nombreuses fois —ajouta-t-il, au cas où nous n’aurions pas encore bien compris qu’il était un expert connaisseur de la Forêt des Cordes.
— Parfait —dit Chayl, en contemplant avec admiration la muraille d’arbres—. Si ce que tu dis est vrai, cousin, alors allons-y.
Askaldo commença à se diriger vers le bois, mais alors il s’arrêta et ajouta :
— J’oubliais. Essayez de ne toucher à rien. Il y a des plantes et des arbres dangereux.
— Tu m’étonnes —marmonna Spaw, sarcastique.
Je donnai un coup de coude au jeune humain, rieuse, tandis qu’Askaldo ouvrait la marche, suivi de Kwayat et de Chayl.
— Tu n’aimais pas les expériences ? —m’enquis-je.
Spaw roula les yeux.
— Une chose est de faire une expérience et une autre de s’enfoncer dans une forêt d’expérimentations —argumenta-t-il, sur un ton raisonnable—. Qui sait ce qu’il peut y avoir là-dedans… —Il haussa les épaules, esquissa un sourire et déclama sur un ton plus résigné— : Ayons confiance en Askaldo !
Je secouai la tête, amusée, et je jetai un dernier coup d’œil scrutateur vers les collines avant de me laisser engloutir par la végétation.
* * *
Malgré les avertissements d’Askaldo, Syu bondit aussitôt de branche en branche pour explorer les alentours et découvrir un monde nouveau. Chaque fois qu’il trouvait une plante étrange, il s’en écartait prudemment et m’appelait, enthousiaste, pour que je l’examine et que je demande à Askaldo si c’était ou non une plante inoffensive. Parfois, Askaldo répondait à mes questions avec une précision impressionnante ; d’autres fois, il grognait, exaspéré, éludant ma question et prétextant que nous n’étions pas à une leçon de botanique. Et aussitôt après, il donnait un coup d’épée à quelque ronce pour continuer à avancer.
Frundis avait décidé de me faire écouter une symphonie qu’il avait composée approximativement deux siècles auparavant, lorsqu’un de ses anciens porteurs l’avait emmené comme moi dans la Forêt des Cordes. Il combinait une quantité incroyable d’instruments, d’étranges chants d’oiseaux et d’autres animaux. Il termina par un coup retentissant et interminable semblable à celui d’un marteau sur une plaque de métal.
« Oh, oh ! », s’exclama-t-il, avec une fierté évidente. « Que dites-vous de mon chef-d’œuvre ? »
Je réprimai un large sourire.
« C’est exactement ça : un chef-d’œuvre », répliquai-je, en approuvant. « Vraiment impressionnant. »
« Je confirme », intervint le gawalt, depuis une branche voisine. « Quoique la fin soit un peu terrifiante. »
Frundis, qui fredonnait joyeusement, s’arrêta en l’entendant.
« Terrifiante ? Évidemment ! Une musique ne doit pas être uniquement mélodieuse. Elle doit être puissante, asphyxiante, terrible, bouleversante… »
Je roulai les yeux tandis que le bâton continuait à énumérer des adjectifs de plus en plus hyperboliques. Mais, peu après, Spaw se mit à fredonner une version improvisée d’une chanson burlesque connue à Aefna, et Frundis s’arrêta net pour l’écouter et pouvoir dûment critiquer.
Que cherche donc dans ces bois
notre héros valeureux ?
Un dragon ? Une sorcière ?
Ou quelque jolie princesse.
Oh, Amour et ses mystères !
Spaw m’adressa un large sourire tandis qu’Askaldo, qui nous devançait d’une vingtaine de mètres, faisait la sourde oreille et avançait infatigablement.
« Ça, ce n’était vraiment pas puissant », observa Frundis, en soufflant. « Quoiqu’un peu asphyxiant… »
À dire vrai, le silence d’Askaldo commençait à m’exaspérer : devions-nous le suivre uniquement parce qu’il était le fils d’Ashbinkhaï, sans même savoir où nous allions ? En plus, une autre pensée plus préoccupante m’assaillait depuis la veille : Marévor Helith était capable de me suivre grâce aux Triplées, et cela signifiait que si je ne prenais pas une décision, et vite, Laygra et Murry entreraient dans la Forêt des Cordes et finiraient par me trouver. Quelle était la bonne décision à prendre ? Jeter les Triplées dans la mousse de la Forêt des Cordes ? Je blêmis rien que de penser à cette possibilité. Selon Drakvian, les Triplées étaient une œuvre du maître Helith. Je ne pouvais les abandonner d’une façon aussi grossière. Je réprimai un soupir contrarié. Pourquoi diables Marévor Helith voulait toujours me donner ses magaras ?
Les trois nuits suivantes, je pus à peine dormir. Il y avait tant de bruits dans la forêt que je sursautais sans cesse, convaincue que, non loin de notre campement, des créatures de toutes sortes passaient subrepticement. Les autres, en comparaison, semblaient beaucoup mieux dormir, sauf Chayl, qui se plaignit d’avoir des cauchemars horribles et étranges.
— Cela n’arrive qu’à toi —lui répliqua Askaldo, railleur, le troisième jour, tandis que nous déjeunions—. Je vais vous annoncer une bonne nouvelle, nous sommes très proches de l’endroit où je souhaitais me rendre.
— Ah ! —dit Maoleth, en arquant un sourcil—. Je ne sais pas pourquoi, je commençais à croire que l’histoire des Chutes Éternelles n’était pas une blague.
L’elfocane roula les yeux et se leva.
— Sois moins impatient, Maoleth. Surtout, qu’avant toutes choses, je devrai lui parler seul à seul et vous devrez attendre hors de son territoire.
J’écarquillai les yeux en l’entendant.
— Son territoire —répéta Kwayat—. Cela signifie que c’est le maître de quelque village.
— Rien de plus faux —rétorqua Askaldo—. Il vit seul. Mais il ne fait pas confiance aux étrangers.
— Formidable —grommela Maoleth—, nous allons voir un être qui vit seul au milieu du néant et cet être, à ce que tu dis, va nous aider à faire sortir Seyrum de l’Île Boiteuse… Quel plan merveilleux ! Tu es un génie, Askaldo : tu as réussi à m’intriguer. Et oui, la patience est une vertu, mais tu devrais savoir qu’avancer à l’aveuglette est une stupidité. Nous t’avons suivi jusqu’ici avec une patience infinie. Maintenant, il est temps que tu nous expliques qui est cette personne.
Le jeune elfocane fit une moue et soupira.
— C’est un saïjit —dit-il. Cette simple information stupéfia Kwayat, Maoleth et Chayl—. Un tiyan. Et je l’ai connu un jour que j’explorais une région plus au nord. Un serpent l’avait mordu. Et je l’ai sauvé avec l’antidote que je portais. Et… —Il haussa les épaules—. Je ne vous en dirai pas plus pour le moment. D’abord, je dois savoir s’il est disposé à vous recevoir.
— Et s’il ne veut pas nous recevoir ? —fis-je, tandis que les autres assimilaient les paroles d’Askaldo.
Il haussa les épaules.
— Alors, nous mettrons le cap au sud et nous irons directement à Ombay.
Kwayat secoua la tête, méditatif, mais il ne dit rien.
— Je doute que cette personne puisse nous aider —intervint Chayl, exprimant les réserves de tous.
— Doute tout ce que tu veux, cousin —répliqua Askaldo—. Mais c’est une belle occasion pour lui demander de l’aide et je ne vais pas la gâcher.
Nous le regardâmes tous, dubitatifs et intrigués, mais nous ne répliquâmes pas : puisque Askaldo nous avait menés jusqu’ici, nous n’allions pas faire demi-tour sans savoir qui était cet étrange et mystérieux personnage.
Aussi, nous reprîmes notre marche. La forêt se fit moins dense, se peuplant de ravins et de petits monticules rocheux. Syu dut abandonner les arbres pour suivre notre rythme et il se mit à me tresser les cheveux au son des violons du bâton. À un moment, je vis apparaître, entre deux énormes rochers, une muraille de roseaux qui devaient mesurer au moins trois mètres. Et au-delà s’élevaient de grands troncs, avec d’innombrables branches… Askaldo s’arrêta à une centaine de mètres de la muraille. Il semblait inquiet.
— Bon —dit-il—. Je vais voir s’il est toujours là.
Chayl, en remarquant l’appréhension de son cousin, sourit de toutes ses dents.
— Si tu cries, nous irons à ta rescousse, cher cousin.
Askaldo le regarda, la mine sceptique.
— Toi, tu oserais entrer là ? —Il éclata d’un rire sarcastique et donna une bourrade amicale à son cousin—. Maintenant, c’est à moi de jouer les héros valeureux —ajouta-t-il, en jetant un clin d’œil à Spaw.
Et sans un mot de plus, il se dirigea vers le bosquet de roseaux. Il sauta agilement au-dessus d’une ravine, il contourna un petit ruisseau et, sans peur apparente, il écarta les premiers roseaux et disparut derrière eux.
Spaw soupira.
— Le héros valeureux —répéta-t-il—. Il ne trouvera probablement rien d’autre que le squelette de ce sauvage écervelé.
Je fis une grimace en l’entendant. Chayl haussa les épaules en avouant :
— Bien qu’il m’en coûte de le reconnaître, mon cousin a souvent de bonnes idées. Peut-être que ce saïjit nous apportera une aide précieuse.
Il y eut un silence durant lequel nous tendîmes l’oreille, attentifs au moindre bruit. Maoleth secoua la tête en souriant.
— Peut-être —dit-il—. Peut-être que ce saïjit s’avère être un grand amateur des démons et un puissant celmiste capable de libérer Seyrum depuis son humble champ de roseaux.
Un léger sourire flotta sur les lèvres de Kwayat.
— C’est une possibilité —admit-il, sur un ton peu convaincu.
Nous attendîmes assis un bon bout de temps, le regard rivé sur l’endroit où Askaldo avait disparu. À un moment, Maoleth voulut envoyer Lieta comme sentinelle, mais nous nous y opposâmes tous, sauf Syu, bien sûr. Il n’était pas question de mécontenter le saïjit en transgressant une des rares règles que nous avait données Askaldo.
Nous continuâmes donc à patienter, de plus en plus inquiets. Nous étions sur le point d’aller chercher l’elfocane, lorsque les roseaux commencèrent à s’agiter. Quelques secondes plus tard, Askaldo surgit d’entre les cannes.
— Il a l’air content —observai-je.
— Peut-être qu’il n’a trouvé aucun squelette —conclut Spaw.
Maoleth et Kwayat s’avancèrent vers Askaldo et nous les suivîmes, impatients. Askaldo gravit la ravine et ôta son voile, découvrant un petit sourire satisfait.
— Tout est arrangé —déclara-t-il.
Spaw arqua un sourcil moqueur.
— Ça y est, tu as libéré Seyrum ? Quelle rapidité…
— J’ai parlé avec lui —le coupa Askaldo—. Avec Ahishu. Le tiyan. Il va vous recevoir un par un. Et, moi, je serai le dernier.
Nous le regardâmes, ahuris.
— Il va nous recevoir un par un ? —répéta Maoleth, la mine sombre—. Une minute, Askaldo. Cet Ahishu… sait-il que tu es un démon… ?
— Oui —l’interrompit Askaldo, en croisant les bras—. Ce n’est pas si terrible —protesta-t-il—. Il ne lui viendrait pas à l’idée de me dénoncer. Cela fait environ dix ans qu’il n’a presque aucun contact avec les autres saïjits. Autrefois, c’était un aventurier celmiste. Aujourd’hui, il s’est fixé, mais c’est toujours un magariste. Je lui ai simplement expliqué que j’avais besoin d’aide pour libérer un alchimiste prisonnier sur une île et il m’a dit qu’il nous donnerait à chacun une magara qui nous aiderait dans notre entreprise. Je vous assure que ce ne sont pas des magaras de pacotille.
Tous soufflèrent, stupéfaits, tandis que je soupirai, exaspérée. Encore une magara…
— Et il va nous donner une de ces magaras si fantastiques à chacun d’entre nous, uniquement parce que tu lui as sauvé la vie ? —demanda Maoleth, incrédule.
Askaldo prit une mine songeuse et pencha la tête.
— Non. Pas exactement. Je devrais en plus lui rendre une faveur, nous avons conclu un autre marché. Tout à fait raisonnable —précisa-t-il—, et qui ne vous engage à rien. D’autre part, il ne va pas nous donner ces magaras. Il nous les prête simplement. Bon, qui passe le premier ?
— Moi ! —s’écria Chayl hardiment. Je l’observai cependant s’assurer que son épée était bien ajustée à sa ceinture…
— Quel courage ! —fit Askaldo—. Au fait, il m’a demandé que vous ne portiez pas d’armes…
— J’irai le premier —trancha Maoleth, décidé. Malgré sa bravoure, Chayl ne protesta pas, mais il insista :
— Après, c’est moi qui irai.
L’elfe noir posa sa vieille épée sur une pierre, il ôta son arc et le carquois et, après un instant d’hésitation, il retira une dague de sa botte.
— Il vaudra mieux pour toi qu’il ne m’arrive rien —grogna-t-il alors à l’intention d’Askaldo.
Le jeune elfocane esquissa un sourire.
— Personne ne croit que tu t’es séparé de toutes tes armes, Maoleth —dit-il. Il haussa les épaules et, avant que le chasseur ne réplique, il ajouta— : Continue tout droit, à travers les roseaux, jusqu’à ce que tu débouches sur un petit chemin de sable. Alors, tourne à gauche. Tu trouveras facilement sa maison. Et… sois respectueux, d’accord ? C’est un vieil homme, et un grand magariste. Au fait, est-ce que l’un d’entre vous ne parle pas le naïdrasien ? Lui, il ne sait pas un mot d’abrianais.
Nous nous regardâmes, interrogatifs. Maoleth haussa les épaules.
— On ne peut pas dire que je le parle très bien, mais j’essaierai de communiquer —répondit-il.
Spaw se racla la gorge.
— Moi, à part dire bonjour, je ne vais pas pouvoir communiquer beaucoup plus, j’en ai peur —avoua-t-il.
Je m’esclaffai, en imaginant déjà sa conversation avec le magariste.
— Je te laisserais volontiers Frundis, pour qu’il te traduise —lui dis-je—. Malheureusement, nous ne pouvons pas emporter d’armes.
Le visage de Spaw s’était tout de suite illuminé.
— C’est une excellente idée ! —approuva-t-il—. Boh. Frundis est avant tout un compositeur.
Aussitôt, une mélodie de chœurs triomphaux résonna dans ma tête. Ce compliment avait tonifié Frundis autant que lorsque je lui frottais le pétale bleu, observai-je, railleuse.
— Soyez attentifs au bois qui vous entoure —nous conseilla Maoleth, en jetant un coup d’œil autour de lui. Alors, son regard s’arrêta sur la roselière et il soupira—. Reste ici, Lieta —ordonna-t-il à la drizsha. Celle-ci miaula, comme pour protester, mais elle ne le suivit pas lorsqu’il s’éloigna—. Quelle idée ! —ajouta l’elfe en marmonnant, avant de disparaître derrière la végétation.
Nous criblâmes de suite Askaldo de questions, mais l’elfocane les éluda et leva une main.
— Patience ! —nous pria-t-il, en souriant—. Si je vous dis qu’Ahishu est une personne qui a tout mon respect, cela devrait vous suffire.
Et tout en disant cela, il s’assit sur une roche, sous le ciel ensoleillé, considérant la question close. Je haussai les épaules et je m’assis contre un arbre, fixant les roseaux du regard. Qui pouvait bien être cet Ahishu ?, me demandai-je, songeuse. Pour quelle raison un aventurier magariste avait-il décidé de vivre au plus profond de la Forêt des Cordes ? Et pourquoi Askaldo pensait-il que ses magaras pouvaient nous aider à libérer Seyrum ?, ajoutai-je, plus que dubitative.
Confortablement adossée contre le tronc, je finis par m’endormir. Je fis un rêve très étrange. J’étais un grand arbre, entouré d’autres arbres, et je percevais l’atmosphère paisible, plongée dans une paix intérieure absolue. Les oiseaux chantaient ; une procession de fourmis circulait sur l’une de mes branches ; un écureuil sautait sur une autre, faisant doucement frémir les feuilles… L’arbre sembla sourire avant qu’un brusque mouvement me tire de mon rêve. Tout avait été si réel !, me dis-je, en ouvrant les yeux, émerveillée.
Je regardai mes mains pour m’assurer que je n’étais plus un arbre et, en voyant celles-ci couleur de bois, je fus prise de panique avant de me rappeler ma mutation. Je soufflai, soulagée, et c’est alors seulement que je remarquai que Maoleth était déjà de retour et, apparemment, depuis un bon moment déjà, car à l’instant Chayl venait de pousser une exclamation, en sortant de la roselière au pas de course, un grand sourire heureux sur le visage. Il tenait entre les mains une sorte de baguette.
Je me levai, souriante, avec la sensation d’avoir dormi pendant douze heures de suite.
— Une baguette d’ombres ! —proclamait le dédrin, tout en nous rejoignant—. C’est une véritable merveille ! Le saïjit m’a appris à m’en servir. Quelle merveille ! —répéta-t-il. Il souriait jusqu’aux oreilles, en nous montrant sa baguette.
Nous l’observâmes avec curiosité, sans la toucher. Elle mesurait cinquante centimètres environ et elle était noire comme le charbon. Tandis que les autres faisaient des commentaires sur l’objet, je demandai à l’elfe noir :
— Et toi, Maoleth ? Quelle magara a choisie Ahishu pour toi ?
L’elfe noir sourit.
— C’est vrai que tu dormais quand je suis revenu. —Il fit un léger mouvement, releva l’un des pans de sa cape noire et me la montra—. Le chevelu m’a donné une nouvelle cape. Légère et résistante comme une armure, à ce qu’il a dit.
— Comme je lui disais, heureusement qu’il ne me l’a pas donnée à moi —fit Spaw—. Elle n’est même pas verte. Bon ! Je vais voir ce que me donne le généreux Ahishu.
Je vis une lueur d’appréhension dans ses yeux lorsqu’il se sépara de ses armes. Il mit quelques secondes à se défaire de sa dague rouge. Je lui proposai d’emmener Frundis comme interprète, mais l’humain fit non de la tête et il pénétra finalement à pas prudents entre les roseaux. Je me tournai alors vers Maoleth, un sourcil arqué.
— Le chevelu ?
Maoleth jeta un coup d’œil à Askaldo et s’esclaffa.
— Tout est recouvert de cheveux —me révéla-t-il—. Pas lui, mais sa maison. Enfin, lui non plus, on ne peut pas dire qu’il soit particulièrement imberbe. —Il s’esclaffa de nouveau, hilare—. Je n’avais jamais vu autant de cheveux. Je crois que le vieil homme m’a dit quelque chose à ce propos, mais je ne l’ai pas bien compris. Askaldo dit que ce sont ses cheveux qui poussent très vite grâce à un ruban magique qu’il porte autour de la tête. Je n’avais jamais vu un truc aussi bizarre et impressionnant à la fois —avoua-t-il.
— Toute sa maison est un enchevêtrement de cheveux et de magaras —fit Chayl en riant, le regard rivé sur sa baguette noire.
Ça alors, pensai-je, en essayant de me représenter la scène. Soudain, un poids tomba sur mon épaule et je sursautai en poussant un grognement.
« J’ai trouvé des baies venimeuses ! », déclara Syu. « Et j’ai aussi vu un serpent. Il était plus laid que Lieta, je t’assure, et il a voulu m’attaquer », me raconta-t-il.
« Un serpent ! », répétai-je, effrayée.
« Oui », fit-il patiemment. « Mais les gawalts, nous sommes plus intelligents, tu le sais bien. Je lui ai lancé une baie venimeuse juste dans la gueule et je l’ai semé ! »
Et il se mit alors à me narrer sa grande bataille et nous rîmes, amusés, lui en se souvenant du serpent étourdi crachant la baie et, moi, en m’imaginant la scène.
Maoleth s’était éloigné pour explorer la zone, Askaldo était à moitié endormi, profitant du soleil, et Kwayat semblait trop occupé par ses pensées pour me donner une leçon sur le sryho ; du coup, je proposai à Chayl de faire une partie de cartes. Cependant, celui-ci fit non de la tête, obstiné à comprendre le tracé énergétique de sa baguette. En l’entendant parler aussi tranquillement de tracés énergétiques, je déduisis avec une certaine surprise que le dédrin avait des connaissances celmistes. Ashbinkhaï lui-même était-il celmiste ?, me demandai-je, avec une certaine curiosité.
Finalement, je me mis à jouer aux cartes avec Syu et, comme nous n’étions que tous les deux, nous en profitâmes allègrement pour utiliser nos tricheries préférées, nous trompant l’un l’autre avec des sortilèges harmoniques.
Nous envisagions de faire une course, lorsque Spaw revint. Il portait un chapeau vert à la main. Un chapeau vert, me répétai-je. Et je laissai échapper un gros rire, très amusée. Le jeune démon remonta le ravin et roula les yeux en me voyant m’esclaffer.
— Moi, je ne lui ai rien dit —fit-il—. Mais, en voyant ma cape verte, il a sans doute pensé que ça irait bien avec. Et pourtant, moi, je n’ai jamais porté de chapeau… Il faut dire que, dans les Souterrains, ils ne sont généralement pas très utiles.
— À quoi sert-il ? —demanda Chayl, en se désintéressant un instant de sa baguette.
— À quoi sert-il, tu dis ? —répliqua Spaw avec un demi-sourire—. Eh bien, à se couvrir la tête, cher cousin.
— Je ne suis pas ton cousin —grogna le dédrin.
— Et à quoi sert-il à part ça ? —s’enquit Askaldo, en s’étirant.
Spaw fit une moue et se racla la gorge, l’air embarrassé.
— À vrai dire, je n’en sais rien —avoua-t-il—. Il a dû me l’expliquer. Mais je n’ai pas compris un mot de ce qu’il m’a dit. —En voyant que nous le regardions, stupéfaits, il se défendit— : Il parlait trop vite ! De toutes façons, c’était ridicule qu’il me parle. Vu la tête que je faisais, il devait bien se rendre compte que je ne comprenais rien.
Tandis qu’Askaldo, Chayl et moi, nous éclations de rire, très amusés de savoir que Spaw avait hérité d’un chapeau vert sans connaître ses propriétés, Kwayat se leva et tendit la main pour saisir la magara.
— Shaedra —dit-il, tout en tournant le chapeau dans ses mains—. Tu devrais aller voir Ahishu. Moins nous traînerons ici, mieux ce sera —ajouta-t-il.
Je jetai un autre coup d’œil curieux au chapeau avant d’acquiescer de la tête. Je laissai Frundis près de mon sac, en lui disant de bien se conduire, et je me dirigeai vers la roselière. Je m’arrêtai alors, retournai près de mon sac, et sortis de ma botte une dague que m’avait offerte Maoleth avant de quitter le Mausolée d’Akras. Après avoir adressé aux autres un petit sourire gêné, je repartis vers les roseaux et je pénétrai dans le territoire d’Ahishu.
Après avoir traversé la roselière, je débouchai, comme l’avait expliqué Askaldo, sur un chemin de sable entouré de roseaux. Sur ma droite, le sentier conduisait à une source vraiment magnifique, bordée de fleurs sylvestres. Et sur ma gauche, le chemin sableux disparaissait à un tournant. Je m’y dirigeai prudemment, m’attendant à voir surgir d’entre les roseaux le vieux fou chevelu, me tendant quelque magara extravagante. Comment Askaldo pouvait-il conclure un marché avec quelqu’un d’aussi bizarre ?, me demandai-je, appréhensive, tout en avançant.
« Toi, tu as bien conclu un marché avec une vampire », me rappela Syu, confortablement assis sur mon épaule.
« C’est vrai », concédai-je. Je pris une inspiration et j’accélérai le pas.
Bien que j’aie entendu Maoleth et Chayl décrire l’étrange foyer d’Ahishu, je ne fus pas moins médusée lorsque, au tournant, je vis soudain apparaître devant moi une sorte d’énorme hutte entièrement décorée de guirlandes et de longues tresses de cheveux tiyans colorés.
— Mille sorcières sacrées ! —laissai-je échapper dans un murmure ébahi. Je n’avais jamais rien vu d’aussi étrange de toute ma vie.
« Que de tresses ! », chuchota le singe, aussi émerveillé que moi.
J’avançai avec précaution jusqu’au moment où je perçus un mouvement à travers l’un des rideaux de cheveux. Je m’arrêtai et inclinai la tête sur le côté.
— Euh… Bonjour ! —fis-je en naïdrasien, d’une voix hésitante.
Persuadée qu’Ahishu se trouvait derrière ce rideau, je fus surprise d’entendre un bruit derrière moi et je me retournai brusquement. Un vieil homme vêtu d’une tunique jaune attendait, assis sur le sable.
— Bonjour, amie d’Askaldo —me dit Ahishu, en me faisant signe de m’approcher et de m’asseoir en face de lui. Il effectua un salut de bienvenue typique des Royaumes de la Nuit auquel je répondis avec la même bienséance, ayant pratiqué plus d’une fois le salut pendant les leçons du maître Aynorin.
— C’est… un foyer original —observai-je, tout en m’asseyant—. Vraiment impressionnant.
Ahishu sourit et acquiesça. Ses yeux rosés s’étaient fixés sur le gawalt et l’observaient avec un vif intérêt.
— Euh… Il s’appelle Syu —dis-je—. C’est un gawalt. Et, moi, je suis Shaedra. Et… je suis une terniane, même si je n’en ai peut-être pas l’air —ajoutai-je, en pensant qu’en ce moment je devais sans doute avoir la peau couleur sable.
— On me nomme Ahishu —se présenta le tiyan—. Autrefois, on me dénommait le Grand Ahishu —ajouta-t-il, en haussant les épaules—. Mais aujourd’hui, peu sont ceux qui se souviennent de moi. Et il en est mieux ainsi. Shaedra —dit-il alors, en prononçant mon nom sur un ton solennel—, tu es venue pour que je te prête l’une de mes magaras, qui sont nombreuses et très difficiles à fabriquer. Je ne vends plus de magaras. Et je les prête rarement. Tu devras donc me promettre de ne révéler à personne d’où tu as sorti la magara que je vais te donner. En contrepartie, je te promets que cette magara te permettra de sauver la personne que tu souhaites sauver.
Je le regardai fixement, me demandant ce qu’Askaldo avait conté sur l’objectif de notre voyage.
— Je te promets que je ne dirai rien —lui assurai-je.
Ahishu acquiesça comme pour lui-même et, sans ajouter un mot, il se leva.
— Attends ici un moment —me demanda-t-il, avant de disparaître avec une surprenante agilité dans sa hutte de cheveux.
Je soupirai.
« Va savoir ce qu’il m’apporte maintenant », commentai-je.
Tandis que j’attendais, je me surpris à dessiner des cercles sur le sable avec une griffe et je m’arrêtai, impatiente. Je commençais à me demander si Ahishu ne s’était pas perdu dans son labyrinthe de cheveux, lorsqu’il réapparut, portant une ceinture entre les mains. Il me sourit, s’assit et posa l’objet entre nous.
« Si la libération de Seyrum dépendait de ce fou, l’alchimiste pouvait attendre assis », soufflai-je, abasourdie. Syu se frotta la tête et approuva.
Alors Ahishu me montra quatre petits sachets suspendus à la ceinture et il se mit à m’expliquer à quoi ils servaient.
— Ce sachet contient de la poudre de sommeil. Si tu jettes une poignée de ceci à n’importe quel saïjit, il s’endort en une minute tout au plus. Cet autre sachet contient des grains de fumée. L’embêtant, c’est qu’il faut décortiquer un peu les grains pour qu’ils fonctionnent et produisent une petite détonation, mais rien d’alarmant —m’assura-t-il. Je l’écoutais, de plus en plus sidérée—. Le petit sac bleu que tu vois là contient du sang d’hydre en poudre. Si tu le mélanges avec un peu d’eau, il se change en acide pur. C’est très pratique pour ouvrir des portes et des choses de ce genre —précisa-t-il sur un ton d’expert—. Le dernier sachet par contre… —Il fronça les sourcils et l’ouvrit avec des doigts prudents. Je me reculai, appréhensive, mais Ahishu sourit—. C’est bien ce qu’il me semblait. Ce sont des pignons.
J’arquai un sourcil, perplexe.
— Des pignons ? —répétai-je.
— Oui, l’automne dernier, j’ai ramassé des pignons et je ne savais pas où les mettre —expliqua Ahishu avec simplicité—. Autrefois, ce sachet contenait du moïgat rouge, mais malheureusement il s’est terminé. Qu’y faire ! Si cela ne te dérange pas, je les garderai —ajouta-t-il, en vidant le contenu du sachet dans la paume de sa main. Il les garda dans la poche de sa tunique jaune, ramassa la ceinture avec les sachets et me la tendit—. Dis à Askaldo qu’il n’est pas nécessaire qu’il me rende cet objet. C’est une simple ceinture et ce que contiennent les sachets est irrécupérable une fois utilisé. Bonne chance, jeune aventurière —déclara l’étrange vieil homme.
Je m’emparai prestement de mon cadeau, je me levai et je m’inclinai pour le saluer.
— Au fait —dis-je, avant de m’en aller—. L’humain qui est passé avant moi… eh bien… il ne parlait pas le naïdrasien.
— Ah ! Je m’en étais rendu compte —sourit le vieil homme.
Je me raclai la gorge avant de poursuivre.
— Il n’a donc pas compris à quoi sert le chapeau vert que tu lui as donné.
Ahishu fit un geste, en riant tout bas.
— Il le découvrira lui-même —répliqua-t-il.
J’arquai un sourcil. Ahishu croyait-il vraiment que Spaw allait découvrir magiquement les propriétés de sa magara ?
— Je ne veux pas être indiscrète —dis-je, indécise—, mais pour quelle raison nous aides-tu ?
— Pour quelle raison j’aide des démons ? —répliqua-t-il. Ses yeux souriaient—. Parce qu’en réalité, vous n’êtes pas des démons.
Son assertion me laissa interloquée un instant et alors je laissai échapper un éclat de rire incrédule.
— Nous ne sommes pas des démons ? Que veux-tu dire ?
Le vieil homme secoua la tête.
— Vous n’arrivez pas à me tromper —affirma-t-il. En voyant qu’Ahishu ne semblait pas disposé à être plus explicite, je haussai les épaules, je le saluai de nouveau et je m’en allai par le chemin sableux, emportant la ceinture dans une main et un étrange souvenir de ma rencontre avec ce magariste dont la raison avait apparemment été quelque peu ébranlée par la vie sauvage de la Forêt des Cordes.
* * *
Une fois chacun de nous paré de sa fameuse magara, Askaldo nous mena directement vers le sud. L’elfocane avait pris la manie de regarder sa boussole chercheuse-d’eau, et je soupçonnai que les détours que nous faisions parfois ne servaient, en fait, qu’à vérifier qu’effectivement il y avait bien quelque ruisseau ou étang proche, comme l’indiquait sa magara. Au bout de trois jours, Maoleth lui fit savoir qu’il n’était pas disposé à louvoyer davantage et il déclara :
— C’est ridicule de continuer à zigzaguer dans la forêt, en avançant comme des tortues. La route vers le sud ne doit pas être très loin —observa-t-il—. Je propose qu’aujourd’hui nous mettions le cap vers le sud-est.
— Excellente idée —approuva Spaw.
Askaldo, conscient que nous en avions tous assez de la forêt, ne protesta pas, bien que regagner la route principale signifie que, tous les deux, nous devrions de nouveau nous voiler le visage.
Après avoir déjeuné les restes d’un rongeur qu’avait chassé Maoleth la veille, nous reprîmes nos sacs et nous nous dirigeâmes vers le sud-est, désireux de rejoindre enfin cette route. Nous marchions lentement, en tentant d’éviter les nombreux ravins et les zones inextricables de broussaille, sachant que ces dernières étaient sans doute pleines de dangers. Comme tous les matins, tandis que j’avançais, je concentrais une partie de mon esprit sur mon sryho, en essayant de tempérer l’énergie qui m’entourait. Kwayat s’obstinait toujours à ce que je parvienne à inhiber, ne serait-ce qu’un instant, les énergies générées par ma mutation… Mais, jusqu’à présent, chaque fois que je demandais à Spaw si j’étais encore colorée, le démon, après un rapide coup d’œil, acquiesçait de la tête en silence.
Concentrée comme je l’étais sur le sryho, je marchais à la traîne et, lorsque Maoleth poussa une exclamation de soulagement et déclara que nous avions trouvé le Chemin de Sarrath, j’étais encore à une centaine de mètres, au pied de la petite butte, mais je me désintéressai aussitôt de mon sryho et je rejoignis rapidement les autres pour aller voir le chemin.
La voie, pavée, était large et deux charrettes pouvaient facilement s’y croiser. De la colline, nous pouvions la voir couper toute la forêt des Cordes en deux, jusqu’au royaume de Kandéril, en Éshingra.
— En moins d’une demi-heure, nous atteindrons la route —estima Maoleth—. En avant ! Nous avons fait assez de détours pour tout le voyage. Espérons maintenant ne pas avoir de problèmes avant d’arriver à Ombay.
Askaldo haussa les épaules et raisonna :
— Tu peux dire ce que tu voudras, notre détour en valait la peine. On ne trouve pas de telles magaras à Ombay. Et si tu arrivais à les trouver, elles te coûteraient les yeux de la tête. En plus, je parie qu’Ahishu est le meilleur magariste de tous les Royaumes de la Nuit —assura-t-il, avec conviction—. Et, surtout, il sait choisir les magaras.
Je le regardai, amusée.
— Tu veux dire que tu es convaincu que tu auras besoin de cette boussole chercheuse-d’eau pour sauver Seyrum, n’est-ce pas ? —fis-je, railleuse.
L’elfocane haussa de nouveau les épaules en percevant notre air moqueur.
— Eh bien, oui, je suis convaincu qu’elle me sera utile —répondit-il—. Lorsque Ahishu te donne un objet, il a une bonne raison.
— Alors comme ça, Ahishu n’est pas seulement magariste ; c’est aussi un devin, n’est-ce pas ? —compléta Spaw—. Je suppose que c’est pour cela qu’on l’appelait le Grand Ahishu.
Spaw et moi, nous soufflâmes, riant sous cape, et Askaldo nous foudroya du regard.
— Bah, moquez-vous autant que vous voudrez. Mais Ahishu a un don pour savoir choisir les objets qui conviennent à chacun. Il voit… au-delà —expliqua-t-il, indécis, comme s’il ne trouvait pas le mot—. Ce n’est pas qu’il lise l’avenir, mais je crois qu’il a des connaissances perceptistes.
Je soufflai, voyant parfaitement qu’Askaldo n’avait aucune idée de perceptisme.
— Les sortilèges perceptistes ne servent pas à deviner si un objet va être utile à quelqu’un à un moment donné —commentai-je—. Pour cela, nous ne disposons que de notre raison et de notre intuition.
« Jolie phrase », approuva Frundis, dans mon dos, atténuant un peu sa mélodie de flûtes.
— C’est ce que je veux dire —répliqua Askaldo, en faisant un geste pour signifier qu’il continuait à penser que nos magaras allaient nous sauver la vie— : Ahishu a de l’intuition.
« Moi aussi, j’ai de l’intuition », intervint le singe, radieux, se rappelant sans doute les fois où je lui avais demandé en me moquant s’il était une sorte de devin.
Kwayat grogna.
— Eh bien espérons que cette intuition ne soit pas aussi bonne que tu le dis et que je n’aie pas à me servir du fouet qu’il m’a donné —observa mon instructeur, en jetant un regard sombre à l’arme d’Ahishu qu’il gardait à présent sous sa longue cape noire.
Maoleth se tourna vers nous avec une moue comique et impatiente.
— On y va ?
Nous acquiesçâmes et, une demi-heure plus tard, comme l’avait prévu Maoleth, nous rejoignîmes le Chemin de Sarrath. Je me couvris prudemment avec le voile et j’attendis que Syu s’installe sur mon épaule pour sortir à découvert avec les autres. Lieta, qui, les jours précédents, avait passé presque tout son temps dans le sac de Maoleth par pure fainéantise, sauta sur le chemin pavé et poussa un miaulement joyeux.
— Combien de jours nous faudra-t-il pour arriver en Éshingra ? —m’enquis-je, curieuse, tandis que nous nous mettions en marche vers le sud. Le soleil était au zénith et, après notre maigre déjeuner, je commençais à avoir vraiment faim.
Maoleth haussa les épaules.
— Vu que nous avons déjà fait un bon bout de chemin par la forêt… je crois que demain après-midi nous pourrions en sortir. Si nous maintenons un bon rythme, évidemment —ajouta-t-il.
Encouragés par l’idée de sortir enfin de la forêt, nous accélérâmes le pas. Cependant, je ne pouvais éviter de penser avec une certaine appréhension que chaque pas me rapprochait d’Ombay et du bateau qui nous conduirait à l’Île Boiteuse…
Comme nos provisions commençaient sérieusement à manquer, nous décidâmes de garder nos restes de riz pour le dîner, de sorte que, ce midi-là, nous nous contentâmes de boire de l’eau et de manger des baies qu’Askaldo et moi, nous connaissions, lui par expérience, moi en théorie. Lorsque nous reprîmes la marche, j’étais encore affamée et je me surpris à m’imaginer assise dans la cuisine du Cerf ailé à manger une tarte de Wiguy… Je poussai un soupir.
« Ah ! », s’exclama Frundis, avec quelques notes de piano. « Être un bâton a ses inconvénients, mais cela a aussi beaucoup d’avantages ! »
Il rit et, compatissant à ma douleur, il entonna une chanson que je n’avais encore jamais entendue et qui contait l’histoire d’un homme qui, voulant emporter des diamants très lourds dans son sac, n’avait pas emporté suffisamment de provisions. Au bout de quelques semaines de voyage, il commença à avoir faim, mais lorsqu’un paysan voulant tirer profit de sa situation lui proposa de lui vendre le chargement de vivres de sa charrette, en échange de ses diamants, il refusa. Un colporteur, le voyant si émacié, lui renouvela la proposition, mais l’homme refusa de nouveau son aide. À la fin, le malheureux tombait épuisé et mort de faim sur le chemin. Frundis termina sa chanson par ces quatre vers :
Un vagabond passa par là,
et le voyant tout inconscient,
il prit tous les maudits diamants,
lui laissant juste un petit pain.
Sans me laisser le temps de commenter l’histoire, il enchaîna avec un autre chant choral et, entre chansons et observations moqueuses, l’après-midi passa sans que je m’en aperçoive. Nous croisâmes plusieurs fois des voyageurs ; la plupart étaient des commerçants avec des charrettes, mais nous vîmes aussi des gens voyageant à pied ou à dos d’âne et même un cavalier messager qui nous dépassa à toute vitesse, provoquant plus d’un commentaire grognon.
Le soleil commençait à disparaître à la cime des arbres lorsque nous rattrapâmes une terniane qui portait un sac grand et lourd sur le dos et qui tenait par la main une fillette qui semblait encore plus petite que Kyissé. Alors que nous passions à côté d’elle, je m’aperçus que la terniane nous jetait un regard méfiant et tendu, alarmée probablement de nous voir armés, ou peut-être effarouchée aussi par notre aspect : après avoir passé une semaine au milieu des bois à lutter contre les plantes, nous ne devions pas être très présentables, supposai-je.
À notre grande surprise, Askaldo s’arrêta net et, avec un soupir, il se tourna vers la terniane.
— Ce sac est trop lourd pour toi —déclara-t-il en naïdrasien, s’adressant à la voyageuse d’une voix douce et respectueuse—. Laisse-moi t’aider.
La terniane écarquilla les yeux, scrutant l’elfocane et son voile. Percevant sa peur, la fillette s’agrippa à sa jupe, appréhensive.
— Je n’ai pas besoin d’aide, merci —répliqua la voyageuse.
Malgré tout, je vis qu’effectivement elle pliait le dos sous le poids du sac.
— Jeune homme, cesse d’importuner les gens —grogna Maoleth, en lançant à Askaldo un regard d’avertissement.
— Il ne m’a pas importunée —répliqua la terniane—. Vous venez de Sarrath ? —demanda-t-elle soudain, les yeux plissés.
— Euh… Non, en fait, nous avons coupé à travers bois —répondit Askaldo—. Nous venons d’Ajensoldra.
La terniane esquissa un sourire.
— Ça se voit à l’accent de ton compagnon. Et on voit aussi que vous avez coupé à travers bois —ajouta-t-elle, en nous jetant à tous un regard moins hostile.
Nous échangeâmes des regards gênés, sauf Spaw, qui nous regardait le visage interrogateur, essayant de deviner de quoi on parlait. Je me raclai la gorge.
— Nous nous dirigeons vers le sud —dis-je—. Par curiosité, les choses en Éshingra vont-elles aussi mal que le prétendent les rumeurs en Ajensoldra ? Il y a une guerre, apparemment, non ?
La terniane laissa échapper un bref rire ironique.
— Oui. Ce ne sont pas seulement des rumeurs. Le royaume de Kaynba est très troublé. Une de mes sœurs y vit et elle est effrayée. Elle m’a même amené sa petite fille pour que je m’en occupe —ajouta-t-elle, en caressant les cheveux de la fillette terniane—. Heureusement, les guerres n’atteignent jamais la Forêt des Cordes. Bon, parfois on voit quelques déserteurs —insinua-t-elle.
Je ris discrètement.
— Nous ne sommes pas des déserteurs —lui assurai-je, derrière mon voile.
— Non, je suppose que non, si vous vous rendez en Éshingra —répliqua la terniane avec logique.
Askaldo réitéra sa proposition de porter le sac et, cette fois, la terniane accepta enchantée, se libérant de son poids avec un soulagement évident. Par contre, Askaldo poussa un soupir qui nous fit rire Spaw et moi.
— Cela pèse comme un tronc de paèldre —fit Askaldo, tandis que nous reprenions la marche.
— Tu n’auras pas besoin de le porter longtemps —lui assura la terniane—. Je vis non loin d’ici. Près d’Asethmil.
— Asethmil ? —répéta Maoleth—. Il y a un village près d’ici ?
La terniane fronça les sourcils
— Oui. À la frontière avec Kandéril, il doit nous rester à peine plus d’une demi-heure. Vous n’avez vraiment jamais entendu d’Asethmil ? —Nous fîmes non de la tête—. Eh bien, c’est un village très connu quoiqu’il y ait peu d’habitants. Ceux d’Éshingra l’appellent le Village des Oiseaux.
Je souris derrière mon voile en me souvenant qu’Asethmil, dans l’ancien dialecte des Royaumes de la Nuit, signifiait effectivement « Village des Oiseaux ». Parfois, apprendre les vieux dialectes ne s’avérait pas aussi inutile que l’on aurait pu le croire, méditai-je.
— Curieux —dis-je, tandis que nous continuions à avancer—. Cela signifie qu’ils vendent des oiseaux ?
— On les dresse —répliqua la terniane—. En Asethmil se trouve l’école la plus célèbre de dresseurs d’oiseaux. On utilise les oiseaux exclusivement comme messagers des Royaumes de la Nuit. Mais, il est vrai que certains élèves utilisent effectivement leur savoir pour attirer les oiseaux, les capturer et faire de la contrebande. Et c’est ce que, mes compagnons et moi, nous essayons d’éviter.
— Tu es une dresseuse d’oiseaux ? —s’émerveilla Chayl.
— Quand j’étais plus jeune, j’ai appris les rudiments —fit la terniane, en souriant. Elle prit sa nièce dans ses bras en voyant que celle-ci était épuisée et elle poursuivit— : Mais je n’ai jamais fini mon apprentissage. J’enquête sur la contrebande d’oiseaux. Alors, vous le saurez, ne vous avisez jamais de vendre des oiseaux, sinon vous aurez de sérieux problèmes —déclara-t-elle, avec un demi-sourire.
Elle continua à nous parler de la vie à Asethmil et elle nous narra quelques anecdotes amusantes sur des cas de contrebande qu’elle avait élucidés. Et, sans presque nous en rendre compte, nous arrivâmes à Asethmil et à la frontière avec Éshingra.
Juste avant d’atteindre le village, la terniane nous dit :
— Puisque vous paraissez de bonne gens malgré votre aspect, je vais vous accompagner jusqu’à l’auberge. Dibaez, le propriétaire, ne laisse pas entrer n’importe qui.
— C’est étrange. Il n’accepte pas tous ses clients ? —s’étonna Maoleth.
La terniane fit une grimace.
— Cela fait longtemps que Dibaez ne laisse pas passer de guerriers inconnus dans sa taverne. Chaque fois qu’un étranger armé se présente, il lui ferme la porte au nez et, s’il proteste, il appelle ses frères. —Elle hésita et elle allait ajouter quelque chose, mais finalement elle sembla se raviser.
Elle nous conduisit à travers le petit village d’Asethmil, jusqu’à l’auberge, nous indiquant au passage le chemin sinueux qui se perdait dans la forêt.
— Par là se trouve l’école des dresseurs d’oiseaux —nous dit-elle—. Et c’est là que je vis. Et cette construction, c’est l’auberge —poursuivit-elle, en nous montrant une maison avec deux toits pointus et des fenêtres rondes. Le ciel s’était obscurci et c’est à peine si je pus discerner l’insigne de l’établissement : c’était une sorte d’oiseau coloré qui redressait fièrement la tête. À cet instant, je remarquai les bruits nocturnes : dans les arbres, les oiseaux piaillaient joyeusement, comme si l’aube se levait. La musique et les rires dans la taverne leur répondaient comme un écho.
Arrivée devant la porte, la terniane se tourna vers nous.
— Attendez ici un moment, je vais parler à Dibaez.
Elle entra, accompagnée de sa petite nièce et Askaldo souffla, posant le sac sur le sol.
— Mais que diables peut-il bien y avoir dans le sac de cette femme ? —marmonna-t-il.
Il souffla de nouveau et l’un des chevaux des étables lança un ébrouement sourd, comme s’il se solidarisait avec lui. Je souris et Spaw leva les yeux au ciel.
— Vraiment, Askaldo, tu te comportes avec la courtoisie d’un parfait gentilhomme —répliqua le jeune humain.
— Eh bien, peut-être que ma courtoisie va nous permettre de bien dormir cette nuit, alors, gare à toi —répliqua Askaldo. Sans le voir, je pus deviner son sourire satisfait.
— L’énergie qui émane de cet endroit est curieuse —observa Kwayat, méditatif, après un bref silence.
Maoleth et Spaw acquiescèrent et je signalai alors une grande roche près de la taverne.
— Cela doit provenir du wékaro qui se trouve là —supposai-je. Spaw se mordit la lèvre, avec une moue d’incompréhension, et j’expliquai— : Les wékaros sont des sortes de roches sacrées et les gens d’ici pensent qu’ils renferment l’énergie des ancêtres qui vivaient dans la forêt, même avant le Débarquement. Du moins, c’est ce que l’on m’a appris —ajoutai-je, en voyant que tous me jetaient des regards surpris.
Maoleth sourit et allait dire quelque chose lorsque la porte de la taverne s’ouvrit de nouveau et la terniane réapparut, suivie d’un énorme caïte chauve à la barbe noire, qui tenait une hache de cuisine dans la main droite et un crochet à la place de sa main gauche amputée. Il nous regarda l’un après l’autre tandis que nous le saluions aimablement.
— Bonsoir —nous répondit-il, après un silence—. Si vous voulez passer, vous devrez laisser vos armes. Ici, on n’admet ni épées, ni arcs, ni fléaux, ni aucune arme, compris ?
— Tant que vous nous les rendez demain matin, cela me semble parfait —répliqua Maoleth, dans un naïdrasien catastrophique.
Le visage du tavernier se détendit.
— Alors c’est parfait —conclut-il—. Mon nom est Dibaez Strabakolden. Posez vos armes et entrez, le dîner sera prêt en un rien de temps.
Quelques minutes plus tard, le tavernier s’éloignait, emportant nos armes… il ne mentionna à aucun moment Frundis et je souris en voyant que le bâton grommelait, offensé :
« Pourquoi me prend-on toujours pour un simple bâton de voyage ? »
La terniane remit son propre sac sur le dos, avec l’aide d’Askaldo.
— Merci de m’avoir aidée à transporter le grain. Que la chance vous sourie en Éshingra, voyageurs —dit-elle.
Nous prîmes congé et, tandis que nous entrions dans la taverne, Askaldo marmonna, incrédule :
— Du grain ? On aurait plutôt dit des pierres de Léen…
Nous dinâmes comme des empereurs, entourés de rires et de musique, nous prîmes tous un bain et nous dormîmes comme l’eau dans un lac, installés dans des lits confortables et secs. J’eus presque l’impression d’être de retour au Cerf ailé ! Le matin suivant, Askaldo nous fit savoir qu’un marchand de tissus lui avait proposé de nous prendre dans sa charrette jusqu’à Ombay en échange de notre protection, apparemment convaincu que nous étions des guerriers mercenaires. Maoleth trouva tout de suite que c’était une bonne idée et, après un copieux petit déjeuner, nous continuâmes le voyage sur la charrette d’un elfe rondouillard et d’humeur joyeuse, du nom de Tzifas qui aiguillonna ses chevaux après avoir annoncé sur un ton enthousiaste :
— Bilidan, Makidès, rentrons chez nous !
Quatre jours plus tard, nous arrivâmes à Ombay sans autre incident que l’attaque de sept bandits inexpérimentés qui s’enfuirent, épouvantés, dès que nous leur montrâmes nos armes. Le royaume de Kandéril ne paraissait pas très affecté par la guerre et ne semblait connaître que les désordres provoqués par le banditisme, mais, lorsque nous entrâmes sur le territoire de Kaynba, nous nous rendîmes vite compte qu’effectivement, l’ambiance était assez malsaine : la dernière taverne où nous passâmes la nuit était remplie de mercenaires qui sortaient leurs épées au moindre prétexte, menaçant les clients et même le tavernier pour qu’il leur serve à manger à l’œil. Mon premier élan avait été de venir en aide au tavernier, mais ma prudence gawalt et un regard d’avertissement de Maoleth m’avaient ramenée à la réalité : le plus probable, c’était que ces maudits mercenaires nous aient passé une raclée si nous étions intervenus et, en fin de compte, l’aubergiste n’y perdrait que quelques kétales. Malgré tout, l’épisode me laissa une saveur amère dans la bouche.
Tzifas, qui avait passé les quatre derniers jours à nous raconter des histoires rocambolesques et à nous chanter des romances d’une voix qui émerveilla Frundis, s’assombrit sensiblement en observant les effets de la guerre aux alentours de sa ville. Alors que nous attendions dans une longue file pour entrer dans la grande Ombay, il se mit à nous parler des problèmes d’Éshingra.
— C’est une série de stupidités qui provoque tout ça —dit-il, avec un fort accent naïltais—. Tout a commencé avec l’histoire des yédrays. Ils ont tué des gens importants. D’abord le capitaine de la Garde et ensuite ils ont empoisonné le roi de Kaynba, l’année dernière. Ou, du moins, c’est ce qu’on veut nous faire croire —rectifia-t-il à voix basse—. En tout cas, les gens en avaient assez des impôts qui n’arrêtaient pas d’augmenter et ils se sont rebellés. Vous avez sûrement entendu parler des révoltes de l’année dernière. Cela a été terrifiant. Et pas seulement à Ombay. Des fous ont même essayé de brûler mon magasin. —Il poussa un soupir las—. En temps de guerre, les gens ne respectent plus rien, c’est ça le plus terrible. Et il y a un mois, voilà qu’une jeune fille est apparue en disant qu’elle était l’héritière légitime d’Éshingra et qu’elle descendait directement des vieux Neyg. Il y a trois royaumes qui la soutiennent et deux autres qui appuient un autre prince, un certain Wali, en disant que la fille serait incapable de régner, et que le dénommé Wali nous tirerait tous de la misère. Maintenant, ils disent même qu’ils possèdent je ne sais quelle gemme superpuissante qui appartenait aux Anciens Rois.
Je l’écoutais, de plus en plus alarmée. Se pouvait-il qu’il parle de Wali Neyg, héritier des Rois Fous, et de la Gemme de Loorden… ?
— Le seul royaume sensé est celui d’Eïloïs, qui ne se mêle pas de ces folies —poursuivit l’elfe, en haussant les épaules—. J’envisage même de déménager là-bas avec ma famille, rendez-vous compte, et pourtant, j’ai passé toute ma vie dans la capitale. Bon ! —fit-il, en nous souriant—. J’espère ne pas vous avoir trop dérangés avec mes chansons et mes divagations. Cette file va durer des heures ; une charrette s’est sans doute renversée et, le temps qu’on la retire, on va avoir droit à la guerre particulière des commerçants. À votre place, je continuerais à pied maintenant. Vous arriverez plus vite.
Nous suivîmes son conseil et nous descendîmes de la charrette, en lui souhaitant bonne chance. Tzifas porta la main à son chapeau en guise de salutation et je m’éloignai en me demandant combien de gens sympathiques comme Tzifas cette guerre insensée allait tourmenter. Se pouvait-il qu’Amrit Mauhilver ait provoqué la guerre, en sortant soudain sur l’échiquier son petit protégé de sang royal ? Était-il vrai qu’il avait trouvé la Gemme de Loorden ? Si c’était le cas, cela signifiait que les Ombreux la lui avaient vendue… Mais qui était donc réellement Amrit Daverg Mauhilver ?, me demandai-je, les sourcils froncés, tout en suivant les autres au milieu des charrettes et des voyageurs allant à pied.
Comme la plus grande partie d’Ombay n’avait pas de murailles, il nous fut relativement facile de contourner la garde et d’entrer sans que personne ne nous interpelle. Il était encore trois heures de l’après-midi et les rues grouillaient d’activité. À un moment, alors que nous traversions un marché, un homme à la forte carrure me poussa en passant et, désarçonnée, je perdis les autres de vue. Heureusement, Spaw se rendit compte que j’avais disparu et, à peine une minute après, il surgit près de moi avec un sourire moqueur.
— Au lieu d’une boussole chercheuse-d’eau, il aurait mieux valu qu’Askaldo reçoive une boussole détectrice de Shaedras —commenta-t-il, railleur. Je fis une moue, légèrement blessée dans mon orgueil, et j’allais protester lorsqu’il ajouta, songeur— : Pour les langues, je suis peut-être nul, mais, par contre, comme protecteur, je me débrouille assez bien.
Je soufflai, amusée par son ton théâtral et nous nous empressâmes de rejoindre les autres, qui nous attendaient au bout de la rue. Maoleth, les mains sur les hanches, observait l’avenue transversale, les sourcils froncés.
— Je ne me souviens pas —disait-il—. Tu as dit le Miroir-Lys ? Oui, cela me dit quelque chose —poursuivit-il, pensif, alors qu’Askaldo acquiesçait—. C’est une verrerie, n’est-ce pas ?
L’elfocane haussa les épaules.
— Aucune idée. Mon père a seulement mentionné que c’était à côté de ce commerce. Rue Madimiel.
— Continuons à avancer —proposa Kwayat—. Nous finirons bien par trouver la maison. Après tout, nous avons tout l’après-midi.
Selon le plan d’Ashbinkhaï, nous devions nous rendre chez des Démons de l’Esprit, bien positionnés dans la société saïjit, amis de longue date. Ceux-ci nous hébergeraient et nous avanceraient les frais du bateau. Ensuite, nous devrions nous débrouiller seuls sur cette île, entourés de tout un clan de démons, pensai-je en soupirant, tandis que j’avançais avec les autres dans l’avenue, moins bondée que celle d’avant.
Nous contournâmes une des trois énormes tours d’Ombay que l’on appelait les Triplées, m’informa Maoleth. En fin de compte, Marévor Helith n’avait pas fait preuve d’une grande originalité pour choisir le nom de sa magara, remarquai-je.
En pensant à Marévor Helith, je m’interrogeai inévitablement sur ce qu’il avait bien pu survenir à Laygra et Murry. Durant les premiers jours de voyage vers le sud, j’avais imaginé que je les voyais soudainement apparaître à un détour du chemin. Puis je me les figurais perdus dans la Forêt des Cordes, accompagnés d’un nakrus disloqué par les antilopes. Mais, maintenant, je ne savais plus quoi penser. Et si ma vue m’avait trompée, sur cette colline ? Peut-être qu’il m’arrivait cela même contre quoi Daelgar m’avait mis en garde : lorsqu’on utilisait les harmonies, on pouvait arriver à créer des illusions sans le savoir et se tromper soi-même. Était-ce ce qui s’était produit ?, me demandais-je, songeuse, en me mordant la lèvre.
« Je sens que quelque chose te préoccupe », observa Frundis, dans mon dos, en interrompant un moment son travail de compositeur.
« Bah », répondis-je. « Je me posais des questions sur les illusions et la réalité. »
Sur mon épaule, Syu souffla.
« Je savais bien que tu t’étais mise à penser comme un saïjit », commenta-t-il.
On entendit des notes de guitare et Frundis intervint.
— « Parfois, ce n’est pas si mauvais de penser comme un saïjit », m’assura le bâton, se plaisant à contredire le singe. Sa mélodie de guitare se fit plus nostalgique lorsqu’il poursuivit. « Je me souviens encore de mes conversations, autrefois, avec un de mes porteurs qui était celmiste, et pourtant, il était plus philosophe qu’autre chose : en principe, c’était un orique, mais il ne savait ni léviter, ni créer de brises ni aucun monolithe. Enfin qu’importe, ce qui compte, c’est qu’il avait des idées vraiment originales. Nous tenions des conversations tout à fait intéressantes sur le comportement des êtres vivants, en particulier sur celui des saïjits, bien sûr, nous les connaissons de plus près. »
J’arquai un sourcil, amusée.
« Et vous ne parliez pas des gawalts ? », fis-je, feignant la surprise.
Syu pencha la tête, attentif.
« Pour dire vrai, non », répondit Frundis avec franchise, à la grande déception du gawalt. « À cette époque, je n’avais encore jamais parlé avec l’un d’eux. »
« Mmpf », dit Syu, théâtralement hautain. « C’est parce que les gawalts ordinairement ne vivent pas avec les saïjits. Heureusement que je suis là pour éduquer les autres êtres vivants de ce monde. »
Je pouffai silencieusement tandis que nous arrivions sur une grande place.
« Alors, en fait, tu n’es pas un devin, mais un missionnaire qui vient gawaltiser Haréka tout entière. »
Le gawalt agita la queue et rectifia :
« Peut-être que j’exagère. Je me contenterai d’une tâche plus raisonnable », fit-il, l’air de réfléchir.
« Et plus gawalt », lui répliquai-je, amusée.
Nous avions commencé à traverser la place lorsqu’Askaldo, qui ouvrait la marche avec Maoleth, se tourna vers nous.
— Nous allons tenter de trouver en allant vers le port —nous informa-t-il—. Le plus probable, c’est que…
Je n’écoutai pas ce qu’il dit ensuite parce qu’à cet instant mes yeux s’étaient posés sur un humain manchot aux cheveux châtain clair qui passait, l’air pressé, à quelques mètres de nous. Il était vêtu beaucoup plus élégamment que d’ordinaire, mais je le reconnus immédiatement malgré les presque trois ans qui s’étaient écoulés depuis la dernière fois que je l’avais vu. C’était Daelgar. M’apercevant que je venais de penser à lui et à ses leçons harmoniques à peine quelques minutes auparavant, la coïncidence me frappa encore davantage et, oubliant toute prudence, je tournai la tête, pour m’assurer qu’effectivement c’était bien lui… Mais Daelgar avait déjà disparu entre la foule d’étudiants qui commençaient à sortir de l’Université d’Ombay toute proche.
— Mille lézards calcinés —souffla une voix étouffée près de moi.
Je sentis mon cœur bondir et je me retournai d’un mouvement brusque, en pensant stupidement que Daelgar m’avait reconnue, sous mon voile, mais non, c’était Spaw, qui venait de rabattre sa capuche malgré le jour radieux et une brise marine presque chaude.
— Que se passe-t-il ? —demanda Chayl, alarmé, tandis que je sourcillai immédiatement, soupçonnant que quelque chose de grave venait de se passer.
Le jeune templier secoua la tête et me jeta un regard étrange.
— Je viens de voir passer Shelbooth.
J’écarquillai les yeux et alors, je pouffai.
— Et moi, je viens de voir passer mon ancien maître d’harmonies —répliquai-je sur un ton enjoué.
Spaw arqua un sourcil et laissa retomber le col de sa cape, me montrant un sourire moqueur.
— Drôles de coïncidences —commenta-t-il.
Cependant, il n’y avait rien d’étonnant à ce que Daelgar se trouve à Ombay : Amrit Mauhilver possédait de vastes propriétés au nord de la capitale. Mais… Shelbooth ? Je secouai la tête, incrédule. J’avais été surprise lorsque Dol m’avait révélé que Manchow et Shelbooth avaient disparu, néanmoins j’avais supposé qu’ils étaient partis à la recherche de Lénissu, ou à Aefna, ou que sais-je… Mais que faisait donc le jeune habitant des Souterrains en Éshingra ?
* * *
Nous sortions de la place quand, soudain, des trompettes résonnèrent au loin. Habituée comme je l’étais à entendre de la musique, je fus la dernière à m’en rendre compte. D’un seul coup, les gens de la place s’écartèrent, se collant contre les murs des maisons et, déconcertée, je les imitai de même que mes compagnons, en me demandant ce qui se passait.
Je compris toutefois rapidement en entendant le bruit rapide de sabots contre les pavés. En grande pompe, une file de cavaliers de la Garde d’Ombay passa, exhibant tous fièrement leurs cottes d’armes, leurs casques et leurs épées. Tous les chevaux étaient blancs comme la neige et je me rappelai qu’une fois au Cerf ailé un voyageur avait fait un commentaire sur le prix élevé des chevaux blancs de la cavalerie d’Ombay. En tête, venait le héraut, portant l’étendard aux complexes armoiries de la ville qui représentaient des losanges bleus et des ours noirs.
— Pour Ombay ! —cria le cavalier.
Le cri résonna, clair et tonitruant. Quelques passants firent écho à son cri, avec ferveur, comme si eux-mêmes partaient lutter contre quelque ennemi. Les guerriers s’éloignèrent vers la rue d’où nous venions et tout le monde retourna à ses préoccupations.
— Démons —souffla Spaw—. Plus tôt nous lèverons l’ancre, mieux cela vaudra —commenta-t-il.
— Continuons —déclara Askaldo, en nous jetant un regard inquiet.
Nous traversâmes encore plusieurs rues et plusieurs parcs avant d’arriver à la Vieille Tour. À partir de là, nous descendîmes inutilement jusqu’au Port-Lynx pour remonter par la Rue du Port : là, se trouvait la verrerie. Elle était facile à reconnaître, sa façade transparente laissait voir des piles de verres, de coupes de cristal, de sculptures, de miroirs… Cela rappelait un peu la Rue des Verriers à Aefna.
— Le Miroir-Lys —déclara Maoleth—. Ce doit être cette maison —supposa-t-il alors, en se tournant vers un bâtiment adjacent de trois étages, assez élégant, qui était également située à l’angle d’une rue plus calme.
À cet instant, un homme, un transporteur visiblement, passait la grille de la maison, vers une cour intérieure, guidant un âne chargé de sacs. Un serviteur, vêtu d’une livrée rouge, refermait déjà la porte de fer.
Maoleth et Askaldo échangèrent un regard…
— Cela ne sert à rien d’attendre —dit ce dernier.
Nous nous dirigeâmes donc vers la maison, évitant une charrette de bœufs et Maoleth interpela le serviteur qui s’éloignait.
— Bonjour, brave homme —fit-il en abrianais.
Et il se tourna vers Askaldo, les sourcils arqués.
— La famille Darys nous attend —continua l’elfocane derrière son voile noir, tandis que le serviteur s’approchait—. Ou, du moins, je l’espère —ajouta-t-il.
Sans un mot, l’homme rouvrit la grille et, tandis que nous la franchissions, il dit :
— De fait, mes maîtres m’ont averti de votre venue. Mais ils ne s’attendaient pas à ce que vous arriviez si tardivement —ajouta-t-il, en refermant le portail et en gardant son trousseau de clés.
Nous ne fîmes aucun commentaire, mais nous songeâmes tous au petit détour d’Askaldo dans la Forêt des Cordes. Le serviteur nous observa un bref moment, tout en caressant sa barbe noire, puis il fit un geste.
— Suivez-moi, s’il vous plaît.
Il nous conduisit à l’intérieur de la maison, nous traversâmes une grande salle d’entrée et nous débouchâmes sur un spacieux salon bourgeois.
— Veuillez m’attendre ici un moment —nous demanda le serviteur, avec une révérence.
Dès qu’il se fut éloigné dans le couloir, je soufflai.
— Une sacrée demeure !
Spaw jeta un regard moqueur à Askaldo et observa :
— Celle du père d’Askaldo est encore plus impressionnante, je t’assure.
J’arquai un sourcil, surprise. Les démons ne cessaient de répéter que nous ne devions pas avoir trop de relations avec les saïjits et, ensuite, ils s’enrichissaient comme les saïjits et achetaient leurs articles et employaient des… Je fronçai les sourcils. À moins que le serviteur qui nous avait accueillis ne soit aussi un démon…
« Les démons saïjits sont aussi saïjits que les saïjits », conclut solennellement Syu. Sans s’écarter de mon épaule, il observait les alentours avec curiosité.
Je réprimai un sourire.
« On dirait bien », convins-je.
Le serviteur barbu revint peu de temps après et nous adressa une nouvelle révérence. Sachant qu’en Éshingra, les révérences étaient plutôt réservées aux hautes sphères, je supposai qu’on nous avait pris pour des bourgeois aventuriers ou quelque chose comme ça.
— Je regrette de vous informer que le sieur Zilacam Darys et dame Dilia Darys ne sont pas chez eux et qu’ils rentreront tard. Entretemps, dame Adémantina Darys vous recevra… malgré son mal de dos —ajouta-t-il, sur un léger ton d’avertissement, comme pour nous prévenir que nous ne la dérangions pas trop.
Askaldo, derrière son voile, inclina brièvement la tête, en signe d’assentiment, et le serviteur effectua de nouveau une révérence, en déclarant :
— Si vous voulez bien me suivre jusqu’à ses appartements.
Nous montâmes au premier étage et nous traversâmes une pièce pleine de plantes fleuries avant de nous retrouver devant une porte ouverte à deux battants par laquelle je vis, assise dans un fauteuil, une bélarque très âgée, à la peau toute ridée. Ses yeux châtains et vifs nous observèrent attentivement pendant que nous entrions tous dans la chambre.
— Merci, Leimon —marmonna-t-elle—. Tu peux te retirer. Et va allumer le feu du salon. Ce soir, je dînerai en bas avec mes invités.
Le serviteur écarquilla les yeux.
— Mais, votre dos…
— Mon dos ? —répéta la vieille femme avec plus de vivacité que je ne l’aurais soupçonné—. Mon dos se porte mieux que le tien, Leimon. Toi, par contre, ton nez finira par toucher le plancher si tu continues à t’incliner autant. Des révérences et encore des révérences, comme si j’étais la reine d’Ombay ! Allez, Leimon —ajouta-t-elle, en faisant un geste de la main pour le renvoyer.
Le serviteur barbu fronça les sourcils, mais, après s’être incliné de nouveau, il sortit le plus dignement du monde. Vraiment, Adémantina Darys n’était pas une personne très aimable avec ses domestiques, pensai-je, appréhensive. Je souhaitai secrètement que nous ne tardions pas à embarquer, car demeurer très longtemps auprès d’une vieille femme aigrie n’était pas une idée très attrayante.
— Vous venez donc importuner mon fils, n’est-ce pas ? —fit la vieille bélarque, une fois que Leimon se fut éloigné.
Je remarquai que Maoleth reculait légèrement, laissant Askaldo répondre.
— Le dérangement est justifié —répondit fermement le jeune elfocane—. C’est un honneur d’être reçu dans votre demeure, dame Darys —ajouta-t-il. Et d’un brusque mouvement, il ôta son voile. Au milieu de son visage couvert de furoncles, brillaient deux yeux rouges qui s’abaissèrent pendant qu’Askaldo saluait Adémantina Darys, effectuant un geste de la main que je reconnus par miracle : me souvenant de ce que m’avait appris Kwayat, je sus qu’Askaldo venait de se présenter comme le fils d’Ashbinkhaï, Démon Majeur de l’Esprit.
Je perçus un éclat d’amusement dans les yeux de la bélarque, mêlé à une légère moue de… répulsion, compris-je, en arquant un sourcil.
— Cela faisait longtemps que je ne te voyais pas, mais, à vrai dire, je vois que tu n’as pas du tout changé depuis la dernière fois —fit enfin la vieille, avec l’intention évidente de l’insulter.
Askaldo, sans paraître offensé, prit un air étonné.
— Nous sommes-nous déjà rencontrés auparavant ?
— Oh, tu ne dois pas t’en souvenir. Tu avais à peine trois ans. À cette époque, ton père était moins casanier que maintenant. Autrefois, je le voyais souvent. Il faut voir comme nous changeons tous avec l’âge. —Elle jeta alors un regard sur les autres—. Cinq compagnons —compta-t-elle—. C’est peu de compagnons pour ta mission épique, jeune homme.
Askaldo avait quelque peu perdu son attitude déférente et, à présent, il semblait légèrement mal à l’aise.
— C’est amplement suffisant —affirma-t-il—. Si vous voulez, je vous les présente.
La vieille prit une mine ennuyée et agita un mouchoir d’un geste impatient.
— Présente-les donc. De toutes façons, je n’ai rien de mieux à faire pour le moment. Les plantes sont plus ennuyeuses que cette ville, ce qui n’est pas peu dire.
En l’entendant, Askaldo fit une moue et le visage de Maoleth s’assombrit. Je perçus le regard éloquent que Chayl jetait à son cousin.
— Voici Maoleth Hyizrik, ex-instructeur et bibliothécaire du Mausolée d’Akras —fit Askaldo, en présentant l’elfe noir—. Et voici Kwayat, instructeur indépendant…
— Oh, cela me dit quelque chose —l’interrompit la vieille femme, en relevant la tête, avec une moue inquisitrice—. Je crois que j’ai déjà entendu parler de toi pour une histoire en rapport avec les Communautaires.
Mon instructeur, impassible, les bras croisés, fit un bref geste de la tête.
— Je crois moi aussi avoir entendu parler des Darys en quelque occasion —répliqua-t-il.
J’arquai de nouveau les sourcils, intriguée. Ces paroles semblaient receler plus d’une vérité. Kwayat et Adémantina Darys se connaissaient-ils d’avant ?, me demandai-je, en penchant la tête. Askaldo se racla la gorge, interrompant mes pensées.
— Bien… Celui-ci est mon cousin Chayl ; lui, c’est Spaw Tay-Shual et, elle, c’est Shaedra —conclut-il.
La vieille Darys jeta un rapide coup d’œil au dédrin, son regard s’arrêta quelques instants sur l’humain aux cheveux violets, puis elle m’observa enfin avec une moue contrariée.
— Tu portes encore ce voile ? Et qu’est-ce que c’est que ce singe qu’elle porte sur son épaule ? —ajouta-t-elle, en s’adressant à Askaldo.
Réprimant un soupir, je relevai mon voile et l’enlevai. Je souris à demi en voyant le léger tressautement d’Adémantina Darys sur son fauteuil lorsque celle-ci se retrouva face à un démon de la même couleur que la tapisserie dorée suspendue juste derrière moi.
— C’est un gawalt —répondis-je tranquillement—. Et il s’appelle Syu.
La vieille femme plissa les yeux, sans comprendre.
— Quoi ?
— Le singe —expliquai-je.
— Mmpf —souffla-t-elle, en prenant une mine agacée—. On m’a déjà parlé de toi. Il est clair qu’Ashbinkhaï aurait dû te recueillir à temps —commenta-t-elle—. Maintenant, tu as tout l’air d’un saïnal.
Je lui rendis un regard plus amusé qu’offensé et je décidai qu’il valait mieux ne pas mentionner que je ne serais pas dans cet état si le fils d’Ashbinkhaï ne m’avait pas forcée à boire la potion de Lunawin.
— Mmgr —continua à grogner Adémantina, en passant son mouchoir blanc sur son front d’un geste las—. Dolan charge toujours trop la cheminée, il fait une chaleur épouvantable ! Oh, je sens que la tête me tourne ! —se lamenta-t-elle, en fermant les yeux.
Nous échangeâmes tous des regards déconcertés. Spaw roula les yeux et la vieille femme nous regarda tous deux d’un mauvais œil.
— Qu’est-ce que c’est que ces sourires ? —nous sermonna-t-elle—. Vous moqueriez-vous par hasard des malheurs d’une vieille femme ? Ces jeunes ! —s’écria-t-elle avec rancœur—. Vous verrez dans quelques années ce que c’est de souffrir. Si jamais vous parvenez jusque-là ! —ajouta-t-elle, avec un sourire qui découvrit son dentier—. Mais que diable ! —poursuivit-elle—. Vous cherchez donc le petit Seyrum, n’est-ce pas ? Pourvu que vous le trouviez. Il faut dire que mon neveu a toujours cherché les ennuis. Aussi imprudent que son père. Où s’est-il donc fourré maintenant ? —demanda-t-elle.
Je ne pus réprimer une expression de surprise en entendant ses paroles. Seyrum était le neveu d’Adémantina Darys ! Et le plus étrange : la vieille femme ignorait tout sur Driikasinwat.
Askaldo, apparemment, était interloqué d’apprendre que personne ne l’avait informée de l’endroit où se trouvait Seyrum.
— Eh bien… Seyrum… Il est… Vous ne savez vraiment pas où il est ? —répliqua l’elfocane, un peu perplexe, se demandant sans doute si Zilacam avait voulu ne pas informer sa mère pour quelque raison.
L’expression de la bélarque s’assombrit.
— Ta mine n’augure rien de bon —observa-t-elle—. Je n’aime pas ça. Qu’est-il exactement arrivé à mon neveu ? Il ne s’agit pas d’une de ses aventures habituelles, n’est-ce pas ? C’est quelque chose de plus grave, à ce que je vois.
Je vis clairement l’indécision se refléter sur le visage d’Askaldo et Kwayat intervint sur un ton posé :
— Peut-être qu’il vaudrait mieux attendre votre fils pour parler de cela, honorable doyenne. Mais ne vous inquiétez pas, Seyrum a des problèmes, mais nous allons le sauver.
Adémantina Darys le regarda fixement, puis elle laissa échapper un bref éclat de rire.
— Ha ! Honorable doyenne —répéta-t-elle, sarcastique—. Cela faisait longtemps que l’on ne m’appelait pas ainsi. Même Leimon n’est pas aussi courtois.
Tandis qu’elle parlait, des bruits de pas se firent entendre dans le couloir et, au cas où, je remis mon voile. Askaldo m’imita une seconde après, par précaution, alors que la vieille bélarque grommelait tout bas et tendait le cou pour voir qui traversait la salle des plantes.
— Leimon ! —grogna la vieille, tandis que le serviteur approchait. Maintenant que je l’observais mieux, je me rendis compte qu’il avait des traits de kampraw : moitié humains et moitié caïtes. Ses yeux couleur saphir se posèrent sur moi un instant, comme s’il parvenait à voir à travers le voile… Il fit un pas de plus et effectua une profonde révérence qui finit d’exaspérer la vieille Adémantina.
— Votre fils Zilacam est de retour —déclara le kampraw.
Adémantina souffla.
— Bon. Eh bien, dis-lui de passer dès qu’il pourra et qu’il vienne récupérer ses invités. Ce fils, toujours à importuner sa pauvre mère moribonde. Il s’exerce à cela depuis qu’il braille dans son berceau ! Dieux, je déteste des jours comme celui-ci —déclara-t-elle, sans aucune pause—. Dis à Dolan de passer quand il aura fini de calciner le repas. Ceci est un four, Leimon ! On croirait que vous voulez me précipiter en enfer avant l’heure —annonça-t-elle sur un ton accusateur.
J’étais à peine à un mètre du kampraw et je pus percevoir son soupir presque inaudible.
— Vous voulez que j’ouvre la fenêtre, dame Darys ? —suggéra-t-il, sur un ton neutre.
La vieille poussa une exclamation.
— La fenêtre, Leimon ? Impossible ! Tu ne connais pas le dicton ? Qui unit le feu avec la glace, se brûle deux fois. Par les Âmes Sacrifiées, mon fils ! —s’écria-t-elle, en changeant de ton. Et je me retournai pour voir apparaître dans la salle des plantes la silhouette élégante d’un bélarque aux longs cheveux noirs—. Peux-tu m’expliquer pourquoi tu as mis si longtemps à venir ?
Zilacam Darys passa une main chargée de bagues dans son impressionnante chevelure couleur de jais.
— Bonjour, mère —fit-il d’une petite voix aiguë et calme qui contrastait notablement avec la voix rude de la vieille femme—. Soyez les bienvenus, chers amis —poursuivit-il, en s’adressant à nous—. Mille excuses pour la gêne occasionnée, mère, nous ne te dérangeons pas plus. Mes invités ne prétendaient importuner personne. Si vous voulez bien me suivre —ajouta-t-il, en nous invitant à sortir de la chambre de la vieille dame.
Nous profitâmes de l’occasion et nous prîmes rapidement congé d’Adémantina Darys.
— Cela a été un vrai plaisir —dit Chayl, avec politesse.
— Et pour moi un vrai tourment —répliqua-t-elle—. Mais je sais que vous n’avez rien à voir à cela. C’est ce Dolan qui m’asphyxie avec ses cheminées. Leimon ! —fit-elle alors, tandis que nous sortions précipitamment de la pièce. Je remarquai que Zilacam accélérait le pas, fuyant les lamentations accusatrices de sa mère. Nous traversâmes la salle des plantes, laissant derrière nous le kampraw à la barbe noire aux soins de la vieille femme.
— Venez, je vais vous conduire dans mon bureau —déclara l’élégant bélarque, tout en nous faisant monter au premier étage—. À vrai dire, je n’espérais plus que vous veniez. J’avais même envoyé un mercenaire à votre recherche. Qui sait ce qui peut arriver avec cette guerre ; des morts imprévues surviennent. Malheureusement —ajouta-t-il de sa petite voix aiguë en soupirant. Il ouvrit son bureau avec une clé—. Entrez —nous dit-il, tout en pénétrant dans la pièce—. C’est une agréable surprise de vous savoir sains et saufs —poursuivit-il, tout en nous invitant à nous asseoir. Je laissai Frundis près de la porte et, avec Spaw et Chayl, j’allai m’asseoir sur le sofa tandis qu’Askaldo effectuait de nouveau la salutation appropriée en de pareilles circonstances.
— Merci pour ton accueil, Zilacam, fils de Tirkom —prononça-t-il.
Zilacam eut un sourire timide.
— Oh, ce n’est rien —assura-t-il—. Cela faisait longtemps que je n’hébergeais pas un membre de la famille d’Ashbinkhaï. C’est un honneur —dit-il, en s’inclinant avec respect.
— Tout l’honneur est pour moi —répliqua l’elfocane avec une autre salutation.
— J’espère que ta famille se porte bien —ajouta Zilacam.
— À merveille. J’espère que la tienne aussi.
— De fait, nous disposons tous d’une excellente santé. Pourvu qu’aucune douleur ni misère n’attaquent nos familles —prononça le bélarque.
— Je l’espère —approuva Askaldo, en se redressant et mettant fin aux formalités.
Je souris en voyant, qu’à côté de moi, Spaw venait de pousser un soupir ennuyé. Tandis que les autres s’asseyaient dans de confortables fauteuils et se présentaient dûment, j’ôtai de nouveau mon voile, fatiguée de tout voir plus sombre que d’ordinaire. Zilacam croisa les jambes et les mains, nous regardant l’un après l’autre. Ses yeux de bélarque reflétaient la curiosité.
— Eh bien… Avant toutes choses, je dois vous avertir que cette nuit, comme je ne savais pas que vous viendriez, j’ai invité un ami à dîner —nous informa-t-il, en haussant les épaules—. Je serai ravi que vous vous joigniez à nous. Vous avez fait un long voyage et je comprends vos réticences —ajouta-t-il, en devinant notre réponse—. Mais il se trouve que cet ami est précisément celui qui maintient des relations avec les préposés aux registres et avec les capitaines du Port de Salias, où sont ancrés tous les grands bateaux. Et précisément cette après-midi, je lui ai dit que je ne savais pas encore quand vous alliez arriver…
— Un instant —l’interrompit Maoleth, alarmé—. Cet ami est un saïjit ?
Zilacam acquiesça.
— Bien sûr. Il n’y a pas beaucoup de démon à Ombay. —Il haussa les épaules face aux sourcils froncés de Maoleth—. Je sais bien ce que beaucoup pensent en Ajensoldra : que les Darys mènent une vie excentrique de saïjits embourgeoisés. Nous ne vivons pas tous dans des grottes.
Askaldo ôta son voile d’un mouvement impatient.
— Je n’ai jamais entendu une seule critique contre les Darys, Zilacam —lui assura-t-il, tandis que celui-ci le dévisageait, bouche bée—. Mon père parlait de vous avec beaucoup de respect. Alors… nous allons donc voyager dans un bateau de saïjits ?
Zilacam secoua tristement la tête.
— J’ai vendu le dernier grand bateau que je possédais l’année dernière. Ceux qui me restent sont seulement des bateaux de pêche. Mais ne vous tracassez pas, j’ai pensé à… vos déguisements —il toussa légèrement, l’air embarrassé—. Vous vous ferez passer pour des voyageurs de Mirléria. Mais lorsque vous ferez escale à Sladeyr, vous vous esquiverez et vous irez trouver un de mes amis qui vit là-bas. Je vous donnerai une lettre pour lui. Et il vous fournira discrètement un bateau jusqu’à l’Île Boiteuse. Il vaut mieux que personne ne connaisse votre destination, les habitants de l’Île Boiteuse ont une très mauvaise réputation. —Et comment !, pensai-je, avec un sourire ironique—. J’espère que mon plan vous plaît —conclut-il, interrogatif.
Maoleth et Askaldo haussèrent les épaules.
— Cela semble un plan raisonnable —approuva Maoleth.
— Oui —s’enthousiasma Zilacam—. Surtout que, si vous vous déguisez en Mirlériens, vous pourrez mettre un voile sans attirer l’attention. Avec ces voiles noirs, vous avez l’air de deux Sbires de Zemaï… Sans vouloir vous offenser.
Je fis non de la tête, en me souvenant des Mirlériens que j’avais vus à Aefna pendant le Tournoi.
— Ces voiles blancs ne dissimulent pas bien le visage —intervins-je—. Ils sont très fins et ils ne servent qu’à empêcher le sable de rentrer dans les yeux.
Zilacam sourit, mais j’observai qu’il évitait de me regarder.
— J’ai déjà pensé à cela. Et j’ai commandé des voiles plus épais, mais fabriqués de sorte que l’on ne voie pas trop la différence. Faites-moi confiance. Je crois que mon plan vous permettra de parvenir à l’Île Boiteuse sans problèmes. Une fois arrivés là-bas… bon, ça, vous devez déjà y avoir pensé mieux que moi. Avez-vous des nouvelles de mon cousin ?
Il posa la question avec une pointe d’inquiétude dans la voix. À ce moment, nous entendîmes un claquement métallique et un gémissement plaintif, suivi d’un miaulement. Le soudain tintamarre nous fit sursauter et nous nous retournâmes tous vers…
« Ce n’est pas ma faute », se défendit Syu, tandis qu’il se perchait au sommet d’une sorte de buffet, tendu comme la corde d’un arc.
Sur la partie inférieure du meuble, Lieta observait le singe d’un air moqueur. Elle ronronnait. Je retins difficilement un éclat de rire.
« Je crois qu’elle se moque de toi », commentai-je, alors que Maoleth appelait la drizsha.
« Elle a un drôle d’humour », grommela le singe, en se promenant sur le haut du meuble. « Je m’éloigne un peu pour fouiner et, aussitôt, cette chatte vient me surveiller. Espèce de félin poilu et miauleur », l’insulta-t-il, inquiet.
« Peut-être que vous finirez par être de bons amis », suggérai-je, amusée, tandis que Maoleth appelait de nouveau la chatte et que Zilacam assurait que c’était simplement une assiette en métal qui était tombée.
« Ne touche à rien », avertis-je Syu.
Le singe se contenta d’un grognement mental.
— Bon, tu demandais… au sujet de ton cousin —reprit Askaldo—. À vrai dire, les dernières nouvelles ne sont pas nombreuses. Seyrum est toujours aux mains de Driikasinwat.
Le visage du bélarque s’assombrit.
— Mais que cherche donc ce fou ? —demanda-t-il tristement.
Askaldo prit une mine songeuse.
— Ce doit être difficile pour les agents qui surveillent le renégat de nous informer de ce qui se passe sans révéler leur identité. Néanmoins, nous soupçonnons Driikasinwat de vouloir utiliser les dons d’alchimiste de ton cousin. De toutes façons, ne t’inquiète pas, aide-nous à atteindre l’Île Boiteuse et nous le libérerons.
Zilacam, le visage peiné, acquiesça.
— Oui. Je vois que le fils d’Ashbinkhaï est aussi courageux que le père —le félicita-t-il—. Une fois sauvé, je suis sûr que Seyrum te fera toutes les potions que tu voudras jusqu’à la fin de tes jours. Je ne connais pas très bien mon cousin, il a toujours été très solitaire, mais je sais qu’il ne te fera pas défaut.
Il était clair comme de l’eau qu’il évitait de parler explicitement de la mutation d’Askaldo. L’elfocane sourit.
— J’espère bien. Alors, quand partira ce bateau ?
L’humeur de Zilacam parut plus légère lorsqu’il répondit :
— Eh bien, ce n’est pas encore décidé, puisque je ne savais pas quand vous arriveriez. Mais vu qu’aujourd’hui Amrit va venir, vous pourrez parler avec lui et en convenir entre vous.
J’avalai ma salive de travers et j’essayai de me remettre, tandis qu’ils continuaient à parler, déclarant que l’idéal serait d’embarquer dans deux jours.
« C’est improbable », fis-je, incrédule. Daelgar… et maintenant Amrit… Apparemment, ce dernier n’était pas seulement un grand propriétaire terrien, mais il accaparait aussi les bateaux… et il allait dîner dans la demeure d’un démon. Eh bien…
« Ce qui est improbable, c’est que je sois encore en vie après avoir voyagé tant de jours avec une drizsha assassine », marmonna Syu. Il était encore perché en haut du meuble, jouant avec sa queue et de mauvaise humeur.
« Bah, Syu, n’exagère pas, Lieta ne t’a encore rien fait », le tranquillisai-je.
Le gawalt souffla mentalement.
« Et est-ce que je dois attendre qu’elle me griffe pour pouvoir dire que cette chatte est dangereuse ? »
Je ne sus pas quoi lui répondre. Dans le fond, je partageai son inquiétude rationnelle, mais j’avais aussi le pressentiment que Lieta ne taquinait le singe que pour s’amuser. Cependant, j’avais déjà vu des chats d’Ato s’amuser avec leurs proies avant de les manger… Alors que je tâchai de ne pas communiquer ces pensées par la voie du kershi, je me rendis compte que les autres se levaient et je les imitai.
— Alors, c’est décidé, vous venez tous dîner —déclara Zilacam sur un ton joyeux.
Je soupirai. J’aurais aimé revoir Amrit Daverg Mauhilver : j’étais curieuse de savoir s’il avait réellement trouvé la Gemme de Loorden. Néanmoins, il y avait trop d’inconvénients.
— Euh… Je regrette, Zilacam —dis-je—, mais je ne peux pas. Je suis… euh… trop fatiguée —argumentai-je maladroitement—. Par le voyage, vous comprenez. Il vaudra mieux que j’aille dormir.
— Bien sûr ! —répondit Zilacam—. Et je vous invite tous à en faire autant. Il reste encore plusieurs heures avant le dîner. Si tu es moins fatiguée lorsque tu te réveilleras, n’hésite pas à nous rejoindre… —il pencha la tête et il sembla se souvenir de quelque chose— Shaedra, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai, me sentant soulagée en voyant qu’il n’insistait pas trop. C’était mieux ainsi, me dis-je. Qui sait si, malgré le voile, Amrit ne m’aurait pas reconnue. Et alors, à coup sûr, il aurait envoyé une lettre à Lénissu en lui demandant pourquoi sa chère nièce allait s’embarquer à Ombay, déguisée en Mirlérienne. Définitivement, cela aurait été une mauvaise idée de se rendre au dîner, décidai-je.
Consciente des regards inquisiteurs que me jetèrent Kwayat et Spaw, ce fut presque un soulagement pour moi de remettre le voile lorsque nous sortîmes de la pièce.
Les deux jours d’attente se transformèrent finalement en cinq, parce qu’il s’avéra que quelqu’un avait saboté le bateau que nous allions prendre : “les incidences de la guerre”, avait apparemment expliqué le sieur Mauhilver. Pendant ces cinq jours, non seulement je pus voir combien Ombay était agitée par l’affaire des Anciens Rois, mais je pus aussi me faire une idée générale de l’étrange vie des Darys : d’après le témoignage de Dilia Darys, l’épouse de Zilacam, ils ne cessaient d’aller de déjeuners en goûters, de goûters en dîners et de bals en réunions d’affaires. Zilacam était une personne assez discrète et aimable, amateur des causeries organisées dans un salon-parloir près de l’université. Sans être un érudit, il aimait la lecture et, selon Dilia, il avait fait don d’une grande partie des livres de sa bibliothèque personnelle à la Bibliothèque Publique pour “fomenter la culture”. En définitive, comme le disait en se moquant Adémantina, Zilacam Darys était un grand démon bienfaiteur.
Zilacam s’appliqua, pendant ces cinq jours, à faire en sorte que ses six invités ne s’ennuient pas une seconde ; il nous fit donc visiter tous les lieux intéressants d’Ombay : nous entrâmes à l’Université, nous gravîmes la Tour Maîtresse, nous nous promenâmes au Port-Lynx et au Port de Salias, et nous entrâmes même dans le Palais de Mémilith. Partout où nous allions, l’élégant bélarque nous présentait à ses connaissances comme de vieux amis de Mirléria et, pour ne pas éveiller de soupçons, nous nous contentions de saluer les gens en silence.
Zilacam nous avait fourni à tous d’amples tuniques colorées, typiques des habitants de Mirléria, d’après lui. Nous nouâmes de grands foulards sur nos têtes avec des rubans et, Askaldo et moi, nous ajoutâmes à notre parure un voile blanc qui occultait entièrement notre visage, nous laissant toutefois voir avec assez de clarté. Adémantina nous assura que nous ressemblions davantage à des patients d’un asile de fous qu’à des habitants de Mirléria. En pensant à elle, la veille de notre départ, je conclus que cette vieille bélarque, malgré son caractère peu aimable, avait toujours des commentaires très sagaces. Son bagout impressionna même Syu et, pourtant, celui-ci avait toujours trouvé que les saïjits parlaient beaucoup pour ne pas dire grand-chose.
La dernière nuit, je dormis à peine, imaginant déjà que je sillonnai les eaux de la Mer d’Ardel et de la Mer des Aiguilles, au milieu d’une étendue d’eau infinie. Selon le plan, nous débarquerions à Sladeyr, nous irions voir un certain Asbalroth, ami de Zilacam, et après… après, une fois arrivés à l’Île Boiteuse, nous devrions trouver le refuge de Driikasinwat et libérer Seyrum, les dieux savaient comment. Que se passerait-il si le démon renégat nous prenait sur le fait ? Ou si, en tentant de sauver aussi Aléria, je commettais une gaffe et je faisais tout rater ? Je me répétais sans cesse ces questions, me tournant et me retournant dans le lit d’invités. Lorsque l’aube se leva, je m’habillai, en faisant très attention de couvrir complètement mon visage et je pris Frundis. Le bâton était inspiré ce matin-là.
« Je suis en train de composer une chanson épique qui va vous surprendre toi et Syu, vous verrez ! », m’assura-t-il, très enthousiaste. Mais il ne voulut pas être plus explicite.
Je sortis de ma chambre et je vis Spaw dans le couloir, en train de rajuster son foulard bleu sombre sur la tête.
— Mmpf —fit-il, en me voyant—. Si un saïjit me voit mettre ce foulard avec autant d’habileté, il va soupçonner quelque chose, à coup sûr —commenta-t-il, les sourcils froncés.
Je m’esclaffai.
— Nous n’aurons qu’à dire que nous avons un Mirlérien maladroit dans le groupe —le tranquillisai-je—. De toutes façons, je ne crois pas que nous sortions beaucoup sur le pont. Au fait, Dol avait dit une fois qu’il avait le mal de mer… Tu crois que nous aussi nous serons malades ? —demandai-je, inquiète.
— Dol… Le semi-orc d’Ato ? —s’enquit Spaw. J’acquiesçai et il sourit—. Bah, tu sais bien, c’est toujours les plus costauds qui sont les plus malades.
J’arquai un sourcil, moqueuse.
— Oh. Tu devrais avertir Kwayat et Askaldo alors —observai-je, tandis que nous descendions les escaliers.
Nous déjeunâmes tous avec Zilacam et Dilia et nous bavardâmes tranquillement de sujets variés qui n’avaient rien à voir avec notre prochain départ. Après tout, les serviteurs de la maison Darys étaient tous des saïjits et, avant de faire une gaffe, il était préférable de ne pas aborder le sujet. Lorsque nous fûmes prêts à partir, nous passâmes par la chambre d’Adémantina Darys pour prendre congé et, celle-ci, les yeux souriants et une moue d’ennui sur le visage, répondit par un léger grognement, puis ajouta :
— Allez, que la chance vous accompagne, les enfants, mais mieux vaut que vous trouviez mon neveu, hein ? Zilacam m’a tout raconté. Donnez un bon châtiment à ces crapules et qu’ils ne s’avisent pas de retoucher un seul cheveu de mon neveu ; il ne me rend peut-être jamais visite, parce qu’il a la tête pleine de potions et de réactions, mais c’est mon neveu —décréta-t-elle.
— On vous le rendra sain et sauf —promit solennellement Askaldo.
Nous nous inclinâmes tous comme des démons civilisés et nous quittâmes la maison des Darys, accompagnés de Zilacam. Nous marchâmes jusqu’au Port de Salias, chargés de nos sacs et nous croisâmes en chemin plusieurs gardes qui emmenaient deux hommes aux mains liées.
— Des espions —présuma Maoleth à voix basse.
J’arquai un sourcil, en les suivant du regard. Alors, je commençai à entendre les clameurs d’un crieur qui annonçait les nouvelles sur la guerre. Wali Neyg, d’après ce que je crus comprendre, serait bientôt proclamé roi et les séparatistes seraient considérés comme traîtres. Nous nous empressâmes de quitter la place, où commençait à affluer tout une foule de curieux.
— Nous devrions avoir pris un carrosse —se lamenta Zilacam, escorté par l’un de ses employés—. Je n’aime pas cette histoire de guerre en Éshingra.
Je roulai les yeux.
— C’est curieux ; ton loyal ami, Amrit Daverg Mauhilver n’est-il pas un instigateur de la guerre ? —fis-je sans réfléchir.
Zilacam afficha ouvertement sa surprise.
— Amrit ? Instigateur de la guerre ? —répéta-t-il—. Parlons-nous du même Amrit Mauhilver ? Celui que je connais est un homme d’affaires. Et un grand amateur de poésie. Il ne s’intéresse pas aux questions politiques.
Je haussai les épaules, me maudissant de parler trop. Ma question imprudente avait clairement laissé comprendre que je connaissais déjà un Amrit Mauhilver.
— Alors ton ami agit sagement —me contentai-je de répliquer.
Lorsque nous parvînmes au Port de Salias, je vis que le bateau qui nous attendait, L’Aigle Blanc, débordait déjà d’activité : on transportait de grandes caisses en bois dans la cale, les mousses aidaient, les matelots parcouraient le pont, se lançant des commentaires. À ce que l’on m’avait raconté, nous allions voyager dans un navire à destination de Mirléria qui transportait principalement des tissus, de l’huile de naldren et des fruits secs. Je balayai le port du regard, sentant grandir mon appréhension. Cette grande bassine de bois pouvait-elle réellement flotter si longtemps ?, me demandai-je, en me souvenant de l’opinion plutôt négative de Dolgy Vranc sur les bateaux.
Alors, parmi ceux qui observaient comment on chargeait le bateau, j’aperçus Amrit Daverg Mauhilver. J’eus la sensation de revenir des années en arrière.
L’humain blond était toujours aussi élégant et étrange, avec son bâton noir, ses habits luxueux et son attitude mesurée. Son expression s’illumina d’un sourire en voyant Zilacam.
— Bonjour, mon ami ! —lui dit-il, alors que nous approchions—. Je suis venu vérifier que tout se fait correctement. Tu vois, quand la cargaison du bateau est importante, je prends les choses très au sérieux —déclara-t-il ; et son sourire s’élargit.
Les deux amis se mirent à bavarder avec entrain tandis que nous, les Mirlériens, nous gardions prudemment le silence, jusqu’à ce que le capitaine, impatient, sorte de sa cabine et crie aux porteurs :
— Allez, accélérez un peu le rythme ! Et les passagers, n’attendez pas le dernier moment pour embarquer ou vous resterez à terre.
Amrit rit entre ses dents, en faisant danser son bâton.
— Le capitaine Rafish —nous dit-il en guise de présentation, tandis que la personne en question se dirigeait vers la proue, pour vérifier le travail de ses marins—. Parmi tous les capitaines des mers, celui-ci est un de mes favoris —révéla-t-il à Zilacam, un sourire en coin—. Il a du sang de pirates dans les veines, et c’est un des meilleurs commerçants qui existent. Mais, rassure-toi, il n’a jamais été pirate —ajouta-t-il, en voyant que son ami fronçait les sourcils. Et il sourit de nouveau—. Quoiqu’il m’ait déjà dit quelquefois que si je continuais à l’escroquer, il commencerait à imiter ses aïeux. Un curieux personnage. Bon ! Je crois que si vous ne voulez pas subir la furie du capitaine, vous devrez embarquer, amis mirlériens —ajouta-t-il, en nous saluant d’un geste de la main, moitié respectueux moitié moqueur.
Askaldo répondit à son salut, en posant la main sur sa poitrine, avec ces mots :
— Grâce te soit rendue de nous permettre de voyager sur ton bateau. Et merci, ami Zilacam, de ton accueil généreux, que les dieux vous accordent une longue vie.
Je dus reconnaître que l’accent mirlérien était très bien réussi. J’avais essayé d’enseigner aux autres toutes les coutumes mirlériennes que j’avais apprises avec le maître Aynorin, y compris les salutations et les formules de politesse. Askaldo était le seul qui avait déjà été en Mirléria et, pendant que je leur avais expliqué la théorie, il m’avait corrigée sur plusieurs détails : apparemment, les livres d’Ato sur les Républiques du Feu n’étaient plus du tout à jour sur certains aspects.
Lorsque nous embarquâmes, je fus toute de suite envahie par une étrange sensation en pensant que, sous ces planches, il n’y avait que de l’eau.
« Je n’aime pas du tout ça », avoua Syu, en regardant autour de lui.
« J’avoue que moi non plus », intervint Frundis, en baissant un peu sa musique. Il avait l’air songeur.
J’entendis qu’on retirait la passerelle et je me retournai, inquiète. Le capitaine Rafish criait des ordres, de retour à l’arrière du bateau.
— Bon voyage ! —nous lança Zilacam, depuis la rive.
On largua les amarres et nous nous éloignâmes peu à peu du port, nous retrouvant vite complètement entourés d’eau… Les matelots avaient hissé les voiles et, emporté par le vent, L’Aigle Blanc glissa plus rapidement et la grande Ombay se fit de plus en plus petite.
— Curieux, n’est-ce pas ? —prononça Spaw à voix basse, près de moi—. Et quand je pense que les nurons vivent sous ces eaux…
J’esquissai un sourire, en devinant ses pensées. Nidako, l’unique membre de la communauté de Zaïx que je ne connaissais pas encore, vivait, d’après ce qu’il m’avait dit, dans la Mer des Aiguilles, près de l’archipel des Anarfes. Qui sait, peut-être que nous le rencontrerions en chemin et qu’il nous donnerait un coup de main, pensai-je, désireuse de connaître ce nuron.
— Eh, vous, les voyageurs —nous dit soudain une voix bourrue derrière nous. Nous nous retournâmes pour nous retrouver face à un humain trapu à la barbe grise qui portait une écharpe orange très criarde. Il retroussa le nez—. Mmpf. Vous pouvez entrer dans la cabine des passagers pour y laisser vos sacs.
Tout en parlant, il indiqua une porte ouverte sur la poupe, par laquelle Chayl venait de disparaître. Nous acquiesçâmes silencieusement et nous suivîmes le dédrin à l’intérieur. Je découvris que nous n’étions pas les seuls passagers : Askaldo venait d’engager la conversation avec trois Mirlériens voilés qui s’étaient installés sur des hamacs proches de la porte. On voyait à peine leurs visages, sombres derrière leurs voiles blancs.
— C’est un plaisir pour moi de voyager avec des compatriotes —énonça le plus petit, d’une voix profonde et sereine—. Mon nom est Charath. Charath Sulkshen.
Le dénommé Charath portait une tunique d’un vert éclatant garnie de liserés dorés et un sac bien rebondi en bandoulière. Il avait tout l’air d’un homme d’affaires.
— Tout le plaisir est pour moi —répliqua Askaldo, avec un accent mirlérien—. Mon nom est Drusnit. Et voici mes employés —ajouta-t-il, en nous signalant d’un geste vague de la main.
Chacun d’entre nous déposa son sac sur un hamac. Tous, certainement, nous déplorions la présence de ces trois étrangers qui non seulement nous contraindraient à garder nos voiles pendant tout le voyage, mais qui, de plus, nous empêcheraient de parler en toute liberté. Cependant, en voyant que Charath Sulkshen ne semblait pas très bavard, je me tranquillisai un peu : Askaldo s’était bien débrouillé jusqu’à présent, mais mieux valait ne pas se risquer à trop parler.
Je sortis de nouveau sur le pont avec Chayl, Kwayat et Spaw, et nous nous approchâmes du bastingage. Autour de nous, l’océan lisse et monotone, illuminé par un timide soleil d’hiver, s’étendait à perte de vue. Au moins, je n’avais pas le mal de mer, me dis-je, optimiste. Je remarquai alors un silence peu ordinaire. Je fronçai les sourcils en comprenant d’où il provenait.
« Frundis ? », fis-je, étonnée. « Que t’arrive-t-il ? »
Je perçus le léger soupir du bâton.
« Rien », répondit Frundis, à moitié endormi. « C’est que je n’avais jamais navigué sur un aussi grand bateau. » J’entendis soudain le bâillement du bâton, mêlé au clapotis de l’eau contre une coque. « La musique de ce bateau est idéale pour dormir. »
J’arquai un sourcil, quelque peu alarmée, et j’échangeai un regard avec Syu.
« Je crois qu’il a oublié sa chanson épique du matin », commenta le gawalt, sur mon épaule.
Je souris.
« Parfois, il faut laisser l’inspiration se reposer », méditai-je. « Dors bien, Frundis. »
Seul un léger grognement ensommeillé me répondit… Le voyage s’annonçait silencieux.
* * *
Nous mîmes quatre jours pour arriver à Sladeyr. Nous dormions environ dix heures par jour et, le reste du temps, nous jouions aux cartes dans notre cabine ou alors je m’asseyais près de la proue pour contempler la mer. Syu avait pris l’habitude de grimper aux mâts et aux haubans et il s’en donnait à cœur joie, sautant de cordage en cordage. Frundis ne sortait de son assoupissement que pour commenter de temps à autre quelque nouveauté sur la “musique de la mer”. Le deuxième jour, nous fîmes escale à Ruteb, un village peuplé de gens d’Acaraüs, et le capitaine Rafish débarqua avec tout son équipage pour se rendre dans une taverne du port, ne laissant à bord que deux veilleurs et l’homme à l’écharpe orange. Askaldo, ou plutôt Drusnit, avait déclaré au capitaine que nous dormirions dans une auberge et que nous reviendrions le lendemain, avant l’aube. Le capitaine Rafish avait haussé les épaules.
— Je démarrerai à huit heures précises ; sachez que je n’attends jamais personne… excepté ma femme.
Son commentaire provoqua plusieurs éclats de rire parmi les marins. Nous les vîmes s’éloigner vers la taverne entre rires et bavardages avant de nous diriger vers une auberge qui se situait presque en face de l’endroit où était amarré L’Aigle Blanc. Non loin derrière nous, les trois Mirlériens nous suivaient, chuchotant entre eux à voix basse.
L’auberge était presque comble et, finalement, nous payâmes tous les six pour une chambre de quatre personnes, nous installant comme nous le pûmes : de toutes façons, nous dormirions toujours plus confortablement que sur le bateau. Et en plus, nous pourrions ainsi parler plus librement. Charath Sulkshen avait invité Askaldo à dîner dans une taverne voisine et, pendant que nous nous installions dans la chambre, Maoleth se moqua du visage peu enthousiaste de l’elfocane.
— Essaie de ne pas te faire avoir —lui dit-il avec un grand sourire—. Les Mirlériens ont une réputation d’escrocs. Bon dîner et… nous te faisons confiance pour ne pas gaffer —ajouta-t-il, avant que le fils d’Ashbinkhaï sorte de la chambre en soupirant.
Dès que Chayl ferma le verrou, j’ôtai mon voile avec soulagement et je laissai contre le mur un Frundis qui commençait à se réveiller avec des sons de tambours.
— Cela fait deux jours que nous n’analysons pas ta Sréda, Shaedra —fit alors remarquer Kwayat—. J’espère que tu n’as pas délaissé tes pratiques sur le sryho pendant ce temps.
Je grimaçai : ces derniers jours, je m’étais aperçue que la Sréda s’agitait un peu plus que d’ordinaire, mais toutes mes tentatives pour l’apaiser avaient magistralement échoué. À vrai dire, en mon for intérieur, je commençais à m’inquiéter sérieusement : si la Sréda se déstabilisait de nouveau, même Kwayat et Maoleth seraient incapables de la retenir.
Les deux instructeurs me prirent chacun par un bras et ils se plongèrent dans un profond silence pendant plusieurs minutes. La gravité de leurs expressions lorsqu’ils analysaient ma Sréda m’emplissait toujours d’appréhension.
Le premier à me lâcher fut Maoleth. Mais, malgré mon regard interrogateur, l’elfe noir se tut, attendant que Kwayat termine son analyse. Finalement, mon instructeur inspira et soupira. Maoleth fit une moue peu encourageante.
« Ils me regardent comme si j’allais me transformer en un monstre à trois têtes », me lamentai-je, en m’adressant à Syu.
« N’exagère pas », me consola le singe, assis sur le bord de la fenêtre. « En plus, tant que tu restes une gawalt, peu importe le nombre de têtes que tu as », m’assura-t-il, sur un ton apaisant.
Kwayat se racla la gorge.
— Elle se déséquilibre légèrement —m’informa-t-il—. Rien d’alarmant, mais tu dois faire davantage d’efforts pour calmer ta Sréda. Ta mutation ne guérira pas toute seule, j’en suis pratiquement sûr, néanmoins tu peux endiguer d’autres effets.
Tandis qu’il parlait, j’observai un instant l’expression sceptique qui se dessina sur le visage de Maoleth. Cependant, l’elfe noir s’empressa de la remplacer par un demi-sourire.
— Trêve d’inquiétudes —déclara-t-il—. La Sréda se déstabilise toujours moins avec le ventre plein. Descendons dîner.
Je ne pus m’empêcher de sourire en l’entendant : j’avais une faim de dragon.
* * *
Cette nuit-là, je m’endormis rapidement et je rêvai que je me transformai en nuron et que je parcourais les profondeurs des mers. Je me réveillai en pleine nuit, et je me rendis compte, affolée, que je m’étais transformée en démon sans le vouloir. Ça, c’était vraiment mauvais signe, pensai-je, en essayant de brider de nouveau la Sréda tant bien que mal. Celle-ci résista peut-être une heure entière avant que je réussisse à reprendre une forme plus “saïjit”. J’eus du mal à retrouver le sommeil et j’eus l’impression que je venais tout juste de me rendormir lorsque j’entendis un miaulement sonore. Je perçus en même temps les cris des mouettes et les sifflements du vent entre les mâts des bateaux sur le quai tout proche.
— Allez, tout le monde debout ! —s’écria une voix trop forte pour mes oreilles à moitié endormies.
J’entendis le grognement de Syu et je me redressai, en m’étirant en même temps que le gawalt.
— Que se passe-t-il ? —demandai-je, la voix pâteuse.
— Le bateau —expliqua Maoleth sur un ton patient—. Si nous ne nous dépêchons pas, il filera sans nous.
— Mais il fait encore nuit ! —se plaignit Chayl, assis sur le lit, les yeux encore fermés.
Maoleth sourit et Lieta miaula, amusée.
— Avant d’embarquer, il faut déjeuner. Et le déjeuner aussi filera sans nous si nous ne nous pressons pas —observa-t-il.
— Boh —marmonna Askaldo, en se couvrant la tête avec l’oreiller—. Allez-y, descendez. Moi, hier, j’ai dîné comme Panthirkis.
J’arquai un sourcil.
— Comme Panthirkis ?
Askaldo, sans écarter l’oreiller, grogna :
— Tu ne connais pas Panthirkis ? —Il se racla alors la gorge et, sans attendre ma réponse, il entonna— :
« — Panthirkis, oh Panthirkis,
qu’as-tu fait du pain ?
— Il se peut bien, père,
qu’il n’y en ait point.
— Panthirkis, oh Panthirkis,
Nous mourrons de faim.
Oh ! mon fils, du chaudron,
sans riz je vois le fond !
— La raison en est claire :
Le Masque est dans l’affaire.
— Oh ! Fils, mais depuis quand
es-tu si florissant ? »
Je m’esclaffai, amusée, et le visage souriant d’Askaldo apparut sortant de l’oreiller.
— Maudit sois-tu, traître : rends-nous le pain ! —s’écria-t-il théâtralement sur un ton de justicier.
Maoleth se frappa le front de la main, en soupirant.
— Barbes et éclairs ! —marmonna-t-il, tout en pouffant.
— Il ne t’a manqué que l’accent mirlérien —observa Spaw, tout en attachant sa chère cape verte.
Chayl laissa échapper un petit rire moqueur et Askaldo souffla, en se redressant.
— Bah ! Je crois finalement que je vais déjeuner avec vous, il ne faudrait pas que vous tombiez sur les vrais Mirlériens et que vous leur parliez en naïdrasien —argumenta-t-il, en se levant prestement.
Nous déjeunâmes seuls dans la taverne : de fait, seuls l’aubergiste et son fils étaient réveillés, pétrissant déjà le pain. Même Kirlens ne se réveillait pas si tôt, pensai-je. Nous sortîmes peu après de l’auberge, alors que le ciel commençait à bleuir, et nous embarquâmes sur L’Aigle Blanc.
Nous saluâmes silencieusement un marin qui montait la garde et nous rapportâmes nos sacs dans notre cabine. Quelques minutes plus tard, nous ressortîmes sur le pont et Frundis soupira.
« De nouveau sur le bateau ? »
Je réprimai un sourire.
« C’est le problème avec les îles », répondis-je. « Nous ne sommes pas encore arrivés à l’Île Boiteuse. »
Frundis sembla accepter mon argument.
« Au fait, ne me jette pas à l’eau, hein ? Qui sait combien de temps je pourrais voguer à la dérive sur ces mers si vastes », fit-il, tandis que sa musique se transformait en une berceuse avec des bruits de houle.
« Rassure-toi », lui dis-je avec calme. « Je te tiendrai fort. Quoique… si tu préfères avoir un nuron comme porteur, ce serait une occasion en or », ajoutai-je, moqueuse.
« De la musique aquatique », observa Syu, depuis un mât. « Tout cela pourrait bien donner lieu à un concert comme celui de rochereine. »
Je perçus des notes de violons songeuses.
« Peut-être », acquiesça paisiblement Frundis, bercé par le monotone clapotement du port.
Le capitaine Rafish était déjà sur le pont, donnant des ordres à ses marins. Il nous souhaita bonjour en passant près de nous et il s’arrêta un peu plus loin pour parler à l’homme à l’écharpe rouge, qui avait l’air d’être le second à bord.
— Croyez-vous que nos compagnons de voyage dorment encore ? —demanda Chayl à voix basse, appuyé au bastingage. Le dédrin surveillait la porte fermée de l’auberge, les sourcils froncés. Avant que nous puissions lui répondre, la porte s’ouvrit et les trois Mirlériens sortirent précipitamment, chargés de leurs sacs.
Askaldo s’esclaffa.
— Pour un peu, nous perdons nos compagnons de voyage —fit-il, avec l’accent mirlérien.
Le capitaine Rafish, vit alors ses trois passagers retardataires et grogna.
— Dépêchez-vous ! —cria-t-il—. Par tous les démons ! Ces Mirlériens sont pires que de vieux chiens.
Sans vraiment nous sentir insultés, nous nous tournâmes cependant tous ensemble vers le capitaine et celui-ci se racla la gorge, puis fit une grimace.
— C’était… une façon de parler —s’excusa-t-il, sans paraître toutefois le regretter le moins du monde.
Le capitaine Rafish continua à bousculer les trois Mirlériens jusqu’à ce qu’ils soient montés à bord et, aussitôt, il ordonna que l’on retire la passerelle et que l’on largue les amarres.
— Cap sur Sladeyr ! —vociféra le capitaine tout en grimpant les escaliers vers la roue du gouvernail.
— De justesse —dit railleusement Askaldo à Charath Sulkshen, qui respirait en haletant.
Le commerçant se contenta d’acquiescer de la tête et de marmonner quelques paroles inintelligibles avant de rentrer dans la cabine avec ses deux compagnons.
Nous continuâmes à naviguer vers le ponant. Vers le milieu de la matinée, il se mit à pleuvoir et nous rentrâmes tous dans la cabine, y compris Syu. La pluie persista durant toute l’après-midi. Au crépuscule, Askaldo, qui était sorti un bref instant sur le pont, revint trempé et nous annonça qu’un orage approchait.
— Le capitaine Rafish dit qu’à cette époque de l’année, les orages sont fréquents mais d’intensité modérée —expliqua-t-il, tandis qu’il essayait de tordre tant bien que mal ses habits.
Une demi-heure plus tard, je remerciai les dieux de s’être contentés de nous envoyer un seul orage “d’intensité modérée” parce que je crus vraiment que non seulement Frundis, mais aussi l’équipage et son capitaine, allaient se retrouver à la mer. Le bateau faisait des embardées et risquait de sombrer. Syu s’agrippait à mon cou, atterré, Lieta feulait, le poil hérissé, Frundis avait troqué sa musique ensommeillée pour une composition parcourue de violents coups de tonnerre et de sons terrifiants et, moi, les yeux écarquillés, je m’imaginais qu’à tout moment le capitaine Rafish entrait pour nous déclarer, terrassé, que notre fin était proche.
L’orage me parut éternel, mais finalement nous sentîmes que le vent se calmait, le bateau ne tanguait pas autant et le capitaine Rafish ne criait plus pour se faire entendre. Charath Sulkshen se précipita dehors pour aller s’informer et revint, nous adressant un geste rassurant.
— Le pire est passé —annonça-t-il.
Épuisés par tant d’émotions, nous nous allongeâmes tous dans nos hamacs et je m’endormis presque aussitôt. Cette fois, au lieu de rêver de nurons, je rêvai des Souterrains. Le rêve me parut presque aussi réel que celui que j’avais fait près de la demeure d’Ahishu. J’étais au château de Klanez, je venais de perdre de vue Kyissé et je criais son nom. Je courais et bondissais, évitant les objets éparpillés sur le sol, et tout vacillait sous mes yeux…
— Shaedra…
La voix venait de très loin, comme d’un autre monde. À un moment, je me retournai dans un couloir illuminé par une torche à la lumière blanche.
— Aryès —fis-je, perplexe, en voyant la silhouette qui s’approchait—. Que fais-tu ici ?
— C’est plutôt à toi que je devrais le demander —me répliqua la voix—. Shaedra, tu es réveillée ? Shaedra !
Je clignai des paupières en rêve. J’ouvris les yeux. Je fronçai les sourcils. J’ouvris réellement les yeux. Et je demeurai épouvantée.
J’étais debout, sur le pont du bateau, pas très loin de la proue. Maudit somnambulisme, pensai-je aussitôt, terriblement soulagée de savoir que je n’étais pas tombée à l’eau en poursuivant Kyissé en rêve. La nuit, doucement illuminée par la Lune, était silencieuse et noire comme l’encre d’Inan.
— Shaedra, c’est… toi, n’est-ce pas ? —demanda une voix familière.
Je me tournai vers la silhouette sombre déguisée en Mirlérien et je contemplai un bon moment son visage en silence, stupéfaite. D’abord, je crus que la Sréda ou mon rêve avaient perturbé mes sens, mais les paroles qui suivirent me paralysèrent :
— C’est moi, Murry, Shaedra, ton frère. Nous sommes venus t’aider.
C’est seulement alors que je me rendis compte que mon voile avait glissé et je pus clairement voir l’expression médusée de Murry.
— Par tous les dieux —fis-je, en finissant d’ôter mon voile. L’histoire de Driik était déjà assez compliquée sans avoir à y mêler mon frère et ma sœur, me lamentai-je—. Oh, non… Tu es vraiment là, Murry, ou je rêve ? —Je fronçai les sourcils et, alors, je grognai, en comprenant soudain l’évidence—. C’est une idée d’Amrit Mauhilver, n’est-ce pas ?
Murry arqua un sourcil dans l’obscurité de la nuit.
— Plus précisément de Marévor Helith —rectifia-t-il, en souriant—. Amrit nous a aidés à nous embarquer sur ce bateau, déguisés. Maintenant, tu dois m’expliquer ce qui t’est arrivé. Qui sont ceux qui t’accompagnent ? Nous les avons observés. Ils n’ont pas l’air de ravisseurs. Et pourtant au début nous avions pensé… comme vous vous dirigez vers l’Île Boiteuse…
Je reculai de quelques pas, comme frappée par l’impact de ses paroles.
— Comment sais-tu cela ? —l’interrompis-je, en m’appuyant sur le bastingage—. Je veux dire, pour l’Île Boiteuse, comment… ?
— Je m’en suis douté depuis que Dolgy Vranc nous a raconté pour Daïan et Aléria —répondit simplement Murry, en s’approchant—. Marévor Helith nous a aidés à te chercher. Au début, nous nous sommes trompés de route, mais ensuite nous avons retrouvé ta piste sur le chemin d’Ombay. Enfin, nous sommes là maintenant —soupira-t-il—. Mais, à dire vrai, nous ne savions pas comment t’aborder. Ces inconnus… qui sont-ils ? Et pourquoi te déguises-tu et te couvres-tu le visage de poudre noire ?
Si j’avais pu m’empourprer, je crois qu’à ce moment, mon visage aurait pris une teinte proche du piment rouge. Mon frère et ma sœur m’avaient cherchée avec tant de persévérance ! Et ils s’étaient inquiétés pour moi. J’éprouvais une terrible honte, consciente que j’allais devoir leur mentir… Je savais bien que la patience des démons avait une limite et je ne pouvais révéler la vérité à mon frère et ma sœur. Pas à un moment aussi peu propice que celui-là.
— Murry —dis-je alors, après un silence un peu embarrassant—. D’un côté, je me réjouis de te voir, mais d’un autre… diables, tu ne te rends donc pas compte dans quel pétrin tu t’es fourré —fis-je, agitée—. Je ne peux pas tout t’expliquer maintenant —ajoutai-je, tout en sachant qu’il allait ressentir mes paroles comme un coup de poignard—. Ça a été une folie de monter sur ce bateau. Par Nagray —soufflai-je—. Laygra aussi t’accompagne, n’est-ce pas ?
Murry acquiesça. En fait, il semblait peu affecté par mes paroles menaçantes.
— Laygra, c’est Charath. —Il pouffa lorsqu’il m’entendit pousser une exclamation de surprise—. Tu sais bien qu’elle a un don pour changer de voix.
Encore sidérée par cette révélation, je demandai :
— Et le troisième Mirlérien ? Ce ne peut pas être le maître Helith…
— Non ! —répliqua mon frère, amusé—. C’est un certain Shelbooth, un habitant des Souterrains. C’est Amrit qui nous l’a présenté. Il a dit qu’il te connaissait. Et aussi qu’il connaît un autre de tes compagnons, celui des cheveux violets. À ce que j’ai compris, avant de nous rencontrer, il allait prendre ce même bateau, pour Mirléria, avec un coffre rempli de joyaux. Je parie que c’est quelque ami de Lénissu —commenta-t-il.
— C’est le fils d’un ami de Lénissu —rectifiai-je, en me remettant de ma surprise. Si Shelbooth était aussi sur le bateau, il était plus que probable qu’il ait raconté à Murry et Laygra tout ce qui s’était passé dans les Souterrains. Je soufflai—. Vraiment, ce Amrit, il est terrible.
— Pas plus que toi —répliqua-t-il, en s’appuyant sur le bastingage, près de moi—. Pour une fois que je peux te parler seul à seul, depuis des années, la seule chose que tu trouves à me dire, c’est que je n’aurais pas dû essayer de t’aider. C’est un peu louche, tout ça. Ce n’est pas logique que six personnes embarquent à Ombay, déguisés en Mirlériens, si la seule chose qu’ils souhaitent c’est de se rendre à l’Île Boiteuse pour sauver une jeune fille ?
— Je te rappelle que l’Île Boiteuse a vraiment très mauvaise réputation —remarquai-je.
— Oui, mais pourquoi t’accompagnent-ils ? Pour libérer tes amis, Aléria et Akyn ? —s’enquit Murry—. Ce sont des mercenaires ? Ou bien des Adorateurs de Numren ?
Je m’esclaffai tout bas et je secouai la tête, en évitant son regard : je ne voulais pas qu’il puisse voir mes yeux noirs comme la nuit.
— Ce ne sont des adorateurs de rien du tout —lui assurai-je, les yeux rivés sur les ténèbres de la mer—. Et si je ne suis pas plus explicite, Murry, ne m’en tiens pas rigueur : je ne dévoile pas les secrets si ceux-ci peuvent porter tort à mes amis.
Je sentis, plus que je ne vis, le regard songeur de Murry. Après un long silence, je replaçai le voile sur mon visage et tout en me frottant vigoureusement les mains gantées, je demandai :
— Sais-tu d’où Shelbooth a tiré cette boîte pleine de joyaux ?
Murry secoua la tête, un sourire en coin.
— Moi non plus, je ne veux porter tort à personne —répliqua-t-il—. Je le laisserai donc te le dire lui-même s’il le veut.
Je sentis un pincement au cœur en l’entendant, mais je compris que je le méritais bien. Mon frère laissa alors échapper un éclat de rire silencieux et il me prit par les épaules.
— En tout cas, je suis heureux de te voir, petite sœur.
Son sourire sincère et son témoignage d’affection m’allèrent droit au cœur et, même s’il ne pouvait pas me voir, je souris, les yeux embués.
— Et moi aussi, Murry. —Je soupirai—. Mais cela ne change rien au fait que, Laygra et toi, vous n’allez pas pouvoir me suivre à l’Île Boiteuse.
Murry roula les yeux. Apparemment, il s’attendait à une telle réponse.
— Laygra et moi, nous sommes celmistes maintenant. Un peu novices, c’est vrai, mais nous avons travaillé très dur pour obtenir le diplôme de l’académie de Dathrun. Je suis sûr que nous ne serons aucun obstacle pour le plan que vous avez prévu. Et je te jure que je ne quitterai pas l’Île Boiteuse sans avoir sauvé Aléria et Akyn —déclara-t-il sur un ton intrépide de héros aventurier qui me fit frémir.
Mille sorcières sacrées, me dis-je mentalement, atterrée. Que pouvais-je bien faire ? Convaincre les démons qu’ils laissent des saïjits nous aider ou convaincre Murry et Laygra qu’il n’était pas de leur intérêt de m’aider ? Plus je pensais à cette question, plus il me semblait impossible de trouver une réponse à ce dilemme.
— Sladeyr en vue ! —cria le marin situé au poste de vigie.
Je secouai la tête, incrédule. Comment pouvait-il voir l’île si tout était couvert de brume ? Cependant, j’entendis bientôt les cris des mouettes et peu après j’aperçus la lumière d’un phare. Aussitôt, je m’agitai impatiente, anxieuse d’arriver à terre et de descendre de ce bateau qui ne cessait de bouger. Aucun d’entre nous n’avait vraiment souffert du mal de mer, mais aucun ne semblait non plus avoir envie de poursuivre le voyage en bateau. Mon impression se confirma lorsque je vis les visages de Chayl, Spaw et Maoleth se détendre. Kwayat, par contre, était toujours aussi impassible que d’ordinaire : son visage était parfois encore moins expressif que celui de Dol.
Non loin, se tenaient les trois “vrais Mirlériens”, observant la lente progression du bateau au milieu du banc de brume. Je vis que celui de la tunique bleue, Murry, tambourinait avec sa main, inquiet. Malgré son visage dissimulé, j’eus l’impression qu’il m’observait du coin de l’œil et je détournai le regard, en me disant que, finalement, le voile allait aussi me servir pour que mes compagnons démons ne remarquent pas mon évidente nervosité.
Le ciel était déjà presque totalement noir lorsque l’Aigle Blanc entra au port. Askaldo avertit à nouveau le capitaine Rafish que nous dormirions sur l’île et ce dernier nous répéta que nous partirions à huit heures du matin pour Mirléria. Alors que nous parcourions le quai, je me demandai ce que ferait le capitaine lorsque, le matin suivant, il constaterait que ses passagers n’apparaissaient nulle part. Mais, ayant un peu observé son caractère, je supposai qu’il n’attendrait pas plus de cinq minutes avant de larguer les amarres et de poursuivre sa route. Je l’entendis presque marmonner clairement : “Ces vieux chiens de Mirléria…”
— Bon ! —fit Spaw, alors que nous quittions les quais—. Je parie que vous ne savez pas qui nous suit encore ?
Maoleth grogna, en caressant la tête de sa drizsha, confortablement installée dans son sac.
— Tu n’as pas besoin de parler si fort —chuchota-t-il—. Ces Mirlériens ne me disent rien qui vaille. Maintenant, ils nous suivent d’une étrange façon, comme s’ils nous épiaient. Peut-être qu’ils croient que nous possédons quelque objet de valeur et qu’ils veulent nous dépouiller. Sans doute pensent-ils que nos armes ne sont que des accessoires décoratifs et que nous ne savons pas les manier —ajouta-t-il, un rictus sur le visage.
Je me sentis pâlir et je jetai un coup d’œil discret en arrière. Murry, Laygra et Shelbooth nous suivaient d’une manière étrange, oubliant apparemment de se conduire comme des commerçants mirlériens. Que diables pensaient-ils faire ?, me demandai-je, appréhensive. J’avais déjà dit à Murry que mes compagnons étaient des amis à moi, mais qu’ils étaient très bourrus et n’admettraient pas de nouveaux aventuriers. Et évidemment, mon frère n’avait pas voulu m’écouter et il s’était mis en tête qu’il était un grand celmiste aventurier. Qui sait ? Peut-être pensait-il vraiment qu’il pourrait arracher Aléria du refuge des Adorateurs de Numren au moyen de quelque sortilège merveilleux, ajoutai-je, songeuse, en me mordant la lèvre.
« Ah ! », s’exclama soudain Frundis. Je sursautai, de même que Syu, surprise par son brusque réveil. « Je crois que cette fois je vais pouvoir composer un hymne, une symphonie, un chef d’œuvre ! en l’honneur de la Musique, de la Mer et de l’Eau Enchantée de Teruemen’deyan. Dans cet ordre », précisa-t-il, avec un rire de flûtes.
Je soufflai mentalement, amusée, et je demandai :
« Teruemen quoi ? »
« Teruemen’deyan… La ville perdue », expliqua Frundis, rêveur. « La ville des Âmes Innocentes. Selon la légende, c’est là que vivait la Fée Orpheline de la Mer… »
Je commençai à entendre un doux et mystérieux murmure qui provenait de la voix d’une femme. Alors Frundis entonna, avec la voix présumée de la Fée Orpheline de la Mer, une chanson très triste qui me rendit un peu mélancolique tandis que je parcourais avec les autres les rues étroites de la ville de Sladeyr.
Il faisait déjà nuit et une brise froide soufflait, mais apparemment cela ne dérangeait pas les habitants, qui se promenaient encore dans les rues ; les uns riaient, les autres buvaient, d’autres encore chantaient…
— Ils nous suivent encore —marmonna Maoleth.
— Qu’ils nous suivent —répliqua Askaldo, avec une pointe d’exaspération dans la voix, en voyant que nous accordions de l’importance aux Mirlériens—. Entrons dans cette taverne —proposa-t-il—. Il vaudra mieux que nous attendions demain pour partir à la recherche de l’ami de Zilacam. Mieux vaut attendre que le capitaine Rafish s’éloigne de cette île.
— Saïjits —soupira Chayl, l’air préoccupé, en jetant un autre coup d’œil en arrière, tandis que nous nous dirigions vers l’établissement quelque peu bruyant indiqué par Askaldo.
Je souris en entendant le dédrin, en pensant que Syu aussi aimait faire ce genre de commentaires. Mon sourire se transforma en grimace lorsque nous croisâmes un homme à l’aspect terrifiant, couvert de cicatrices, portant un couteau affilé à la main. La lame était rouge de sang, remarquai-je, horrifiée. L’homme nous jeta un regard indifférent et rengaina son poignard d’un geste désinvolte.
— Bonne nuit —nous dit-il avec un accent insulaire. Il nous adressa un sourire distant qui disparut aussitôt, il nous tourna le dos et s’enfonça dans une ruelle sombre. Rapidement, sa silhouette fut absorbée par la brume nocturne… Je me raclai la gorge.
— Saïjits —fis-je, en secouant la tête.
Et probablement, nous pensâmes de nouveau tous la même chose en entrant dans la taverne de la Truite Aveugle, d’où nous sortîmes presque immédiatement en nous apercevant que ses occupants étaient en pleine bataille, jetant des chaises, criant, riant et chantant comme des énergumènes.
— Il vaudra mieux trouver une autre taverne —commenta Kwayat.
Nous acquiesçâmes tous et nous continuâmes à avancer dans la rue principale jusqu’au Temple, qui n’était ni érionique, ni huwale, ni sharbi ni rien du tout : en fait, il avait été transformé en une sorte de Chambre de Commerce, autour de laquelle s’étaient installées des tavernes et des auberges de plus de catégorie visiblement que celle de la Truite Aveugle. Mais elles n’étaient pas moins bruyantes, comme nous pûmes le vérifier. Et de toutes façons, lorsque nous apprîmes le prix qu’il fallait payer pour une nuit, nous ressortîmes, indignés.
— Vingt-deux kétales chacun pour une nuit ? —s’écria Askaldo, de mauvaise humeur—. Crapules ! Ce sont des voleurs sans vergogne.
— J’en déduis que nous allons dormir sous quelque arbre aux alentours —commenta Spaw.
— Eh bien, ils ne méritent rien d’autre —souffla Chayl, aussi indigné que son cousin—. Vingt-deux kétales —répéta-t-il—. C’est presque le triple qu’en Éshingra. Quand je pense que je croyais que les gens des Communautés étaient des voleurs…
— Continuons à chercher —intervint Maoleth—. Il doit bien être possible de trouver une auberge raisonnable.
— En fait, si vous me permettez… —fit soudain une voix au milieu des ombres qui nous fit tous sursauter. Nous nous retournâmes pour nous trouver face à un elfe aux yeux brillants et au sourire roublard—. Je peux vous aider à trouver un endroit où dormir, nobles voyageurs —poursuivit-il, avec une révérence obséquieuse.
J’entendis clairement les soupirs de mes compagnons. Nous commencions à comprendre que Sladeyr n’était pas seulement l’île qui subissait théoriquement le plus d’attaques de pirates ; ironiquement, elle regorgeait aussi de ces pirates et de toutes sortes de brigands et canailles. Cet elfe ne semblait pas faire exception.
— Un endroit où dormir —répéta Spaw—. Le cimetière, peut-être ?
Le sourire de l’elfe disparut une seconde avant de réapparaître.
— Faites-moi confiance, je suis un agent de la garde. On me paie pour défendre les citoyens, pas pour les tromper. Suivez-moi. Je vous conduirai au Caméléon d’Acier. Cela coûte cinq kétales la nuit et vous dormirez comme des lébrins. Vous serez en pleine forme pour reprendre le bateau.
— Comment savez-vous que nous reprenons le bateau demain ? —s’enquit Maoleth en grognant, sans bouger d’un pouce.
Le sourire de l’elfe s’élargit, mais je lus dans ses yeux une lueur d’exaspération : il regrettait que ses proies ne soient pas si faciles à convaincre, devinai-je.
— Tout se sait à Sladeyr —dit-il—. Mais j’en sais plus encore. On m’appelle Yin Trois Yeux. Et, quoique vous disiez que vous allez reprendre le bateau pour Mirléria, je sais que vous n’allez pas le prendre. Et je sais encore davantage —ajouta-t-il, avec un mouvement de sourcils et un sourire retors—. Et croyez-moi, sans mon aide, vous ne parviendrez pas à vous rendre à l’Île des Droskyns.
Subitement, sans que personne ne s’y attende, Spaw s’élança et, l’instant d’après, il attrapait brusquement l’elfe par le cou avec une moue de dédain.
— Ne prononce plus jamais ce mot —rugit-il—. Jamais. —La surprise de l’elfe se transforma rapidement en terreur et il secoua frénétiquement la tête en signe de négation.
— Jamais —répéta-t-il—. Pourtant, c’est comme ça que tout le monde l’appelle ici, mais… Aïe ! Non, jamais ! —promit-il, l’air presque suppliant. Médusée, je vis que Spaw le menaçait avec sa dague rouge.
— Spaw ! —grogna Kwayat, en réagissant. Le jeune démon arqua un sourcil et mon instructeur soupira—. Nous sommes en pleine rue. N’attirons pas l’attention.
Spaw Tay-Shual soupira et relâcha l’elfe. Celui-ci partit en courant, épouvanté.
— Misérable —cracha le démon.
Je le regardai, complètement sidérée par son comportement.
— Je ne sais pas si c’était une bonne idée de le laisser partir —soupira Maoleth—, il avait l’air d’en savoir trop sur nous. Et toi, tu lui as donné plus de réponses que de doutes en agissant de la sorte —dit-il, en se raclant la gorge.
— C’est très curieux —ajouta Kwayat, sans perdre son calme habituel—. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que cette histoire est beaucoup plus grave qu’il n’y paraît. Votre renégat de l’Esprit parle trop. Sinon, je n’arrive pas à m’expliquer comment un simple saïjit parle des Dros…
Le regard foudroyant que lui jeta Spaw le fit taire. Finalement, je soufflai.
— Que diable se passe-t-il ? —demandai-je, un peu perdue—. Pourquoi as-tu tout d’un coup attaqué cet imposteur, Spaw ? Je le demande par simple curiosité —ajoutai-je, en me raclant la gorge—. Je dois dire que, là, vraiment, tu m’as surprise —avouai-je.
Chayl fit un mouvement de la tête.
— Moi non plus, je ne comprends rien. Qu’est-ce qui se passe avec les Droskyns ? —demanda-t-il, en haussant les épaules—. Que je sache, c’est seulement une ancienne appellation des démons…
Spaw gonfla les joues, puis expira lentement, comme pour essayer de se calmer. Je remarquai que Frundis prêtait attention, l’air intéressé.
— Éloignons-nous d’ici —fit Askaldo, sans permettre à Spaw de répondre. De toutes façons, mon intuition me disait que le templier ne pensait pas répondre…—. Pressons-nous —insista l’elfocane—. Il ne faudrait pas que ce Yin Trois Yeux revienne avec quelque bande et décide de “nous aider” —commenta-t-il sur un ton éloquent—. Va savoir ce que sait réellement cette canaille.
Les sourcils froncés, je le suivis et nous nous éloignâmes de la Chambre de Commerce. Kwayat ne m’avait jamais parlé des Droskyns. Mais apparemment cela devait être quelque chose d’important parce que Spaw avait perdu les nerfs lorsque l’elfe avait prononcé ce mot, méditai-je. Si autrefois les démons s’appelaient Droskyns et s’il était vrai qu’à Sladeyr tous parlaient de l’Île Boiteuse comme de l’Île des Droskyns… est-ce que cela signifiait que les habitants de Sladeyr savaient que de véritables démons y vivaient ? Bien sûr, il se pouvait que le mot « Droskyn » ait complètement dérivé de son sens premier avec le temps, raisonnai-je, en me rappelant les leçons de linguistique du maître Yinur. Mais ce n’était pas ce que semblait penser mon instructeur.
— On aurait mieux fait de payer ces vingt-deux kétales chacun et, comme ça, nous n’aurions pas rencontré ce type —grogna Askaldo, tandis que nous marchions dans une rue totalement déserte—. Cette histoire ne me plaît pas. Vous savez quoi ? —demanda-t-il, en s’arrêtant et en baissant la voix—. Nous allons nous rendre directement chez Asbalroth. Plus tôt nous quitterons cet endroit, moins nous aurons de problèmes.
— Qui peut bien être cet Asbalroth ? —demanda Spaw, comme pour lui-même. Après son attaque berserker, il semblait avoir récupéré son calme, remarquai-je, partagée entre l’amusement et l’appréhension.
— Eh bien… —répondit Askaldo—. C’est un ami de Zilacam… et un membre de la famille de Lilirays, si je ne me trompe pas. Je crois que c’est son oncle ou son grand-oncle ou quelque chose comme ça.
J’écarquillai les yeux tandis qu’Askaldo reprenait la marche. Lilirays, le Démon Majeur de l’Eau… D’après ce que m’avait expliqué Kwayat, il vivait près de Mirléria et c’était le Démon Majeur le plus jeune de tous, avec à peine trente ans.
Soudain, un cri résonna derrière nous et je fis un bond, effrayée, me retournant brusquement. Tout d’abord, je ne vis que des ombres grognant tout bas. L’une d’elle semblait énorme et massive. À ses pieds, j’aperçus une silhouette qui rampait, reculant maladroitement sur le sol de terre battue. À cet instant, la Lune surgit dans toute sa splendeur dans le ciel et illumina le visage terrifié de Laygra.
— PITIÉ !
Le hurlement de ma sœur me pétrifia d’horreur un instant alors que je voyais son adversaire gigantesque s’approcher d’elle et la saisir par les cheveux comme un sauvage. Un sentiment de colère m’envahit alors comme une soudaine vague et je m’élançai en courant.
Les trompettes de Frundis commencèrent à résonner comme des coups de marteaux de guerre dans ma tête.
Lorsque je parvins à quelques mètres du géant, celui-ci, aux traits accusés de semi-orc, se préparait à donner un coup de poing à Laygra, qui continuait à crier, atterrée, tandis que Murry et Shelbooth étaient cernés un peu plus loin par trois autres agresseurs. Je tenais déjà Frundis entre les mains et j’assénai un coup sur le bras de l’attaquant de Laygra de toutes mes forces, pour qu’il tourne son attention sur son véritable adversaire. On entendit un bruit de cassure, accompagné d’un hurlement de douleur. Le colosse lâcha finalement ma sœur et se tourna vers moi, saisissant sa masse de la main gauche. Son visage était contrarié.
— Tu vas le regretter ! —grogna-t-il, alors qu’il abattait son énorme arme sur moi.
Mais j’avais déjà fait un bond et je le frappai alors dans le dos. À peine se retournait-il que je m’éloignai déjà, hors de sa portée.
Je jetai un coup d’œil autour de moi et je vis, soulagée, que ma sœur, ainsi que Syu, avaient profité de la diversion pour s’éloigner et courir comme des lièvres vers mes compagnons démons… mais ces derniers avaient visiblement aussi décidé de se lancer dans la bataille. Je grimaçai, mais je m’interdis de penser à autre chose qu’au semi-orc imposant qui se précipitait sur moi à cet instant. Tout, dans son expression, semblait indiquer qu’il souhaitait me voir réduite en bouillie.
“Dans un combat réel, toute pensée hors de contexte peut provoquer la défaite”, avait dit le maître Dinyu.
Je me fondis entre les ombres harmoniques et, après une prière fulgurante adressée à tous les dieux du monde, je chargeai contre le semi-orc, me laissant guider par une froide voix intérieure. Ensuite, tout ne fut plus qu’esquives, attaques, feintes et sauts qui vinrent rapidement à bout de la patience de l’imposant insulaire. Il avait un bras cassé, mais il était furieux comme un ours sanfurient, observai-je, appréhensive, à un moment où je me retirais rapidement après une attaque éclair. Frundis était euphorique, et à chaque coup il ajoutait une joyeuse note musicale. J’allais retourner à l’attaque, lorsque Kwayat attrapa la main du géant avec son fouet. Un éclair de lumière violet traversa toute l’arme et le semi-orc poussa un hurlement de souffrance, tandis que mon instructeur prenait une mine perplexe. Je remarquai alors que deux autres agresseurs étaient déjà neutralisés. Les habitants des maisons voisines, qui avaient prudemment fermé leurs volets pendant le point culminant de la bataille, les entrouvraient de nouveau pour voir qui allaient l’emporter.
— La garde arrive ! —annonça un des habitants.
Aussitôt, nous sortîmes de la stupeur du combat. Kwayat libéra le poignet grièvement blessé du semi-orc et nous partîmes tous en courant.
— Beksia ! —s’exclama Maoleth, tandis que nous nous éloignions en toute hâte. En jetant un regard en arrière, je m’aperçus que les agresseurs qui étaient encore debout s’efforçaient aussi de disparaître le plus tôt possible.
« Une bataille digne d’être contée ! », dit en riant un Frundis enthousiaste, s’accompagnant d’un assemblage de cymbales, de clairons et de trompettes victorieuses.
Syu et moi, nous lui répondîmes avec un grognement, tandis que je continuai à parcourir les rues avec précipitation. Nous croisâmes même deux truands qui nous laissèrent gentiment passer. Nous ne nous arrêtâmes que lorsque mes compagnons s’aperçurent que nous ne courions pas seuls.
— Eh ! —dit Askaldo, en vérifiant d’une main nerveuse que son voile était toujours en place—. Vous autres ! Qui diables êtes-vous ?
Murry, Laygra et Shelbooth avaient perdu leurs voiles pendant la bataille et, je les vis échanger des regards effarés. On entendit un souffle de stupéfaction.
— Shelbooth ? —Spaw contemplait l’elfe de la terre, bouche bée.
— Shelbooth ? —répéta Maoleth, en fronçant les sourcils—. Tu le connais ?
Le jeune démon acquiesça, un sourire incrédule sur les lèvres, et la personne en question se racla la gorge.
— Euh… Salut, Spaw. Salut, Shaedra. Je vous assure que ce n’est pas moi qui ai eu l’idée du déguisement… —Il jeta un regard bouleversé en arrière, comme s’il pensait à autre chose, inquiet—. Mille tonnerres… —marmonna-t-il.
Je m’apprêtais à leur expliquer à tous la vérité quand Maoleth soupira, la mine sombre.
— Je comprends mieux maintenant. Shaedra, tu ne crois pas que tu devrais nous expliquer tout cela ? —fit-il, en me jetant un regard où se lisait la déception.
— Moi ? —fis-je avec une petite voix.
— Comment expliques-tu que soudain trois personnes que tu connais apparaissent à Sladeyr ? —m’accusa Askaldo, avec une pointe de méfiance dans la voix.
— Et n’oublions pas qu’ils voyageaient dans notre bateau masqués —ajouta Chayl, l’air déçu.
— Euh… —intervint Murry, en levant l’index—. Si vous me permettez… Nous n’avons rien contre vous. Nous venons simplement aider…
— Notre sœur —finirent de prononcer en chœur Laygra et Murry, l’air décidé.
Spaw éclata de rire.
— Votre sœur ? —répéta-t-il et il les examina plus attentivement. Je devinai facilement ses pensées : tous deux étaient effectivement des ternians, aux yeux verts et avec des traits similaires aux miens.
J’expirai et je fis une moue désinvolte.
— Curieux, hein ? —prononçai-je—. Peut-être que je pourrais vous expliquer un peu toute l’histoire…
— Ce serait peut-être une bonne idée —rétorqua mon instructeur. Ses yeux bleus s’étaient plissés, inquisiteurs.
— Mais, avant, nous pourrions aussi trouver un endroit plus agréable —observai-je. Après notre course, nous nous trouvions à la périphérie de la ville, où se discernaient des champs et des maisons éparses.
— Et mon coffre ? —fit Shelbooth, laissant soudain éclater son affliction—. Qu’est-ce que je vais faire sans mon coffre ?
— Ton coffre ? —demanda Chayl, sans comprendre.
— Je l’ai perdu. Tout —se lamenta-t-il. Et il écarquilla les yeux, comme s’il se rendait compte de ce qu’il disait—. Il était rempli de joyaux ! Et tout ça à cause de vous et de vos idées farfelues —ajouta-t-il, en s’adressant à mon frère et à ma sœur, sur un ton accusateur—. Moi, je voulais seulement me rendre à Mirléria ! Maudits ternians. Je vais le chercher.
Ahuris, nous le regardâmes s’éloigner.
— Il va chercher quoi ? —demandai-je, bouche bée.
— Son coffre, à l’évidence —répondit Murry, en haussant les épaules—. La vérité, c’est que je regrette de lui avoir causé autant d’ennuis, mais en même temps il n’a pas voulu payer une escorte, comme le lui a proposé Amrit. À l’avaricieux, destin malheureux —énonça-t-il.
Je lui jetai un regard étonné et, sans un mot, je courus derrière l’elfe.
— Eh ! Shelbooth ! —lui criai-je—. Tu es fou ? À l’heure qu’il est, ils ont déjà dû emporter le coffre dans leur refuge. Réfléchis un peu.
L’elfe s’arrêta et croisa les bras, très sombre.
— Maudits ternians —répéta-t-il, en me regardant dans les yeux—. Tu ne peux pas savoir la joie que j’ai ressentie quand j’ai compris que, d’un coup, ma vie était résolue. Le palais, le jardin, la vie tranquille… tout cela, c’était déjà presque une réalité pour moi. —Il secoua la tête, comme s’il se réveillait d’un rêve—. Et soudain voici qu’arrivent ces deux… ton frère et ta sœur et ils compliquent tout. Ils me demandent de me déguiser avec eux pour que, Spaw et toi, vous ne me reconnaissiez pas et ils me volent mon coffre…
— Les voleurs de Sladeyr volent ton coffre —rectifiai-je.
Shelbooth grogna, très affecté.
— Il vaudra mieux que je m’en aille de là et que je vous laisse avec vos histoires étranges. Je vais chercher mon coffre.
J’écarquillai les yeux, incrédule.
— Shelbooth —fis-je, alors que l’elfe s’éloignait de nouveau.
— Quoi ? —répliqua-t-il, impatient.
J’allais lui demander de raisonner un peu avant de se précipiter dans la gueule du dragon, mais je me ravisai et je me contentai de lui demander :
— Où est Manchow ? Vous êtes partis d’Ato ensemble, n’est-ce pas ? Où est-il maintenant ?
Shelbooth haussa les épaules et une ombre passa sur son visage.
— Manchow… Oui. Je suppose que notre disparition a dû vous surprendre tous. Je regrette de vous avoir abandonnés avec l’histoire de Kyissé en suspens, mais, lorsque Manchow m’a dit qu’il possédait une gemme d’une valeur inestimable, je n’ai pas pu résister et j’ai profité de l’occasion. Faute de trésors du Nohistra de Dumblor —insinua-t-il avec un sourire railleur—. Manchow est resté à Ombay —m’informa-t-il, plus sérieux—. Amrit lui a donné sa part de la récompense pour cette pierre et il lui a proposé de l’aider pour que son père Ombreux ne le trouve pas.
J’arquai un sourcil, songeuse. Une gemme d’une valeur inestimable, me répétai-je. Se pouvait-il qu’il parle de la Gemme de Loorden ? Je secouai la tête, abasourdie. C’étaient donc eux qui avaient emporté la fameuse gemme à Amrit et à Wali Neyg. Et apparemment, Manchow l’avait vendue sans consulter son père, le Nohistra d’Aefna… Je me raclai la gorge.
— Alors tu as eu, toi aussi, une part de la récompense parce que tu as accompagné Manchow d’Ato jusqu’à Ombay ? —fis-je—. La générosité d’Amrit Mauhilver m’impressionne.
— C’est Manchow qui a insisté pour que j’emporte une part respectable —répliqua l’elfe, en se défendant—. Tu vois, il n’y a pas que les say-guétrans qui ont le sens de l’honneur : j’ai sauvé la vie de Manchow à la hauteur du pas de Marp, contre deux écailles-néfandes. Si je n’avais pas été là, la Gemme de Loorden, à l’heure qu’il est, serait au fond de l’estomac d’une de ces bestioles, alors, la récompense m’a paru juste —ajouta-t-il avec un large sourire—. Dès que j’aurai investi un peu ma fortune à Mirléria, je reviendrai dans les Souterrains comme un prince, et mon père ne travaillera plus jamais pour ces Conseillers fanfarons qui ne font que troubler la vie à Dumblor.
Il s’interrompit, comme se souvenant brusquement que tous ces espoirs reposaient sur un coffre qu’il n’avait plus. Je l’observai en secouant la tête.
— Tu vas vraiment aller chercher ce coffre ? —demandai-je.
Shelbooth laissa échapper un éclat de rire.
— Oui. Je suis un habitant des Souterrains. Je n’ai pas peur de quelques simples voleurs. Seulement, lorsqu’ils nous ont attaqués, je ne m’y attendais pas. Maintenant je sais à quoi m’en tenir. —Il leva une main, me saluant à la manière de Meykadria—. Bonne chance, Shaedra.
Réprimant un soupir, je répondis à son salut. L’elfe me tourna le dos et s’éloigna rapidement vers le centre de la ville. Pourvu qu’il obtienne ce qu’il voulait, pensai-je, tandis que je rejoignais les autres.
— Je vois que tu n’as pas réussi à raisonner l’elfe —observa Spaw à voix basse. Je lui adressai une moue éloquente : que pouvais-je faire pour retenir Shelbooth ? Le jeune templier se contenta d’esquisser un sourire et nous prêtâmes attention à la conversation des autres.
— … mais, par tous les dieux, que diable pensez-vous que nous allons faire à l’Île Boiteuse ? —demandait Maoleth, incrédule.
Murry et Laygra échangèrent un regard.
— Eh bien… nous ne le savons pas —avoua Laygra—. Mais nous savons que Shaedra veut sauver son amie qui est prisonnière là-bas depuis un an ou plus. Et nous, nous allons l’aider. C’est pourtant simple à comprendre, non ?
— Une amie ? —répéta Spaw, avec un sourire incrédule. Et il se tourna vers moi—. Depuis quand as-tu une amie prisonnière sur l’Île Boiteuse, Shaedra ?
Je me frottai la joue d’un air innocent.
— Depuis un an approximativement —répondis-je—, comme a dit Laygra. J’ai pensé… que, puisque nous allions sauver Seyrum, je pourrais essayer de sortir Aléria et Akyn de là.
Spaw écarquilla légèrement les yeux.
— Aléria et Akyn, hein ? Leurs noms me disent quelque chose.
— Je les ai sûrement mentionnés plus d’une fois lorsque nous étions dans les Souterrains —expliquai-je calmement.
— Les Souterrains ! —s’écria Murry, en se tournant brusquement vers moi—. Shelbooth nous a un peu raconté ce qui s’est passé, mais tout était si étrange que j’avais du mal à le croire. C’est vrai, toute cette histoire des Klanez ?
Je souris, amusée, en voyant son expression ébahie.
— C’est vrai —affirmai-je—. Aryès et moi, nous sommes partis de Dumblor avec une expédition pour entrer dans le château de Klanez. Et ensuite, grâce à Lénissu, nous avons fini par retourner à la Superficie pour partir à la recherche des grands-parents de Kyissé, la petite Klanez —expliquai-je simplement.
Murry siffla entre ses dents. Visiblement, il n’avait pas cru un mot de ce que lui avait raconté Shelbooth.
— Eh bien, je suis désolé de vous le dire —intervint Askaldo—, mais je ne vais pas perdre mon temps à sauver des gens que je ne connais pas, alors, Shaedra, si vraiment tu veux sauver ces amis à toi dont tu ne nous as jamais parlé —je fis une grimace en entendant son ton accusateur—, libre à toi, mais je ne vais pas t’aider.
— Parfait —répliquai-je fermement—. Je n’ai pas besoin de votre aide. Mon frère, ma sœur et moi, nous ferons sortir Aléria et Akyn de cette île tous seuls.
— Mawer. Il y a encore quelque chose qui m’échappe —marmonna Maoleth, méditatif—. Comment as-tu fait pour que ton frère et ta sœur sachent exactement comment nous suivre sans que nous nous en apercevions ?
Je fronçai les sourcils en voyant qu’il jetait un regard méfiant à Syu.
— Eh bien… —je haussai les épaules, tout en cherchant frénétiquement une réponse convaincante—. En fait, je n’ai rien fait, moi. Il s’agit d’un… sortilège.
Tous me lancèrent des regards interrogateurs. Je soupirai, résignée, et je cherchai dans une de mes poches.
— En réalité, il s’agit d’une magara —précisai-je, en leur montrant les Triplées durant quelques secondes avant de les dissimuler de nouveau prestement aux yeux curieux—. On les appelle les Triplées. La personne qui les a construites, Marévor Helith, est capable de savoir où elles se trouvent et, par conséquent, il sait où je me trouve, moi. Et je ne sais pour quelle raison, il a aidé mon frère et ma sœur à me retrouver —finis-je par dire, en lançant un regard sombre à Murry et Laygra.
Le visage de Spaw s’était figé en entendant le nom du nakrus, comme si soudain il s’était transformé en glace. Les autres prirent des mines pensives. J’en déduisis, soulagée, que ces derniers ne connaissaient pas Marévor Helith ni ne savaient que c’était un nakrus.
— Une magara qui permet de savoir où se trouve une personne à une grande distance ? —fit Askaldo, sceptique—. Bon —il soupira, nous faisant comprendre qu’il ne désirait pas connaître plus de détails sur le sujet—, si ce que tu dis est vrai, tu devrais les jeter.
— Impossible —rétorquai-je—. C’est un cadeau.
— Intéressant —fit Spaw, en recouvrant un semblant de calme—. Par curiosité, que fait cette magara à part renseigner son maître sur l’endroit où tu te trouves ?
Je lui adressai un grand sourire.
— Bonne question. Peut-être qu’un jour je réussirai à savoir à quoi elle sert.
* * *
Maoleth, Askaldo et Kwayat tentèrent de convaincre mon frère et ma sœur qu’une expédition sur l’Île Boiteuse pour libérer quelqu’un était une aventure dangereuse, très dangereuse !, assura et insista Maoleth. Mais Murry et Laygra se montrèrent encore plus têtus et, lorsqu’ils révélèrent qu’ils avaient suivi une éducation intensive à Dathrun pour devenir celmistes, j’observai aussitôt une certaine curiosité de la part de Maoleth. Murry s’en aperçut et il en profita pour prouver que son diplôme n’était pas lettre morte, invoquant une sphère de silence qui nous enveloppa tous. Il s’agissait d’une invocation et non d’une simple illusion, compris-je. Les mots que nous prononcions étaient étouffés par une combinaison d’énergie arikbète et orique. C’était impressionnant de savoir que mon frère était capable d’invoquer des sphères de silence, alors qu’à peine quatre ans auparavant il ignorait tout des arts celmistes.
— Démons —fis-je, lorsque Murry défit le sortilège—. C’est incroyable.
— Moi, ma spécialité, c’est plutôt l’énergie essenciatique —intervint Laygra—. Je suis guérisseuse. Je n’ai pas encore beaucoup d’expérience avec les saïjits, mais j’ai sauvé la vie de beaucoup d’animaux à l’académie. Et je vous assure que, dans toute expédition digne de ce nom, il y a toujours une guérisseuse. Ou un guérisseur —déclara-t-elle, en souriant.
Askaldo souffla.
— C’est bon —dit-il, comme à contrecœur—. Je vois bien que vous n’allez pas changer d’avis et, à moins que je ne vous attache au mât de l’Aigle Blanc, je ne vois pas comment vous empêcher de faire ce que vous voudrez. Bon, parlons de choses plus urgentes —ajouta-t-il, en changeant de ton, tandis que Murry et Laygra souriaient, ravis—, en y réfléchissant mieux, je crois qu’il est trop tard maintenant pour aller voir Asbalroth. Il dort probablement déjà et il ne faudrait pas que nous l’arrachions à son sommeil —raisonna-t-il.
— Oh, alors finalement, nous allons dépenser ces vingt-deux kétales —conclus-je, railleuse.
— En aucune façon. Cette auberge, là-bas, devrait avoir des prix raisonnables —décida l’elfocane, en indiquant un bâtiment.
Nous étions aux abords de la ville et l’auberge en question se trouvait près d’un chemin qui serpentait et disparaissait dans les ombres d’un bois. L’auberge ne semblait pas très animée ; et, de fait, lorsque nous entrâmes, nous constatâmes que les clients ne l’étaient pas non plus : je vis un vieux pêcheur assis sur une chaise, seul, absorbé dans ses pensées. Un peu plus loin, deux hommes chuchotaient à voix basse avec des airs de conspirateurs. Et le tavernier, assis près du comptoir, lisait un livre, mais il se leva aussitôt, après un léger sursaut face à notre arrivée intempestive. Malgré le peu de lumière que donnaient les bougies, il me suffit d’un coup d’œil pour savoir qu’il s’agissait d’un nuron. C’était la première fois que j’en voyais un en chair et en os et je demeurai fascinée par son visage noir couvert d’écailles bleutées. Il ressemblait beaucoup au dessin du livre Les saïjits d’Haréka. Il avait une queue avec une énorme nageoire repliée, divisée en trois pointes unies par de fines membranes. Sa peau était un peu ridée, comme si elle manquait d’eau. Quant à ses yeux, ils étaient énormes, couverts d’une fine peau protectrice. Mais, en ce moment, ils s’étaient réduits à d’étroites fentes tandis que le nuron nous détaillait.
— Bonne nuit —dit-il—. Que désirez-vous ?
Le timbre de sa voix me rappela un peu le roucoulement de certains oiseaux d’Ato. Nous lui souhaitâmes bonne nuit et Maoleth se chargea de réserver les lits et d’acheter de quoi dîner.
Nous payâmes trois kétales par personne, une quantité tout à fait acceptable si ce n’est que l’aubergiste se contenta de nous ouvrir une sorte de grande salle remplie de paillasses et de gens endormis. Cela sentait le poisson, la boue et la sueur, et Syu fronça aussitôt le nez et se le couvrit d’un geste délicat.
« Cela sent trop le saïjit », grommela-t-il.
— Peut-être que notre grand économe reconsidère l’option des vingt-deux kétales —commenta Spaw, dans un murmure railleur.
Nous sourîmes et Askaldo nous foudroya du regard.
— Trois kétales, c’est peu, vingt-deux, c’est trop ; ce n’est pas ma faute s’il n’existe pas d’offre intermédiaire —répliqua-t-il, avant d’entrer dans la pièce d’un pas digne.
Respectant le sommeil de nos compagnons de chambre, nous nous installâmes aussi silencieusement que possible au milieu de l’obscurité. Syu se blottit près de moi, se glissant sous la couverture, néanmoins je devinai à son agitation qu’il ne dormirait pas très bien.
« Nous avons passé de pires nuits », le consolai-je, optimiste.
Malgré cela, le gawalt ne se tranquillisa pas et continua à se tourner et se retourner, anxieux. Je fermai les yeux, mais je les rouvris lorsqu’une main me prit doucement le bras. J’aperçus le sourire de Laygra et je souris.
— Il faut voir dans quelles histoires tu t’embarques, sœurette —murmura-t-elle.
— Lénissu m’a donné des leçons —plaisantai-je à voix basse—. Au fait, où sont Rowsin et Azmeth ?
— Nous les avons laissés à Aefna, chez une parente d’Azmeth. Oh, Shaedra —chuchota-t-elle, en me serrant fort la main—. Il y a tant de choses que je dois te raconter et que tu dois me raconter ! Mais je suppose que nous aurons le temps de nous mettre au courant. Murry m’a parlé de votre conversation d’hier. Tu ne sais pas combien j’étais contente de savoir que tes compagnons étaient des amis à toi et pas des ennemis, comme je croyais au début —elle laissa échapper un petit rire d’autodérision—. Avant, j’étais très inquiète en pensant que Marévor Helith avait gaffé et que Syu n’était pas le véritable Syu et…
« Quooi ? », souffla Syu, en cessant de s’agiter.
Laygra pouffa en l’entendant.
— J’espère que tu n’as pas mangé trop de friandises pendant mon absence —dit ma sœur, en caressant affectueusement la tête du singe.
« Boh », grogna Syu. « Un gawalt ne mange jamais trop, juste ce qu’il faut. »
Je souris et je fronçai les sourcils peu après.
— Laygra ?
— Hum ?
Ma sœur était déjà presque endormie. Alors je me dis que toutes mes questions pouvaient parfaitement attendre jusqu’au lendemain.
— Bonne nuit —dis-je.
— Bonne nuit, Shaedra.
* * *
Le matin, alors que le soleil illuminait déjà toute l’île, nous sortîmes de l’auberge après un copieux petit déjeuner et nous partîmes à la recherche de la demeure d’Asbalroth Srajel. Après avoir demandé des indications, nous la trouvâmes facilement, adossée à un grand roc de pierre blanche, à la périphérie de la ville.
— Il est encore trop tôt pour nous présenter —médita Askaldo.
Chayl, Spaw et moi, nous échangeâmes des regards moqueurs.
— Hier, il était trop tard et, aujourd’hui, il est trop tôt —observa Chayl—, peut-être que le juste milieu n’existe pas non plus pour se présenter chez Asbalroth, hein, cher cousin ?
Son cher cousin répondit en lui donnant une légère bourrade.
Finalement, nous nous assîmes au pied du Roc Blanc, comme on l’appelait, et je commençais à expliquer à Murry et à Laygra tout ce qui s’était passé depuis que nous avions quitté Ato. Sans parler de Srédas ou de démons, je leur révélai qu’Askaldo et moi avions bu une potion de mutation et que nous souffrions à présent d’un déséquilibre énergétique désastreux qui pouvait empirer et avoir des effets plus dangereux. J’étais assez satisfaite de mon explication et je récupérai une certaine confiance aux yeux de Kwayat lorsque celui-ci constata que mon frère et ma sœur ne savaient rien sur les démons.
— Mais de quelle sorte de mutation s’agit-il ? —demanda Murry.
Pour toute réponse, je leur montrai clairement mon visage, en ôtant la large capuche. Murry et Laygra restèrent un moment le souffle coupé en me voyant aussi blanche que le roc. Mon frère se remit le premier.
— Je savais bien que tu avais un problème de peau bizarre —commenta-t-il—. Mais j’étais loin de m’imaginer que c’était ta propre peau qui… Bon —il se racla la gorge—. C’est incroyable.
— Hmm —reconnus-je, en remettant ma capuche. J’avais ôté le voile, car nous avions repris nos habits ordinaires et, avec la capuche, mon visage était suffisamment dissimulé—. Mais comme je vous le disais, l’équilibre énergétique est si catastrophique qu’il pourrait avoir plus de conséquences. C’est pour ça que nous allons chercher Seyrum, l’alchimiste que Driikasinwat a capturé.
— Ah, c’est là que je voulais en venir —fit Murry—. Ce Seyrum serait donc capable de fabriquer une potion qui rééquilibre tes énergies ? En réalité, j’ai déjà entendu parler de ces potions. Elles ont un effet semblable à celui des déchargeurs qui se trouvaient à l’académie, n’est-ce pas ? Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu vas précisément chercher un alchimiste prisonnier. Cela ne serait pas plus facile de demander ça à n’importe quel autre alchimiste ? Ce déséquilibre énergétique est-il si étrange ? —s’enquit-il, en nous regardant tous.
— Les déséquilibres énergétiques n’affectent normalement pas le corps de cette manière —intervint Laygra—. La potion que Shaedra et Askaldo ont bue doit être particulièrement puissante.
— Elle l’était —approuvai-je.
— Et comment ça se fait que tu l’aies bue ? —demanda Murry, intrigué.
— Bah ! —s’exclama Maoleth—. Vous êtes trop curieux. Elle l’a bue, un point c’est tout. Nous n’allons pas entrer dans les détails. Askaldo, tu crois qu’il est encore trop tôt ?
— Ou trop tard ? —ajouta Spaw, adoptant un air philosophique.
Cette fois, Askaldo souffla, amusé.
— C’est exactement le bon moment pour aller rendre visite à cet Asbalroth.
Avant que celui-ci ne se lève, nous étions déjà tous debout. L’elfocane se redressa agilement et nous suivit tranquillement vers le portail de la demeure d’Asbalroth. La construction était assez grande, entourée de grandes haies impeccablement taillées. Je fis un petit bond pour voir par-dessus le portail et je hochai la tête. La fortune d’Asbalroth devait être aussi grande que celle de Zilacam Darys.
— Qu’as-tu vu ? —me demanda Laygra, qui tentait de voir, en tendant le cou, sans oser sauter comme moi.
— Un joli jardin avec une fontaine —répondis-je—. Et il y a aussi… —On entendit des aboiements lorsque Kwayat fit tinter le carillon du portail—. Des chiens —dis-je, achevant ma phrase.
Lieta feula bruyamment, le poil hérissé. Syu sourit, sur mon épaule, et Laygra prit un air préoccupé, se demandant sûrement si les chiens seraient capables d’attaquer la pauvre petite chatte…
Un judas s’ouvrit au milieu du portail et le visage prudent d’une jeune faïngal apparut… Je fronçai les sourcils. Comment une faïngal pouvait arriver à hauteur de mes yeux alors que les faïngals étaient encore plus petits que les hobbits ?
— Qui êtes-vous ? —demanda-t-elle d’une voix aiguë et méfiante.
— Bonjour, aimable dame —répondit posément Askaldo—. Nous sommes des amis de Zilacam Darys, qui est à son tour l’ami d’Asbalroth Srajel et qui nous a promis que nous recevrions de l’aide en sa demeure. Je suis Askaldo, fils d’Ashbinkhaï.
La faïngal écarquilla légèrement ses yeux rosés, scruta le visage voilé de l’elfocane, mais, loin de s’assombrir, son expression se détendit.
— Je vous ouvre tout de suite —déclara-t-elle.
Elle referma le judas et on entendit des bruits derrière le portail, comme si l’on retirait une chaise.
— « Aimable dame » ? —répéta Chayl à voix basse, avec un petit rire incrédule.
Askaldo fit un geste bref.
— Les bonnes manières sont importantes —répliqua-t-il—. Tu le comprendras un jour, peut-être, cher cousin. Un jour, peut-être —répéta-t-il, sur le ton de celui qui n’a pas beaucoup d’espoir.
Le dédrin fit une moue, quelque peu offensé : tous deux s’offusquaient à la moindre pique qu’ils se lançaient.
Le portail s’ouvrit et la faïngal apparut. Comme je m’y attendais, elle était beaucoup plus petite ; ses cheveux étaient d’un blond presque blanc et elle revêtait une élégante tunique rose qui, étrangement, me rappela les tuniques de Tauruith-jur. Elle semblait avoir dans les vingt ans, mais, comme le disait Wiguy, il était difficile de déterminer l’âge d’un faïngal.
Nous entrâmes tous et, dès que le portail fut refermé, deux chiens poilus vinrent nous flairer et Maoleth s’empressa de soulever la drizsha, qui continuait à émettre un continuel son guttural dont Frundis aurait bien pu s’inspirer pour une de ses œuvres les plus lugubres. La faïngal, après avoir doucement écarté les chiens, s’inclina profondément, en réalisant un compliqué geste avec les mains.
— Soyez les bienvenus dans notre humble demeure —déclara-t-elle, tandis que je me demandais s’il s’agissait d’un salut des démons que je ne connaissais pas ou d’un salut spécifique de Sladeyr. Elle nous sourit, enjouée—. Je suis Asbi Srajel. Enchantée de connaître le fils d’Ashbinkhaï en personne ! —s’exclama-t-elle très enthousiaste.
— Et moi, de te connaître, Asbi —répondit Askaldo sur un ton sincère.
Je perçus l’expression railleuse de Chayl en entendant parler son cousin comme le courtisan d’un conte. Asbi adressa un sourire radieux à l’elfocane voilé.
— Je vais avertir mon père —dit-elle—. Mais, vu comme les chiens ont aboyé, il doit sûrement déjà nous épier depuis son bureau. Entrez, entrez. Il y a quelques jours, une colombe de Zilacam Darys est arrivée nous annonçant votre venue. Père me l’a dit. Je ne pouvais pas le croire ! —Sans cesser de sourire, elle nous conduisit jusqu’au hall d’entrée puis jusqu’au salon. La maison était illuminée par la lumière blanche de l’aube et l’atmosphère semblait féérique.
Avant qu’Asbi ne s’éloigne, son père apparut dans les escaliers, vêtu d’une ample tunique blanche. Il était à peine plus grand que sa fille et sa chevelure blonde était aussi abondante et vaporeuse. Il s’avança et leva une main.
— Bienvenus à Sladeyr —prononça-t-il, en nous adressant un léger sourire—. Vous avez fait un long voyage.
Après les présentations et salutations, le Sladeyrien nous invita à nous asseoir et nous causâmes de notre voyage, de la vie à Sladeyr et de la vie en Ajensoldra. Asbalroth Srajel s’avéra être un homme paisible et sympathique. Il parlait posément, sans jamais s’exalter. Par contre, sa fille était plus agitée et se levait toutes les deux minutes pour nous apporter des plateaux chargés de brioches, de gâteaux, d’infusions, de lait chaud… Elle semblait ravie d’avoir autant de démons dans sa maison et elle jetait des coups d’œil curieux vers Askaldo, en essayant probablement de deviner quel aspect pouvait avoir son visage transfiguré.
D’après ce que nous raconta le faïngal, ces dernières années, Sladeyr était devenue une île dangereuse.
— La garde qui demeure sur l’île est au service d’un gouverneur corrompu qui vit retranché dans son petit palais —expliqua-t-il tranquillement—. Cela fait déjà plusieurs mois que les gens de l’île se plaignent de disparitions. Le gouverneur ne fait rien pour les empêcher et on dirait qu’il veut mener son île dans un puits noir, ou du moins sa population la plus humble. En tout cas, il garde un contrôle total sur les terres cultivées de l’île.
— Et maintenant il essaie d’accaparer tous les bateaux de pêche, même les nôtres —intervint Asbi, avec une moue contrariée.
— Mm —acquiesça son père, songeur—. Et, pour comble d’infamie, il maintient d’étroites relations avec le Démon de l’Oracle, ce qui me préoccupe depuis un certain temps déjà.
La tension monta comme une flèche lorsque nous entendîmes mentionner Driikasinwat. Kwayat se racla la gorge, éloquent, pour signifier à notre hôte qu’il valait mieux ne pas parler de démons. Je vis passer fugitivement une expression de surprise sur le visage du faïngal. Quelque peu alarmée, je glissai un regard discret vers Murry et Laygra. Ces derniers semblaient écouter avec attention, mais ma sœur s’inclina alors vers moi.
— Qui est le Démon de l’Oracle ? —me demanda-t-elle, à voix basse pour ne pas interrompre la conversation.
En croisant de nouveau le regard de ma sœur, je me sentis pâlir.
— Le Démon de l’Oracle ? —fis-je, comme me remémorant sa question—. C’est un surnom que l’on donne à Driikasinwat —expliquai-je, sur un ton qui laissait entendre que le surnom Démon de quoi que ce soit n’avait rien d’étrange.
Laygra fronça les sourcils, mais, au moins pour l’instant, elle accepta mon explication sans poser davantage de questions. J’espérai qu’à partir de ce moment Asbalroth essaierait de faire plus attention à ses paroles ; en tout cas, il semblait qu’Askaldo ne se souciait nullement de savoir ce que pouvaient apprendre ou non mon frère et ma sœur. Mais ce ne pouvait pas être le cas de Kwayat, bien sûr, pensai-je, en jetant un rapide coup d’œil à mon instructeur.
— De quelle sorte de relations parles-tu ? —demandait Maoleth, en sourcillant.
— Je ne connais pas les détails —avoua Asbalroth—. Mais tous les jours des bateaux chargés de vivres partent pour le nord. Et en échange, reviennent des sacs moins rebondis mais non moins lourds.
Nous méditâmes l’information quelques secondes. Alors le faïngal poursuivit :
— J’ai déjà communiqué à Lilirays mes soupçons, mais, bien sûr, mon neveu a d’autres problèmes et je ne veux pas le tourmenter avec cette affaire plus que nécessaire. Cependant, je crains que le Démon de l’Oracle n’ait rompu les règles. C’est pourquoi je me suis réjoui lorsque j’ai appris qu’Ashbinkhaï suivait de près ses agissements.
— C’est tout naturel —répondit Askaldo—. Après tout, c’est nous qui l’avons renié. D’après les informateurs de mon père, Driikasinwat extrairait une sorte de pierre précieuse de grande valeur des fonds souterrains de l’île. —J’arquai un sourcil : c’était la première fois qu’Askaldo en parlait—. S’il n’y avait que ça, il n’y aurait pas de problème —assura-t-il—. Ce qui est grave, c’est qu’apparemment les mineurs qui travaillent là-bas connaissent la nature de Driikasinwat.
J’écarquillai les yeux, stupéfaite de constater qu’Askaldo n’avait jamais été aussi explicite en parlant de l’Île Boiteuse. Toutefois, il était tout de même rassurant de savoir que nous n’abordions pas à l’aveuglette sur cette île de fous. En tout cas, je commençais à me rendre compte qu’Askaldo ne faisait pas beaucoup d’efforts pour éviter que Murry et Laygra me criblent ensuite de questions. Je les voyais venir…
Asbalroth Srajel soupira tandis qu’il acquiesçait de la tête.
— C’est alarmant —admit-il—. Je crois avoir compris que vous vous rendez à l’Île Boiteuse pour sauver l’alchimiste Seyrum.
— Effectivement. C’est un de nos objectifs —approuva Askaldo—. Zilacam Darys nous a dit que tu nous fournirais de l’aide pour rejoindre l’île.
Je plissai les yeux. Que signifiait “un de nos objectifs ?” Ce n’était pas le seul objectif ? À part libérer Aléria et Akyn, bien sûr, mais je doutais beaucoup qu’il fasse allusion à cela.
Asbalroth avait retrouvé son sourire.
— Je vous aiderai. Je connais une navigatrice de toute confiance qui connaît l’Archipel des Anarfes mieux que quiconque. Je lui ai déjà parlé de votre possible venue. Elle a accepté de vous mener jusqu’à l’île. Elle s’appelle Skoyena. Je l’avertirai que vous êtes arrivés. Quand voulez-vous partir pour l’île ?
Maoleth et Kwayat se consultèrent du regard, mais c’est Askaldo qui répondit :
— Aujourd’hui même. Si c’est possible —ajouta-t-il—. Et je souhaiterais que notre départ s’effectue en toute discrétion. Je ne veux pas que Driikasinwat connaisse nos intentions.
Asbalroth acquiesça, comme s’il approuvait sa décision. La nouvelle, cependant, avait assombri l’expression d’Asbi. Je perçus sa moue de déception alors que son père se levait.
— Je vous invite à faire une promenade dans mon jardin pendant que je vais m’occuper d’avertir Skoyena. Ma fille vous guidera.
Askaldo se leva et nous l’imitâmes prestement.
— Nous serons ravis de voir le jardin. Et merci pour les gâteaux —ajouta-t-il, en s’inclinant légèrement vers Asbi. La faïngal sourit et tout son visage ressembla de nouveau à celui d’une fée radieuse.
— Suivez-moi, nobles amis —nous invita-t-elle—. Le jardin n’est pas aussi merveilleux que celui que nous avions à Mirléria, mais un des avantages, c’est que les liwies de glace poussent admirablement bien.
Je la regardai, très étonnée.
— Des liwies de glace ? —répétai-je—. Je croyais que ces fleurs poussaient seulement dans les montagnes.
Asbi parut se réjouir en remarquant mon intérêt.
— C’est seulement une variante des véritables liwies de glace —expliqua-t-elle—. Mais personne dans tout Sladeyr n’a réussi à en avoir autant que moi dans son jardin. Je les traite avec l’énergie essenciatique.
Cette fois, c’est Laygra qui s’intéressa vivement à la question et nous sortîmes de la maison en bavardant avec animation sur les fleurs et les énergies. Une demi-heure après seulement, Murry et Laygra se débrouillèrent pour m’entraîner à l’écart sur un banc du jardin. Profitant de ce que personne ne pouvait nous entendre, ils m’assaillirent littéralement de questions et je m’efforçai d’y répondre de la manière la plus prudente possible. Qui était Askaldo ? Et Ashbinkhaï ? Et quelle était cette histoire de potion de mutation ? Savais-je davantage de choses sur Driikasinwat que je ne leur avais pas racontées ? Le Démon de l’Oracle était-il le chef des Adorateurs de Numren ? Et qui étaient exactement ceux qui m’accompagnaient ? D’où sortaient-ils ? Ils affirmèrent qu’ils avaient l’impression que tous étaient étranges malgré leur apparence sympathique. Je secouai la tête et je souris, après avoir répondu à moitié à toutes leurs questions.
— Ce sont tous des gens bien —leur assurai-je—. Ce qu’il y a… c’est qu’ils ont une autre culture.
Mon frère me regarda, la mine sceptique.
— Une autre culture, hein ? Je suppose que, dans cette culture, il est tout à fait habituel de boire des potions déstabilisatrices d’énergies, n’est-ce pas ? Bah —dit-il, m’interrompant avant que je ne réponde—. En supposant que tu dises vrai, ce dont je doute, parce que tu mens aussi mal que moi, en supposant donc que tu dises vrai —poursuivit-il, tandis que je m’empourprais—, il est évident qu’Askaldo n’a pas pour seul objectif de sauver cet alchimiste. Il l’a bien laissé sous-entendre. Il doit avoir une autre raison.
Je haussai les épaules.
— Peut-être. —Je soufflai alors, en esquissant un sourire— : Mais je vous assure que sa mutation est vraiment horrible. N’importe qui ferait tout pour essayer d’y remédier, je te le jure, Murry.
Mon frère et ma sœur prirent un air songeur, mais ils ne répliquèrent pas, car, à ce moment, Asbalroth sortait sous la véranda pour nous annoncer que Skoyena préparait le bateau et qu’elle arriverait sans tarder.
Nous prîmes congé d’Asbi et d’Asbalroth avec maintes paroles et salutations avant de nous mettre en route, accompagnés de Skoyena, vers le petit port privé du faïngal. La navigatrice était une felrin, aux cheveux châtains emmêlés et aux yeux vifs. De temps à autre, lorsqu’elle parlait, son visage se contractait en un tic nerveux. Elle ne nous dit pas grand-chose avant d’embarquer sur le voilier, mais, une fois que nous nous fûmes éloignés de l’île, elle se mit à nous parler de sa vie, nous contant d’incroyables anecdotes sur l’Archipel des Anarfes. Apparemment, elle avait été capitaine, avant d’être attaquée par des pirates et de perdre son navire, et elle avait mené une multitude d’aventuriers à l’archipel. Elle avait parcouru l’île des Kokbos, peuplée de terribles orcs, elle avait contemplé un dragon rouge à un mètre de distance et elle avait échappé de nombreuses fois à une mort certaine.
— Maintenant, je suis trop vieille pour ce genre d’aventures —ajouta-t-elle, les yeux tournés sur le passé et les mains sur la barre.
— Vieille ? Tu ne sembles pas avoir plus de soixante ans —intervint Maoleth.
Skoyena esquissa un sourire.
— J’ai cinquante-huit ans. Mais l’âge, ce n’est pas qu’une affaire de temps —observa-t-elle—. De toute façon, je ne regrette rien.
Le voyage sur le petit voilier se déroula tranquillement, si ce n’est qu’à un moment, Askaldo, fatigué de son voile, décida de l’enlever, considérant sans doute que, de toute façon, Murry, Laygra et Skoyena devaient déjà se douter de son aspect. Malgré tout, Murry respira bruyamment en voyant apparaître ce visage cauchemardesque. Laygra cligna des paupières quelques instants et plissa les yeux, songeuse. Au bout de quelques minutes, elle lui demanda timidement s’il avait essayé de faire partir ces furoncles avec des graines d’amonaleja triturées. Le regard foudroyant que lui jeta l’elfocane lui suffit pour ne pas insister ni proposer d’autres remèdes.
Seuls quelques nuages fugaces, blancs comme l’écume traversaient de temps à autre le ciel bleu. Au fur et à mesure que nous avancions, l’eau devenait de plus en plus claire et, l’après-midi, nous parvînmes aux premières îles de l’Archipel. Il y avait des chapelets d’îles minuscules comme de légères dentelles de sable, mais nous vîmes aussi des îles élevées avec des montagnes boisées et sombres. Skoyena nous les nomma et nous raconta des histoires mystérieuses sur ces îles, nous donnant tant de détails qu’il était impossible de penser qu’elles n’étaient pas vraies. De temps en temps, nous passions près de grands récifs qui se dressaient comme de véritables donjons. Près de l’une de ces tours, je vis soudain une énorme ombre ailée et je saisis machinalement le bras de Kwayat pour attirer son attention.
— Euh… Kwayat ? Cette chose qui volait là-bas, c’était ce que je crois ? —murmurai-je.
Ils levèrent tous les yeux et mon instructeur haussa les épaules.
— Je ne vois rien, mais si tu fais allusion aux dragons rouges, c’est tout à fait possible que tu en aies vu un.
— Cette région grouille de vie —affirma Skoyena. Appuyée sur la barre, elle bâilla et son expression se contracta en un tic nerveux—. Regardez, là, c’est le bateau de Saodun le Terrible.
Je me tournai dans la direction qu’elle indiquait et j’aperçus, au milieu d’un petit banc de brume, l’ombre d’une énorme épave entre les récifs.
— Terrifiant —reconnut Chayl.
— Je te sens légèrement effrayé, cousin —remarqua Askaldo, avec un sourire moqueur.
Pour toute réponse, le dédrin lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Mieux vaut craindre le navire de Saodun —commenta Skoyena—. J’ai connu un type qui a voulu s’y aventurer. Je l’ai vu s’en approcher sur une petite barque de mes propres yeux. J’ai attendu pendant trois jours qu’il revienne. Mais il n’est jamais revenu.
Chayl semblait encore plus anxieux qu’avant, mais Askaldo, le regard rivé sur l’énorme navire plongé dans le brouillard, oublia de se moquer de son cousin.
On entendit alors un puissant rugissement qui déchira l’air depuis les hauteurs.
— Oh… —fis-je, tandis que Syu, qui était tranquillement assis sur mon épaule occupé à me faire des tresses, disparaissait, rapide comme un gawalt, sous l’un des sacs posés à nos pieds.
— Nous te faisons confiance, Skoyena —murmura Murry près de moi, tout en scrutant avec appréhension le ciel à la recherche de dragons.
— Eh bien, ce n’est pas forcément une bonne idée —répliqua la felrin—. Malheureusement, cela m’est déjà arrivé de perdre tout mon équipage —chuchota-t-elle.
Je fis une grimace et j’échangeai un regard alarmé avec Murry et Laygra. Le reste du voyage, nous le fîmes presque en silence, craignant que quelque monstre nous entende. L’archipel était maintenant parsemé de rochers de tous côtés. La felrin affala bientôt les voiles, elle prit l’aviron et se mit à godiller. Lorsque nous lui proposâmes de l’aider, Skoyena refusa catégoriquement.
— C’est moi, la navigatrice.
Aussi, nous nous consacrâmes de nouveau à observer le sinistre paysage, jetant régulièrement des coups d’œil vers le ciel. Frundis avait cessé de composer pour se laisser bercer par “l’engourdissement maritime”, pour lui donner un nom, et maintenant il était presque aussi silencieux que l’eau. Syu, regardant le ciel du coin de l’œil, soufflait, répétant tous les quarts d’heure que tout ceci ne lui disait rien qui vaille. Et, moi, je m’agitai, inquiète, m’imaginant un dragon descendant en piqué droit sur nous, crachant le feu pour nous carboniser.
Nous nous étions enfoncés dans la brume qui glissait lentement sur les énormes rochers et, privés de vue, notre tension s’accrut. Quelques minutes plus tard, le brouillard se leva de nouveau, cédant la place à un ciel totalement bleu. Devant nous, venait de surgir un énorme rocher avec plusieurs ouvertures qui ressemblaient à des portes géantes.
— Lumière d’Alaïrié —murmura Maoleth, admiratif.
— Nous sommes presque arrivés —annonça Skoyena—. Ce sont les Stacks de Piksia.
Elle cessa de godiller et, d’un geste tout naturel, elle attrapa un filet de pêche. Nous l’observâmes, éberlués, tandis qu’elle s’affairait, jetant le filet à la mer.
— Tu vas te mettre à pêcher maintenant ? —demanda Askaldo, abasourdi.
Skoyena roula les yeux.
— On pêche toujours lorsqu’on arrive au premier stack —expliqua-t-elle.
— Oh. Alors, c’est parfait —répondit l’elfocane, sans paraître très convaincu—. Il s’agit d’une coutume, n’est-ce pas ?
— Non —répliqua-t-elle avec brusquerie—. C’est plus qu’une coutume, c’est un accord. Il s’agit de ne pas contrarier les dragons.
Je m’étais avancée jusqu’à la proue pour contempler les Stacks de Piksia et je fus la première à voir l’énorme créature rouge perchée sur un pic du récif. Je demeurai paralysée un instant, avec l’impression d’avoir avalé une pomme d’un coup.
— Un dragon ! —s’écria Chayl, d’une petite voix tremblante.
« Naura la Gobeuse de pommes n’était pas si grande », me lamentai-je, tandis que Syu descendait précipitamment du mât auquel il était monté pour observer les alentours.
« Ce dragon ne mange pas que des pommes, n’est-ce pas ? », demanda le gawalt, tout en grimpant sur mon épaule pour évaluer notre espérance de vie.
Un autre grognement tonitruant retentit et me fit dresser les cheveux sur la tête.
— Attends un peu, dragon —grommela entre ses dents la felrin en jetant des regards exaspérés à la créature ailée—. Patience et tu auras tes poissons. Ne les effraie pas —maugréa-t-elle, tandis que le dragon émettait un mugissement affamé.
J’arquai un sourcil et je m’éloignai de la proue.
— Il existe donc un accord entre les dragons rouges et les marins ? —demandai-je, curieuse.
Skoyena tambourinait sur la coque, le regard rivé sur le filet, attendant que quelque poisson étourdi vienne se prendre dans ses mailles.
— Un jour, le Conseil des Marins de Sladeyr a passé un accord avec les dragons rouges —répondit-elle—. Il s’agit de leur donner une simple offrande, comme ça nous reconnaissons que nous sommes sur leur territoire et que nous ne sommes là que grâce à leur générosité. Le problème, c’est que tous les dragons ne le respectent pas. Enfin, pour le moment, je ne suis jamais tombée sur un de ces dragons. Et celui-ci a l’air assez pacifique —commenta-t-elle, en signalant du menton la grande créature rouge qui battait des ailes et nous observait du haut de son promontoire.
Askaldo fit quelques pas sur le bateau avant de perdre l’équilibre et de s’asseoir un peu brusquement sur un banc, près de nous.
— Skoyena, je voulais te demander, combien de dragons crois-tu qu’il y a dans cette zone à part celui-ci ?
— Aucune idée —avoua-t-elle—. Mais les tours qui entourent les Stacks de Piksia sont la demeure favorite des dragons, alors je te laisse imaginer.
Le dragon rouge lança un autre rugissement et prit son envol. Son brusque mouvement fit rouler une grosse roche qui sombra dans les eaux produisant un éclat fracassant. Un tonnerre musical résonna dans ma tête.
« Ouah ! », fit Frundis, enthousiasmé, se réveillant brusquement. « Qu’est-ce que c’était ? »
« Un dragon », expliquai-je, en sentant mon cœur battre à tout rompre.
La créature se posa sur un autre rocher et poussa un nouveau grognement semblable à un souffle d’ennui. Et elle dut s’ennuyer encore un moment parce que nous tardâmes une bonne demi-heure à pêcher quelque chose. Lorsque Maoleth demanda pourquoi nous n’avions pas apporté un seau rempli de poissons, Skoyena argumenta que le poisson devait être pêché face au stack.
— On ne doit pas tromper les dragons —affirma-t-elle, tandis que nous attendions patiemment qu’un poisson se laisse prendre dans notre filet, sous le regard attentif du dragon.
Lorsque, pour la énième fois, Skoyena remonta le filet, nous vîmes des poissons violets, oranges et gris et nous poussâmes un cri de joie. Un rugissement nous fit écho et nous nous calmâmes aussitôt.
— Ce sera suffisant ? —demanda Murry, inquiet.
— Bien sûr —assura Skoyena—, nous avons seulement besoin de prouver notre bonne foi. Ce dragon a tout l’air d’avoir mangé à satiété. Il n’a pas faim. Sinon, il ne serait pas là à paresser et à surveiller les Portes de Piksia.
— C’est rassurant —fis-je et je me raclai la gorge—. Et maintenant, comment fait-on pour lui donner les poissons ? —J’observai avec appréhension les furieux mouvements d’ailes de la créature écailleuse qui commençait à descendre sur le rocher comme un lézard.
Skoyena ne répondit pas. Elle mit les poissons vivants dans un seau, elle rangea le filet de pêche et reprit la godille. Elle donna plusieurs impulsions avant de parvenir au pied de la porte naturelle. Une fois là, elle immobilisa l’embarcation en se retenant à un rocher avec l’aviron.
Un instant, je crus qu’elle allait laisser les poissons sur le rocher… mais non. Elle mit deux doigts dans sa bouche et souffla. Un sifflement strident résonna dans tous les Stacks de Piksia.
Le dragon rugit, nous pétrifiant de terreur. Alors d’autres rugissements lointains se firent entendre…
— Oh, non, non —fit Askaldo. Ses yeux étaient dilatés par la peur—. Tu as appelé toute la famille ?
— C’est pour que tous les dragons sachent qu’ils ne doivent pas nous manger —expliqua Skoyena à voix basse, le regard tourné vers le haut. Comme je me trouvais à l’arrière du bateau près de Skoyena, je pus clairement voir ce que regardait la felrin : le dragon rouge descendait sur le versant du rocher, quelques mètres au-dessus de nous, bougeant rapidement ses puissants muscles et fronçant rythmiquement ses énormes naseaux. J’avais presque l’impression de respirer son haleine chaude. Lorsqu’il ne fut plus qu’à une dizaine de mètres et que Syu et moi, nous nous demandions combien de temps nous tiendrions sans nous évanouir de frayeur, la felrin prit un poisson et le jeta vers le haut de toutes ses forces. Le cou du dragon se tendit et les puissantes mâchoires engloutirent le poisson en un clin d’œil.
Syu laissa échapper un gémissement d’épouvante, se cacha le visage entre les mains et marmonna mentalement :
« Et dire que, dans mon autre vie, les gawalts disaient qu’être dévoré par un dragon était une mort merveilleuse. »
Je le serrai doucement dans mes bras pour le tranquilliser et cela me permit à moi aussi de me calmer, ne serait-ce qu’un peu. Skoyena jeta un autre poisson, et un autre… et, finalement, lorsqu’il n’en resta plus, elle siffla de nouveau. Le dragon battit des ailes et l’embarcation s’agita dangereusement sous la soudaine rafale. La coque du bateau heurta une fois le rocher et Skoyena susurra quelque juron. Elle reprit précipitamment l’aviron et nous franchîmes le tunnel du stack, laissant derrière nous un dragon qui s’éloignait rapidement dans le ciel bleu et ensoleillé.
— On ne dirait pas, mais cette zone est assez tranquille —nous assura Skoyena, tandis que nous respirions tous profondément, en essayant de nous convaincre que nous n’allions pas mourir sur-le-champ—. Il suffit de connaître la région, parce que, sinon, on peut errer dans ce labyrinthe pendant des jours.
— Heureusement qu’Askaldo a une boussole pour nous indiquer le chemin —fit Chayl avec un rictus railleur.
Son cousin roula les yeux et je jetai un coup d’œil à sa boussole chercheuse-d’eau qui pendait au bout de son collier de corde. J’inclinai la tête, curieuse. Quelle direction pouvait bien indiquer cette boussole si on l’activait, entourés d’eau comme nous l’étions en ce moment ?, me demandai-je. Peut-être qu’elle éclaterait ou que le mécanisme se casserait, supposai-je. En tout cas, elle n’allait pas nous être d’une grande utilité pour sortir de ce labyrinthe.
— C’était la première fois que vous voyiez un dragon rouge, n’est-ce pas ? —demanda Skoyena, tandis qu’elle continuait à godiller calmement.
J’échangeai un regard avec Kwayat et Spaw. Tous deux semblaient penser la même chose : Naura n’avait rien à voir avec les dragons rouges des Anarfes. Ce n’était pas étonnant que la pauvre ait été bannie… Skoyena s’esclaffa. Et son visage se contracta.
— Ne pensez plus aux dragons ! Maintenant pensez à ce que vous allez faire quand vous arriverez à l’Île Boiteuse. —Elle cessa de godiller un instant. Elle chercha quelque chose dans son sac et en sortit enfin un harmonica—. Quelqu’un sait-il en jouer ?
« Moi ! », intervint Frundis, s’accompagnant d’une subite mélodie d’harmonica.
Je souris et je pensai à Déria. Dol lui avait offert le même instrument des années auparavant et, depuis lors, la drayte avait parfois essayé de m’apprendre à en jouer. Aussi, comme personne ne se proposait, je pris l’harmonica et je commençai à jouer une mélodie joyeuse dictée par Frundis. Le son vibrant ricochait sur les roches du labyrinthe d’eau.
* * *
— Cette île… c’est l’Île Boiteuse ? —demanda Laygra. Nous nous étions précipités à l’avant du bateau, malgré les grognements de Skoyena, et nous regardions maintenant apparaître devant nos yeux un long ruban de sable faiblement illuminé par une Lune pâle et un croissant de Bougie. Le reste de l’île était plongé dans une complète obscurité, probablement recouvert de brume.
Je me souvins alors de lointaines paroles de Galgarrios : “Ils ont emmené Daïan à l’Île Sans Soleil”. J’esquissai un sourire, en contemplant l’île enfouie dans les ombres de la nuit. Quand je pensais que je m’étais moquée de lui ce jour-là… Peut-être que Galgarrios était finalement un devin.
L’embarcation finit par toucher le fond. Nous portions déjà tous nos sacs sur le dos.
— Je dissimulerai le bateau derrière ces dunes —nous informa Skoyena, au milieu des ombres nocturnes—. Je vous le répète : je vous donne trois jours. Comme les trois jours que j’avais laissés à l’homme qui a voulu explorer le bateau de Saodun le Terrible. Trois jours et pas un de plus. Si vous n’apparaissez pas au bout de trois jours…
— Cela signifiera que nous avons été capturés ou pire —termina Maoleth, en roulant les yeux—. C’est bon. Je ne crois pas que nous mettions plus de trois jours si tout se passe bien.
— Mmpf —dit la felrin—. J’espère que tout ira bien pour vous et que vous réussirez à libérer ce pauvre alchimiste. Bonne chance.
Nous débarquâmes. Lorsque j’atterris sur la plage, la tension me fit chanceler, mais une main ferme me soutint. Murry m’adressa un sourire qui vacilla légèrement en voyant mon visage d’aussi près : ma capuche avait glissé et il devait parfaitement voir mon visage et mes yeux noirs comme le charbon. Il fallait s’y attendre : il ne pouvait s’être habitué d’un coup à une attrape-couleurs, raisonnai-je. Je levai les yeux vers les ténèbres.
— Et maintenant ? —demanda Laygra, sur ma gauche.
— Maintenant —dit la voix de Spaw—, nous allons voir Driikasinwat, nous lui disons aimablement qu’il nous rende Seyrum et nous rembarquons.
J’allais répondre que son idée me paraissait brillante lorsque je sentis brusquement comme si un éclair traversait ma Sréda. Je la contins cependant et, quelques secondes après, elle se calma. Démons, pensai-je, quelque peu effrayée. Ce n’était pas la première fois que cela m’arrivait, mais cet éclair d’instabilité avait été particulièrement soudain et fort.
— J’espère que vous avez un meilleur plan —fit Laygra et elle se racla la gorge, en roulant les yeux face à la réplique de Spaw—. Étant donné que cet homme et ses sbires ont capturé Aléria, Akyn, Seyrum et peut-être d’autres personnes, moi, je sortirais mon épée avant qu’ils ne sortent la leur : je prendrais une sentinelle en otage, je lui demanderais de me révéler où sont les prisonniers, puis je l’attacherais à un arbre, je revêtirais ses habits de garde et je me faufilerais dans leur repaire. Tout simplement.
Son discours fut accueilli par une ou deux secondes de silence surpris.
— Ah, ah —s’esclaffa mon protecteur—, ne le prends pas mal, Shaedra, mais j’ai l’impression que ta sœur est aussi folle que moi. Pour commencer, elle parle d’épées quand elle n’en a même pas.
— J’ai une dague —rétorqua aussitôt Laygra sur un ton digne—. Et je sais mieux l’utiliser que toi. J’ai grandi dans les Hordes.
— Oh ! Bien sûr, cela change tout —souffla Spaw, moqueur.
— Chut —murmura Chayl—. Soyons plus discrets. Peut-être ont-ils posté des vigiles.
— Exactement ce dont nous avons besoin —intervins-je, amusée—. Un vigile à capturer.
— Je vois que mon plan ne vous convainc pas —soupira Laygra et elle sourit—. Eh bien, c’est à vous d’exposer vos propres plans.
— Nous avons déjà un plan —intervint Askaldo, en nous rejoignant—. Je vous l’expliquerai dès que nous aurons quitté le sable et que nous aurons atteint la partie boisée. Avant tout, je veux que vous me promettiez une chose : quand je vous donnerai un ordre, vous m’obéirez sans sourciller. Je ne veux qu’aucun de nous commette une imprudence. Si l’un de nous se fait prendre, notre plan échouera. Avant tout, discrétion.
Nous acquiesçâmes tous, donnant notre accord.
— En avant —fit Kwayat à voix basse.
Nous nous mîmes en route vers l’intérieur de l’île en silence.
Par prudence, le singe avait renoncé à parcourir la plage en courant et il s’était mis à tapoter Frundis pour le faire enrager. Le bâton grognait, le menaçant de lui jeter quelque terrible sortilège. Je réprimai un sourire moqueur.
« Je me demande s’il a pu récupérer le coffre », fis-je au bout d’un moment, plongée dans mes pensées.
« Comment veux-tu que je sache de qui tu parles ? », soupira patiemment le singe.
« Je parle de Shelbooth », répondis-je. « Quand je pense qu’il pourrait être tranquillement à Mirléria avec son coffre, à profiter de la vie… Quoique, je me demande s’il le méritait réellement », ajoutai-je, songeuse.
« Ça, je n’en sais rien », intervint Frundis avec une musique exaspérée et exaspérante. « Syu, par contre, mérite que je le calcine avec une boule de feu flamboyante. Cela ne se fait pas d’importuner un compositeur quand il travaille. »
Voyant venir une explosion musicale vindicative, le gawalt y réfléchit à deux fois et s’empressa de frotter le pétale bleu avec un sourire blanc de singe.
Nous arrivions à la zone boisée lorsque j’entendis un feulement étouffé. Je rejoignis rapidement Maoleth et je compris qu’Askaldo avait heurté un buisson de plein fouet.
— Cet endroit est plein d’arbustes, on dirait —chuchota l’elfe noir, tout en scrutant l’obscurité.
— Tu l’as dit —répliqua un Askaldo de mauvaise humeur—. Avançons prudemment. Souvenez-vous de ce que je vous ai appris dans la Forêt de Cordes pour ne pas laisser de traces.
— Oh, oui —fit Spaw—. Je me souviens de tes leçons. Celle de foncer tête baissée dans les buissons, par contre, tu ne nous l’avais pas encore enseignée. Elle paraît efficace.
J’entendis le bruit d’une bourrade et des rires étouffés. Maoleth soupira.
— Allons, ce n’est pas le moment de blaguer —nous conseilla-t-il—, avançons.
* * *
“Attendez-nous ici”, de courageuses paroles !, pensai-je, en soupirant, tandis que j’observais les lointaines lumières du campement. Kwayat, Maoleth et Askaldo étaient partis « explorer la zone ». Cachés dans une grotte, nous attendions depuis un jour entier qu’ils réapparaissent. Nous avions pensé qu’ils reviendraient pendant la nuit, mais, maintenant, l’aube commençait à pointer et ils n’apparaissaient toujours pas.
Avec l’agilité d’une har-kariste, je commençai à descendre de la cime de l’arbre depuis laquelle j’avais observé un long moment le campement de Driikasinwat. Ce dernier était plus grand que je l’avais imaginé. Entouré d’une palissade, il possédait néanmoins quelques bâtiments de pierre et même une énorme tour noire adossée à un versant rocheux. D’après Askaldo, c’était là que le démon renégat devait garder Seyrum prisonnier. Et, d’après lui également, il devait y avoir une autre entrée à cette tour, depuis les grottes. Apparemment, un des informateurs d’Ashbinkhaï avait réussi à révéler un plan du lieu, et Askaldo nous avait assuré, avant de partir, qu’il savait plus ou moins où se trouvaient les cachots et les appartements privés du renégat. Cela me rassurait de savoir qu’Askaldo avait une vague idée de l’endroit où il mettait les pieds, mais, en même temps, l’opération me semblait assez difficile. Rôder sur une île sans être vus était une tâche ardue, mais pénétrer dans le territoire de ces Droskyns, comme les appelaient les insulaires, et libérer Seyrum, Aléria et Akyn… Je fis une moue tandis que je me laissais glisser sur le sol et que je m’enveloppais d’harmonies. Peut-être était-ce parce que ma Sréda commençait à s’affoler, et à affecter cruellement mon état d’âme, mais mes espoirs étaient plutôt réduits. Mais que diables, il fallait bien essayer. Je clignai des paupières pour chasser le voile noir qui se formait de nouveau devant mes yeux. Mes pertes de vue momentanées commençaient à être plus que gênantes.
— Du nouveau ? —me demanda Spaw, appuyé contre un arbre, les mains derrière la tête. Malgré son air ordinairement désinvolte, il prenait son travail de protecteur au sérieux et il avait insisté pour m’accompagner durant ma reconnaissance des lieux.
— Le jour se lève —dis-je simplement.
— Oui, ça, on le voit d’en bas, aussi —fit le démon en souriant—. Bon —poursuivit-il, en se levant—, l’heure est venue de partir à la recherche de nos disparus.
J’arquai un sourcil.
— Nous allons les chercher en plein jour ?
— Dans les grottes, il n’y a pas de soleil —répliqua Spaw—. Et pour atteindre la grotte par où ils sont passés, nous pouvons attendre que le brouillard tombe.
J’acquiesçai, songeuse. La veille, un épais brouillard s’était installé en milieu de matinée et il ne s’était levé qu’après midi. On pouvait espérer que le phénomène se produisait tous les jours.
J’entendis un craquement de branches… Syu surgit d’un arbre, atterrit avec l’élégance d’un gawalt et se précipita vers moi en courant. Son expression m’alarma aussitôt.
« Des saïjits ! », annonça-t-il. « Des saïjits approchent de notre grotte. Bon, à l’heure qu’il est, ils doivent déjà y être », ajouta-t-il.
— Quelle mouche l’a piqué ? —s’enquit Spaw, en voyant le singe se ruer sur moi avant de grimper sur mon épaule.
Je fis un geste pour qu’il baisse le ton.
— Des saïjits —expliquai-je—. Ils nous ont découverts. Ou du moins ils sont tout proches de la grotte. Je ne crois pas que ce soit un hasard.
Spaw avait froncé les sourcils.
— Retournons à la grotte —déclara-t-il.
Nous avançâmes prudemment dans la forêt dense jusqu’à notre refuge. Et si c’étaient les Droskyns ?, me demandai-je, inquiète. Qui, sinon ? Est-ce que Maoleth, Kwayat et Askaldo avaient pu être capturés et leurs ravisseurs les avaient-ils torturés pour qu’ils révèlent où nous nous trouvions ? Je me mordis la lèvre trop brusquement et je grimaçai de douleur.
« Quel aspect avaient ces saïjits ? », demandai-je au singe.
« Pas très commode », répondit Syu. « Ils avaient de ces choses tranchantes qui brillent. Des épées », ajouta-t-il, se rappelant le mot. « Et l’un d’eux avait un filet comme celui de Skoyena. Ou plutôt comme celui que nous ont jeté les chasseurs-de-démons, à Aefna. »
J’entendis soudain des cris et nous nous arrêtâmes net. Frundis lança une note interrogative, l’air intrigué par ce nouveau bruit au milieu des tonalités sereines du matin.
« Je vois », répondis-je.
Je pris une profonde inspiration pour me calmer. Spaw avançait maintenant beaucoup plus prudemment et je le suivis, en renforçant mes ombres harmoniques.
Presque immédiatement nous entendîmes des pas bruyants et précipités qui se dirigeaient droit sur nous.
— Sorcellerie ! —aboyait une voie apeurée et essoufflée.
Nous nous jetâmes derrière un tronc abattu. À peine quelques secondes après, nous vîmes apparaître un grand orc armé d’un cimeterre qui passa à peine à quelques mètres de nous sans nous voir et qui disparut dans la pente au milieu des arbres et des buissons. Plus loin, on entendait d’autres bruits de pas de course. Tout cela était très étrange…
Lorsque nous parvînmes finalement devant la grotte, je compris ce qui avait fait fuir les sbires de Driikasinwat : de la caverne émanait une fumée noire compacte qui adoptait tantôt la forme d’un énorme loup, tantôt celle d’un monstre ressemblant à un golem d’ombres. Et, apparemment, tous les ennemis avaient détalé, épouvantés.
Une voix d’outre-tombe résonna et je m’arrêtai au milieu de la côte qui menait à la caverne, prête à faire demi-tour et à prendre mes jambes à mon cou.
— Qu’est-ce que c’était ? —demanda Spaw, s’arrêtant lui aussi.
— Euh…
Un terrible éclat de rire malveillant retentit contre la roche, me coupant le souffle. L’éclat de rire se transforma rapidement en un gloussement amusé et, au milieu des ombres épaisses, ma sœur sortit en faisant de petits bonds joyeux. Elle nous adressa un sourire espiègle et elle poussa un grognement qui aurait bien pu être émis par quelque énorme monstre à trois têtes.
— Ça a marché ! —s’écria alors la voix enthousiaste de Chayl. Le dédrin surgit des ténèbres, en faisant des moulinets désinvoltes avec sa baguette d’ombres. Murry le suivait, les mains tendues devant lui. Je perçus le soupir soulagé de Spaw.
— Hé ! Comme quoi nous n’étions pas capables de nous défendre, hein ? —fit Laygra, très satisfaite.
Je soufflai, en riant.
— Pas mal —reconnus-je.
Murry, à présent les mains dans les poches, roula les yeux.
— Nous avons fait fuir l’avant-garde. Je propose que nous déguerpissions d’ici avant que les renforts n’arrivent.
Nous acquiesçâmes, nous ramassâmes rapidement nos sacs et nous nous éloignâmes le plus possible de la grotte, tout en sachant que, de cette façon, Askaldo, Maoleth et Kwayat allaient avoir du mal à nous retrouver s’ils revenaient… Mais la vérité, c’est que tous, en notre for intérieur, nous pensions qu’ils ne reviendraient pas. En essayant de ne pas m’interroger sur les raisons qui avaient poussé cette “avant-garde” à se présenter devant notre grotte, je m’occupai d’ouvrir la marche avec Spaw, en direction du nord. Mon frère et ma sœur, qui avaient passé tant d’années à l’académie de Dathrun, ne semblaient pas avoir oublié la vie sauvage de leur enfance et ils cheminaient silencieusement derrière nous. Chayl fermait la marche, sa baguette à la main.
Nous descendîmes le versant de la montagne jusqu’à une sorte de col, où les troncs, de plus en plus serrés, formaient un véritable labyrinthe de tunnels de bois. Nous étions déjà passés par là le premier jour, ou par un endroit très semblable, mais en sens inverse. À présent, nous devions trouver un chemin qui nous mène sur l’autre mont de l’île. Une fois que nous eûmes pénétré dans le dédale boisé, je détachai Frundis de mon dos pour éviter qu’il ne heurte les nombreuses branches basses. Le bâton m’en remercia en entonnant une joyeuse chanson d’Ato que je connaissais par cœur, car je l’avais écoutée mille fois au Cerf ailé. En percevant le sourire moqueur de Spaw, je me rendis compte que je dodelinais de la tête au son de la musique ; je me raclai la gorge et lui adressai une moue comique.
Nous sortions enfin du bois inextricable, lorsqu’au milieu de la brume qui commençait à baigner l’atmosphère, nous distinguâmes trois silhouettes. Je poussai un soupir de soulagement. C’étaient Kwayat, Maoleth et Askaldo.
— Les voilà ! —fit l’un d’eux, en avançant vers nous.
— Vous en avez mis du temps —grogna Spaw, tandis que nous nous précipitions vers eux.
Une légère brise dissipa un peu la brume et nous nous arrêtâmes net. Ce n’étaient pas Kwayat, Maoleth et Askaldo, mais deux affreux orcs et un humain encapuchonné. Ce dernier nous visait avec un arc et les deux autres avec d’énormes arbalètes.
— Par la barbe de Trah ! —s’écria le templier, avec une grimace douloureuse—. Courez !
— Je ne vous le conseille pas —rugit l’un des orcs, en s’avançant. Dans ses yeux, un éclat rougeâtre brilla un instant. Derrière lui, d’autres silhouettes surgirent de la brume. Je perçus la lumière métallique d’une épée. J’inspirai profondément, tentant de me calmer comme me l’avait enseigné Kwayat. Ils ne devaient pas nous capturer, pensai-je avec force. Et, discrètement, je portai ma main à ma ceinture. Une petite détonation retentit. Une fumée épaisse et opaque surgit du néant, suivie de grognements de surprise. Moi-même, j’étais impressionnée par l’efficacité des grains de fumée que m’avait donnés Ahishu. Le nuage grisâtre se mêla rapidement à la sphère d’ombres que venait d’invoquer Chayl. Je plissai les yeux, me baissant prestement pour éviter une possible flèche ou trait d’arbalète.
Il était encore temps de se sauver.
Je me mis à courir comme l’éclair sur le versant et je pénétrai rapide comme le Tonnerre dans le bois le plus proche. J’espérais seulement que les autres courent aussi vite que moi.
* * *
« Et maintenant, je fais quoi ? », demandai-je, en me faisant les griffes sur la branche sur laquelle je m’étais assise.
Syu et moi, nous avions grimpé jusqu’à la cime d’un arbre, que nous avions choisi au hasard comme refuge. Et cela faisait déjà environ une heure que nous tendions l’oreille, à l’affût du moindre bruit de pas. Tout indiquait qu’ils étaient partis. Mais au lieu de me tranquilliser, cela me préoccupait. Les Droskyns avaient-ils réussi à capturer l’un de mes compagnons ? Avaient-ils pu tous les capturer ? Quel destin leur réserveraient-ils ? Je frémissais rien que de penser à une possible réponse. En soupirant, je retirai mes griffes du pauvre arbre. Notre intention de passer inaperçus avait été un fiasco complet.
« Il faut faire quelque chose », dis-je, me répondant à moi-même.
« Cela me semble une bonne idée », répondit Syu avec sérieux. « Si nous allions chercher les autres, qu’en penses-tu ? À moins que tu ne préfères faire une autre course », ajouta-t-il.
« Je crains que ce ne soit pas la dernière course de la journée, Syu », soupirai-je, avant de me laisser glisser entre les branches jusqu’au sol.
J’atterris silencieusement, m’enveloppant dans une sphère sombre et verdâtre semblable aux couleurs de mon entourage. Je ne devais pas être très loin de la grotte dont avait parlé Askaldo. Apparemment, il s’agissait d’une entrée secrète qu’avait découverte un agent d’Ashbinkhaï sur l’île. Tandis que j’essayais de me convaincre que tout pouvait encore s’arranger, j’avançais en parcourant rapidement le terrain boisé et pentu. Au bout d’un moment, le bois disparaissait, laissant la place à un paysage d’arbustes et de rochers. Sans sortir du bois, je longeai la zone à découvert, cherchant quelque fente dans la roche de la montagne.
Ce que je finis par trouver n’était pas l’entrée secrète, mais une énorme caverne fermée par un grand mur en bois. La porte était ouverte et, devant elle, assise sur un rocher, une haute silhouette affilait sa hache, jetant de temps à autre des regards ennuyés aux alentours.
« Si nous ne trouvons pas l’entrée de l’autre grotte, nous pourrons passer par cette porte », suggérai-je.
L’idée ne sembla pas réjouir le singe.
« Ce n’est pas un peu risqué ? »
J’esquissai un sourire.
« Si tu préfères rester dehors et m’attendre… »
Le gawalt grogna.
« Bah. Un gawalt est prudent, mais il est aussi solidaire. »
Souriante, je poursuivis mon exploration, en me dirigeant vers l’ouest. La terre était humide et j’essayai de ne pas laisser trop d’empreintes, en sautant de branche en branche lorsque je le pouvais. Je parcourais les bois quand, soudain, j’aperçus une lumière intense et l’immense mer bleue qui scintillait au loin. La forêt s’arrêtait brusquement, débouchant sur un énorme précipice d’où l’on voyait toute la partie ouest de l’île. Je me rendis compte alors que la falaise devant laquelle je me trouvais se situait exactement au-dessus du campement des Droskyns.
J’atterris sur le sol d’un bond et je me baissai, avançant prudemment et sans bruit jusqu’au bord. Syu demeura solidairement en arrière, car une telle hauteur lui donnait le vertige. Lorsque je fus à quelques centimètres du vide, je m’arrêtai et je contemplai la vue impressionnante. Au loin, la mer s’étendait, peuplée d’îles. Et encore au-delà, je crus deviner les formes floues du continent. Je baissai les yeux vers le campement. Il était plus petit que ce que j’avais imaginé en le voyant d’en bas. Il y avait peu de mouvement dans les rues désordonnées. On voyait des maisons et de grands édifices qui ressemblaient à des entrepôts. Situées à égale distance sur le cercle du campement, trois tours se détachaient. La tour noire, la plus haute, était toute proche de la roche de la montagne. Deux grands arcs superposés, comme des contreforts, partaient de la tour et s’élevaient pour s’appuyer sur la montagne, comme pour la soutenir.
Je faillis faire rouler une pierre dans le vide et je tendis une main rapide pour la rattraper. Je m’éloignai prudemment du bord et je me blottis contre un arbre, méditant mes solutions et jouant distraitement avec la pierre. Frundis fredonnait tout bas, composant une chanson, et Syu fouinait aux alentours. Un plan se formait peu à peu dans ma tête.
À cette heure, il était plus que probable que tous les Droskyns sachent qu’il y avait des étrangers sur l’île. Toutes les entrées des tunnels devaient être surveillés. D’après Askaldo, les cachots se situaient à l’intérieur de la montagne, près de la tour noire, mais il assurait que Seyrum était enfermé dans une pièce de cette tour. Aléria et Akyn se trouvaient peut-être à une centaine de mètres au-dessous de moi. Avec cette pensée inquiétante et réconfortante à la fois, je me levai d’un bond et je cherchai dans mon sac. Syu revint et m’observa avec curiosité saisir la corde elfique de Dol.
« Que vas-tu faire ? », me demanda-t-il.
J’enroulais déjà la corde autour de mon avant-bras.
« Pour le moment, je vais compter combien de mètres fait cette corde », expliquai-je.
Le singe gawalt pencha la tête, mais il ne fit pas de commentaire et s’assit confortablement sur une racine, en bâillant, tandis que je comptais. La corde était si fine que j’éprouvais une certaine appréhension à l’utiliser, mais, après tout, tous mes compagnons démons avaient traversé le Tonnerre sans problèmes. La corde d’ithil était plus résistante qu’une toile d’araignée de narkog, me dis-je pour me tranquilliser.
« Cinquante mètres », annonçai-je. « Je crois que ce sera suffisant. Je crois », répétai-je, en visualisant le précipice et la tour noire.
Syu, à l’évidence, n’avait pas compris mes intentions. Il frotta sa petite tête, confus.
« Suffisant pour quoi ? »
« Pour descendre le précipice », répondis-je. « Il y a un arc supérieur qui part de la tour et rentre dans la montagne. Je peux descendre jusque-là et ensuite descendre le long de l’arc… jusqu’à la tour », finis-je par expliquer.
C’était un plan risqué, admis-je pour moi-même. Mais c’était la meilleure et l’unique idée qui m’était venue. Le singe gawalt me contemplait fixement, stupéfait.
« Mais… descendre le précipice ? », répéta-t-il. « Avec une corde ? Moi… Non », grogna-t-il. « Ça non. Les gawalts, nous grimpons et nous descendons les arbres, pas les montagnes. »
Je haussai les épaules et je lui adressai un sourire en coin.
« Shakel Borris fait un truc comme ça lorsqu’il escalade l’Île-montagne pour sauver la princesse Zamabela. »
Syu souffla bruyamment.
« Nous n’allons pas monter, mais descendre », répliqua-t-il.
Mon sourire s’élargit.
« Je savais bien que cela te semblerait une bonne idée. Attendons la nuit. Il ne faudrait pas qu’on nous voie. Qu’est-ce que tu en penses si nous mangeons quelque chose ? », ajoutai-je, en laissant la corde à côté de moi et en sortant les maigres vivres que j’avais dans mon sac.
Syu soupira, mais il s’abstint de tout commentaire et attrapa agilement le morceau de pain que je lui lançais. Je gardai une partie plus généreuse, sachant que j’étais une terniane et, lui, un gawalt, et je gardai aussi le fromage : Syu l’avait toujours détesté.
L’après-midi, j’observai le précipice, cherchant la meilleure branche où attacher la corde pour descendre jusqu’au contrefort de la tour. Finalement, je me décidai pour la branche d’un chêne robuste et j’attachai la corde elfique le mieux que je pus. N’ayant rien d’autre à faire, je proposai à Syu de faire une partie de cartes et nous jouâmes au kiengo et à l’arao jusqu’à ce que la faible lumière nous empêche de bien distinguer nos cartes. Nous jouions la dernière partie lorsqu’une rafale de vent emporta la moitié des cartes. Je restai un moment atterrée, me demandant où elles pouvaient s’être envolées, entre les arbres ou vers le campement. Quelle idiote, me lamentai-je, en m’empressant de garder les cartes qu’il me restait.
« C’est un présage », plaisanta Syu.
Cependant, lorsque je me levai avec l’intention de m’approcher du chêne et de la corde, le singe perdit toute envie de plaisanter. J’attachai Frundis dans mon dos, je plaçai mon sac peu rebondi sous la cape et je tendis la main dans l’obscurité. Je trouvai la corde. Si fine…, me répétai-je. Je la passai autour de ma taille et autour de mes jambes, en faisant mille nœuds.
En bas, dans le campement, les lumières s’étaient allumées et je crus distinguer dans le silence de la nuit une mélodie lointaine de chants. Le ciel était à présent sombre comme l’encre d’Inan. La Lune et la Bougie n’étaient pas encore sorties.
Je fis un pas en avant en essayant de deviner où commençait le vide. Lorsque je le trouvai, une peur indescriptible m’envahit. Je tentai de surmonter ma frayeur et j’inspirai profondément.
« Prêt ? », demandai-je à Syu.
Le singe s’installa sur mon épaule et je me mordis la lèvre, indécise.
« Tu es sûr que tu veux venir ? », insistai-je, hésitante. « Cela peut être dangereux. Peut-être que tu devrais… »
Le grognement du singe m’interrompit.
« Toi, occupe-toi de descendre prudemment. Les gawalts, nous ne sommes pas des lâches. »
« Ce n’est pas être lâche que de ne pas vouloir descendre un tel précipice », assurai-je. « C’est plutôt une preuve de bon sens. »
Le gawalt haussa les épaules, comme pour me dire qu’il m’avait déjà expliqué cela en d’autres occasions. Les lointaines paroles de Syu me revinrent à la mémoire. “Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne se tourmente pas avec ce qu’il ne peut pas faire.” Alors, je décidai de ne pas penser. Je tournai le dos au campement et j’agrippai fortement la corde.
« Asbarl ! », m’exclamai-je, tandis que je lâchai peu à peu la corde d’ithil. Tremblant, Syu se cacha sous ma capuche.
« Prudemment », me répéta-t-il.
Respirant bruyamment, je m’accrochai aux pierres comme un véritable lézard, faisant petit à petit glisser la corde pour continuer à descendre. Mes griffes dérapèrent au moins trois fois pendant la descente, mais je retrouvai toujours facilement l’équilibre, me cramponnant fermement à quelque saillie. Syu soufflait chaque fois que je descendais trop vite.
« Patience », me rappela-t-il, craignant que je glisse ou que je heurte brutalement la paroi rocheuse. Peu après, je dus lui rappeler, moi aussi, de faire preuve de patience, en sentant qu’il tremblait et me tirait les cheveux, s’acharnant sur eux comme pour chasser la peur.
Lorsqu’enfin, je parvins à poser les pieds sur le premier arc, il me restait à peine quelques mètres de corde.
Je m’assis ou plutôt je m’effondrai sur le large arc de pierre, en essayant de reprendre mon souffle. Tandis que la tension de la descente se diluait peu à peu, j’observai distraitement que de nombreuses étoiles étincelaient dans le ciel. Je soufflai de nouveau, en essayant de ne pas penser à ce que je venais de faire et, finalement, je roulai les yeux. Le sauvetage venait de commencer et je tremblai déjà de peur, me moquai-je, ironique.
Je jetai un coup d’œil prudent sur la tour. Le sommet était plus ou moins à la hauteur de mes yeux. Quelques étages plus bas, on apercevait par une fenêtre une chambre éclairée. Je regardai plus attentivement, mais je ne perçus aucun mouvement. Néanmoins, je devinai qu’à cette heure la majorité des habitants du campement étaient encore éveillés. Les chants que l’on entendait en contrebas en étaient la preuve. Peut-être que j’aurais dû attendre davantage, pensai-je.
À ce moment, ma main toucha un objet fin qui glissait sur la pierre.
« Une carte », dis-je, en la prenant et en y jetant un cou d’œil. On ne voyait rien, mais malgré tout je la reconnus à cause de la petite entaille qu’elle avait dans un coin. Le jeu de cartes appartenait à Spaw et je m’étais souvent demandé combien de fois il avait dû tricher avec. « La clé d’or », annonçai-je à Syu. La clé d’or était un des meilleurs atouts du kiengo. Si seulement tout pouvait s’arranger avec une clé dans la vie réelle, ajoutai-je mentalement, tout en gardant la carte.
Je m’intéressai à l’arc. Large et massif comme un pont, lisse comme une dalle, il s’inclinait de plus en plus au fur et à mesure qu’il s’approchait de la tour. Je réfléchis un moment et je pris une décision. Il ne servait à rien d’attendre davantage s’ils avaient capturé mes compagnons. Si j’étais suffisamment discrète, que je ne tombais pas dans le vide et que j’arrivais saine et sauve jusqu’à la tour, nous pouvions encore tous sortir en vie de cette maudite île. Aussi je commençai à défaire les nœuds qui m’attachaient à la corde elfique. Une fois libérée, je me laissai glisser peu à peu sur l’arc, toutes griffes sorties.
Au début j’avançais lentement, mais, l’arc se courbant de plus en plus, je commençais à déraper et à utiliser mes griffes pour freiner ma chute. Le grincement strident me parut horrible et Syu se couvrit les oreilles avec une grimace de souffrance. Ma chute s’accéléra et j’implorai les dieux, les suppliant de ne pas me précipiter par-dessus l’arc. Peu après, je heurtai la roche de la tour et je poussai un gémissement de douleur que j’étouffai presque aussitôt, priant pour que personne ne m’ait entendue.
Je me levai avec précaution et je cherchai la fenêtre la plus proche. Il y en avait une sur ma droite, à peu de distance, et une autre au-dessus, à quatre mètres environ. Je décidai que celle du dessus était la plus sûre. De cette façon, si je perdais l’équilibre, j’avais au moins la possibilité de survivre si je retombais sur l’arc. En plus, cette fenêtre était dans l’ombre, ce qui signifiait probablement qu’il n’y aurait personne à l’intérieur. Ou du moins personne d’éveillé, rectifiai-je.
Lorsque je vis que les murs de la tour, irréguliers, offraient de nombreuses prises, je sentis mes espoirs remonter en flèche, mais je ne cessai pas pour autant d’être moins prudente et je m’entourai d’harmonies de silence. J’arrivai avec agilité sur le bord de la fenêtre et, m’efforçant de ne pas regarder vers le bas, je m’assis sur la pierre et je me concentrai pour absorber toutes les ondes de bruit. Si seulement Murry avait été là pour lancer un sortilège de silence, pensai-je. Au bout de cinq minutes, je décidai que mon sortilège était suffisamment convenable, tout en sachant que ce n’était pas vraiment le cas, et je donnai un coup de poing contre la vitre. Un claquement résonna et je me fis mal malgré le gant, mais la fenêtre avait maintenant un large trou. Je passai la main à l’intérieur, m’attendant à voir apparaître quelque ombre derrière les rideaux venant me pousser dans le vide… Mais non : Je réussis à ouvrir la fenêtre et je me faufilai à l’intérieur en tremblant de la tête aux pieds.
Tout était plus sombre que la gueule d’un dragon. Je m’écartai bien vite de la fenêtre et je me fondis dans les ténèbres harmoniques, au cas où. J’attendis un moment, tendant l’oreille, et heureusement : au bout d’une minute, j’entendis un ronflement bruyant, et je me demandai si ce ronflement provenait vraiment d’une personne ou d’un énorme chien… Je sursautai en entendant un autre ronflement et je secouai la tête. Ce devait être un saïjit. Aucun autre animal n’était capable de continuer à dormir alors qu’un intrus venait de faire éclater sa fenêtre et d’entrer dans sa chambre.
Patiemment, je tentai de jeter un sortilège de reconnaissance, mais le perceptisme n’avait jamais été mon fort. Je parvins seulement à percevoir quelques détails : devant moi se trouvait le lit et sur ma droite une masse énorme qui ressemblait à une armoire. Je n’avais aucune idée d’où pouvait se trouver la porte.
Avec un soupir inaudible, je créai une petite sphère harmonique et je vis alors des jouets éparpillés sur le sol. Des bruits de couvertures et de draps s’entendirent de nouveau dans la partie sombre de la pièce et un autre ronflement retentit. La porte était de l’autre côté. Avec précaution, je m’en approchai en évitant les objets sur le sol. Je n’étais plus qu’à deux mètres lorsque je butai contre un sac qui émit un sifflement étrange. Je baissai la lumière de ma sphère. J’attendis quelques secondes. Mais le saïjit continuait à ronfler.
Je tournai la poignée de la porte… Elle était fermée. Aussitôt je pensai au sang d’hydre que je gardais dans un des petits sacs d’Ahishu, mais il n’y avait pas de serrure dans la porte : elle était bloquée par une barre. Alors, une pensée me vint et je demeurai interdite un instant. Si la porte était fermée de l’extérieur, cela signifiait que celui qui dormait dans cette pièce… Je me tournai vers le lit d’où s’échappaient les ronflements. C’était un prisonnier, compris-je.
J’intensifiai la lumière harmonique et je découvris une pièce luxueuse, avec une armoire de bois de tranmur et un lit à baldaquin d’un épais tissu rouge qui m’empêchait de voir le dormeur. M’assurant qu’il ronflait toujours, j’écartai le rideau.
« Il dort comme un ours lébrin », sourit Syu, tout en marchant sur le lit.
C’était un vieux saïjit, un humain aux cheveux gris clair et avec des cicatrices sur le visage. Indubitablement, c’était un démon : sur ses cicatrices, on voyait clairement ses marques noires et même sa peau avait une teinte anormalement brillante. Je me souvins alors des paroles d’Ashbinkhaï : “Il a aussi enlevé un vieil homme qui vivait dans un village près de Mirléria il y a deux ans”. Peut-être s’agissait-il de ce vieil alchimiste capturé par Driikasinwat, raisonnai-je.
Il avait les yeux bleus.
Lorsque je me rendis compte de mon erreur, je défis ma sphère de lumière et je m’écartai précipitamment du lit, suivie de Syu. Je perçus un bruit guttural et, soudain, un cri strident qui me pétrifia :
— Gardes ! Un assassin ! Gardes !
Je grognai et je me précipitai sur le lit.
— Je viens te libérer —sifflai-je.
J’entendis un bruit métallique et je reculai, me préparant à utiliser la poudre de sommeil : si ce vieil homme ne se taisait pas, je n’avais pas d’autre solution que celle de le renvoyer à un paisible sommeil. Je baignai de nouveau la chambre de lumière et je vis le vieil homme, debout sur le lit, une barre de métal à la main. Il donnait des coups contre les rideaux comme pour m’effrayer.
— Calme-toi, brave homme —lui dis-je patiemment—. Je viens te libérer —lui répétai-je.
— Me libérer ? T’ai-je demandé de venir me libérer ? —Le vieil homme pointa sa barre de métal sur moi—. Va-t’en. Tu es un démon. Va-t’en.
Je l’observai, abasourdie, non tant par sa réaction que par le ton de répulsion qu’il avait employé en utilisant le mot « démon ». Nous nous fixâmes du regard quelques secondes, qui me parurent durer une éternité.
— Tu ne devrais pas être réveillé —lançai-je enfin.
Je pris mon élan et je lui jetai au visage une bonne dose de poudre de sommeil. Je me retirai avant que sa barre de métal ne m’atteigne.
— Maudits… démons —prononça le vieil homme, en s’écroulant sur son lit.
— Je reviendrai peut-être te sauver plus tard —lui promis-je.
L’alchimiste me regarda avec des yeux accusateurs avant de plonger dans un profond sommeil. Avec douceur, je lui ôtai des mains la barre de métal et je tirai les couvertures sur lui. À cet instant précis, j’entendis un bruit derrière la porte et je fis instinctivement un bond pour me cacher. Ma sphère de lumière disparut en un clin d’œil.
La porte s’entrebâilla et une elfe entra, une lanterne à la main. Son visage reflétait une profonde inquiétude.
— Grand-père ? —demanda-t-elle à voix basse—. Tu as dit quelque chose ?
Comme elle ne recevait pas de réponse, elle posa la lanterne sur la table de nuit, elle écarta les rideaux et s’assit pour vérifier que le vieil homme allait bien. Elle s’inclina pour embrasser son front. Elle respira, fronça les sourcils, puis toucha du doigt la poudre blanche qui couvrait encore le visage du vieillard… Je vis son expression alarmée et je me demandai si elle aurait le temps de courir et d’appeler la garde, quand l’elfe s’affala, endormie, près de l’humain.
Je soufflai, incrédule. Comment diables Ahishu avait-il obtenu un produit aussi merveilleux ?
Souriante, j’éteignis la lanterne et je franchis la porte, replaçant la barre au cas où. Le couloir était dans le noir, à l’exception d’une torche qui illuminait les marches d’escaliers qui montaient et descendaient. Je m’arrêtai à quelques mètres, plongée dans les ombres et dans mes pensées. Si le vieil alchimiste était à cet étage, pensai-je, pourquoi Seyrum ne s’y trouverait-il pas lui aussi ?
Je me préparai à le chercher et je commençai à ouvrir toutes les portes avec une extrême discrétion. La plupart des pièces étaient vides, mais pas toutes. Dans l’une, je vis un petit enfant dormant placidement. Ceci expliquait les jouets dans la chambre du vieil homme. Dans une autre, je vis un homme assis et endormi dans un fauteuil avec une pile de papiers sur les genoux et une lanterne à moitié éteinte sur son bureau. Je commençais à me dire que je prenais des risques pour rien, convaincue que je ne trouverais plus Seyrum, lorsque je tombai sur une porte fermée. Je souris et je sortis une pincée de sang séché d’hydre et je l’introduisis dans la serrure. Comme je n’avais plus d’eau dans mon outre, je crachai un peu de salive et j’attendis de voir l’effet produit : le métal se déforma presque aussitôt et, au bout d’une minute, quand je poussai la porte, j’eus à peine besoin de forcer pour qu’elle s’ouvre.
La salle qui se dissimulait derrière n’était pas une chambre. Elle était remplie d’énormes figures de cristal aux couleurs bleues et vertes. J’avançai d’un pas prudent. Il régnait une lumière froide et inquiétante. Lorsque je vis mon reflet dans le verre, mon sortilège harmonique s’effilocha et je décidai qu’il était temps de faire demi-tour… J’entendis alors un murmure distant, comme un léger gargouillement, qui m’intrigua.
Je m’enveloppai de nouveau dans les harmonies et, m’efforçant de ne pas regarder mon reflet, j’avançai au milieu des étranges figures. Lorsque je parvins au fond de la salle, ce que je vis me déchira le cœur : blottie dans un cube translucide, se tenait une silhouette squelettique et tremblante. Le murmure ne provenait pas de cette forme décharnée, mais d’une sorte d’horrible oiseau noir qui venait de battre des ailes et observait sa future proie en silence du haut d’un unicorne de cristal bleu.
Flageolante, je m’approchai de la créature recroquevillée qui se balançait au son d’une musique interne. Je tendis la main vers le verre qui nous séparait et je tombai à genoux, les yeux embués de larmes.
— Akyn ? —sanglotai-je.
L’elfe noir leva légèrement la tête et ses yeux rouges se fixèrent sur les miens. Mais il continua à se balancer rythmiquement, sans me reconnaître.
— Allez, aide-moi un peu —grognai-je, tandis que nous avancions à pas de tortue iskamangraise. Akyn traînait les pieds et chancelait toutes les deux secondes : il était très faible et, en le voyant ainsi brisé, je me sentais au fond de moi paralysée de terreur. Mais je ne pouvais pas me laisser dominer par la peur. Pas maintenant.
Le portant presque, dans les couloirs déserts, j’avais la terrible impression que nous n’allions pas sortir vivants de la tour. Le corbeau, noir comme notre avenir, nous suivait en battant silencieusement des ailes.
Lorsque je commençai à entendre des clameurs dans les escaliers, je m’arrêtai net, les yeux grands ouverts.
— Oh non —laissai-je échapper, atterrée—. Ils arrivent.
Nous avions descendu trois étages, et nous avions même réussi à passer inaperçus devant deux gardes, mais il restait encore trop de niveaux avant d’arriver en bas et il n’était pas concevable de remonter au moyen de la corde elfique avec Akyn.
Je poussai mon ami derrière une figure de pierre qui représentait le corps d’une déesse sharbi. Les bruits se rapprochaient. Et ce maudit corbeau venait de se poser sur la tête de la déesse. J’eus envie de lui lancer un éclair foudroyant, mais je me contentai de l’épouvanter avec Frundis. Qu’il aille trouver une proie autre qu’Akyn !
— Laisse mon ami tranquille —sifflai-je, en voyant que l’oiseau insistait pour rester près de nous.
Une lumière brillante commença à envahir le couloir et je cessai de me préoccuper du corbeau.
Alors on commença à entendre des cris et des épées s’entrechoquer.
— Par Numren ! —criait l’un, au milieu du tumulte qui s’était créé.
— Va en enfer ! —s’écriait un autre.
Me cachant le mieux que je pouvais, je jetai un coup d’œil par-dessus le piédestal pour voir passer en courant des saïjits armés. Quelques minutes après, juste devant la statue, deux elfes noirs s’affrontèrent. Le plus grand portait une énorme pique tandis que son adversaire, vêtu d’une côte de maille, maniait une épée très lourde. Ce dernier ne dura pas longtemps. Il effectua une attaque trop lente et l’elfe armé de la pique le transperça violemment de son arme, comme s’il avait voulu percer une roche. Je me couvris la bouche avec les mains, horrifiée en voyant tomber son adversaire, sans vie. Akyn continuait à se balancer, inconscient de tout ce qui se passait autour de lui. Que lui avaient-ils fait ?, me demandai-je en passant ma manche sur mes yeux remplis de larmes.
La bataille poursuivait son cours, sanglante et horrible. Chaque fois qu’un saïjit entrait dans une des pièces, on entendait des cris suivis d’un terrible silence. Les assassins passaient déjà à l’étage suivant lorsque j’entendis une voix connue qui s’époumonnait :
— Ne les tuez pas s’ils ne résistent pas ! Ne les tuez pas ! Vous m’entendez, bandes d’assassins ? N’agissez pas comme eux !
C’était Askaldo. Je me levai d’un bond et je faillis me heurter contre le coude de la déesse. Je me précipitai hors de ma cachette et je vis l’elfocane, avec sa longue cape rouge, empoignant une épée. Et je vis aussi, dans son dos, un ternian qui, le sourire torve, sortait un poignard.
— Draven —dit Askaldo sans le regarder—. Contrôle nos hommes aux étages du bas. Et moi qui croyais que ces mineurs ne seraient pas capables d’affronter les hommes de Driik. Mawer. Je crains qu’ils ne soient en train de perpétrer un carnage.
— Tout de suite, sieur —répondit le ternian d’une voix mielleuse.
Draven leva son poignard vers le cou d’Askaldo. Mais il ne put réaliser son attaque, car, à ce moment, je me précipitai sur lui, le bâton entre les mains. Le ternian s’écarta au dernier instant pour éviter le coup et cria :
— On nous attaque !
Il se précipita sur moi, donnant l’impression qu’il protégeait Askaldo. Avec une moue de dégoût, je positionnai le bâton. Les notes belliqueuses et macabres de Frundis envahirent ma tête.
— Askaldo ! —m’écriai-je—. Cette canaille a essayé de te tuer !
Du coin de l’œil, je perçus l’expression confuse de l’elfocane. Alors, je vis une autre ombre s’approcher dangereusement dans son dos et je désespérai.
— Derrière toi ! —criai-je.
Le second assassin lui fit une entaille qui déchira sa cape, mais l’elfocane s’était écarté suffisamment pour ne pas être blessé à mort et il leva son épée, prêt à lutter. Distraite par cette scène, je ne m’étais pas rendu compte que Draven avait sorti à son tour son épée et je fis un bond en arrière pour éviter son estocade. Syu grimpa en tremblant sur ma tête et adressa au ternian un geste insultant.
« Frundis, en avant ! », fis-je.
J’attaquai, mais Draven s’avéra être un bon lutteur. En plus, il était beaucoup plus fort que moi, mais j’étais plus rapide. Après plusieurs coups éclair contre ses bras et ses jambes, je l’entendis siffler une malédiction. Il ne s’attendait apparemment pas à ce qu’une terniane aussi jeune lui résiste autant. Ses yeux lancèrent des éclairs de rage et il se rua férocement sur moi, brandissant son épée, avec la ferme intention d’en finir avec moi une fois pour toutes. Le combat reprit de plus belle. Au fond de moi, j’étais paralysée d’horreur. Mais mes muscles répondaient rapidement, appliquant les leçons du maître Dinyu. Je ne pouvais pas faillir. Avec cette pensée fixe à l’esprit, je parais chacune des estocades mortelles, je ripostais et je bondissais aussi agilement que me le permettait la largeur du couloir.
Ma Sréda choisit ce moment pour se déstabiliser et ma vue se troubla. Je soufflai et je fis un saut en arrière, parant une attaque à l’aveuglette. Je battis des paupières, effarée, faisant danser le bâton entre mes mains. Je distinguai l’ombre floue de mon adversaire. Alors, avec la brutalité d’un troll et la rapidité d’un serpent, le traître saisit le bâton. Il me l’aurait ôté des mains si, à cet instant, Frundis n’avait pas multiplié son attaque musicale par cent, nous emplissant à tous deux la tête d’une musique tonitruante. Nous vacillâmes et nous lâchâmes le bâton, haletants.
— Sorcellerie —vociféra Draven.
Je me remis aussitôt, réprimant la Sréda autant que possible, mais le ternian avait déjà donné un coup de pied au bâton pour le mettre hors de ma portée. Syu poussa un gémissement et Draven s’esclaffa, incrédule, en me voyant prendre une position de har-kar.
— Tu crois vraiment que tu vas pouvoir lutter sans armes ?
Je roulai les yeux et il avança vers moi. L’espace d’un instant, je pensai utiliser les harmonies, mais le désespoir me convainquit que des illusions ne serviraient à rien contre une épée réelle. Je me rappelai alors que, dissimulée dans une de mes bottes, je gardais la dague que m’avait offerte Maoleth… J’essayai de ne pas penser combien mon arme était ridicule face à la longue épée de mon adversaire et, d’un geste rapide, je l’empoignai. Je reculai précipitamment, loin du ternian… Et je heurtai le cadavre d’un démon.
— Askaldo ! —éclatai-je—. À l’aide ! Akyn !
Mais l’elfocane luttait toujours contre l’autre traître. Et Akyn, caché derrière la statue, ne semblait rien comprendre. Je clignai des paupières, écartant le voile sombre qui se formait devant mes yeux. La Sréda commençait de nouveau à se déstabiliser et j’avais du mal à la calmer. Je sentis que tout espoir m’abandonnait.
Soudain, un corbeau croassa. Il traversa le couloir à grande vitesse et descendit en piqué sur le ternian, l’attaquant à coups de becs.
— Sorcellerie ! —répéta Draven avec une exclamation, se couvrant le visage d’un bras et agitant maladroitement l’épée pour en finir avec l’oiseau.
Mais le corbeau agissait intelligemment et attaquait le ternian de manière à le faire reculer, l’éloignant de moi. Sans y penser à deux fois, je m’enveloppai d’harmonies et je courus pour atteindre Frundis. Je m’approchai trop de Draven… Le ternian venait d’asséner un coup de poing au corbeau, qui poussa un croassement de douleur, s’éloignant et laissant des plumes noires sur le sol. L’assassin me sourit férocement, me coupant le passage. Il avait plusieurs blessures à la tête d’où s’écoulaient des filets de sang.
— Tu vas me le payer.
Je plissai les yeux, saisissant le petit sac rempli de poudre de sommeil. Je l’ouvris et je le lui lançai de toutes mes forces. Il le reçut en pleine figure. Une expression de surprise passa fugitivement sur son visage. Se remettant, il voulut foncer sur moi, en croyant probablement que je venais de lui lancer quelque maléfice. Mais avant qu’il puisse m’atteindre, ses yeux devinrent vitreux.
— Non… —prononça-t-il.
Un éclat métallique résonna quand l’épée glissa de sa main et tomba sur le sol. Je soupirai de soulagement en voyant le grand ternian s’écrouler devant moi et je reculai de quelques pas, prudente. Je me baissai pour ramasser Frundis lorsque je sentis une douleur lancinante me traverser tout le corps et remonter jusque dans ma tête comme une soudaine explosion. Confuse, abasourdie, je baissai lentement les yeux sur mon ventre et je tâtonnai mon dos d’une main maladroite. Un carreau d’arbalète. Un carreau s’était fiché au-dessus de ma hanche. J’entendis un bruit guttural et je levai des yeux hébétés sur Askaldo, qui venait de ressurgir après son combat. Il me regarda une seconde, horrifié, avant de se précipiter vers moi. Il me dépassa en courant. Muette et bouche bée, je laissai choir ma dague et je m’appuyai sur Frundis. Lentement, je me retournai pour voir l’elfocane engager une lutte à mort contre un orc noir qui venait de lâcher son arbalète et brandissait à présent sa hache. Jamais je n’avais vu un orc aussi grand, pensai-je, étourdie.
Je glissai peu à peu sur la pierre froide. Un brouillard épais et de plus en plus sombre voilait mes yeux. Syu s’agrippait à mon cou, sans pouvoir prononcer un mot. Frundis était silencieux comme une tombe.
« Frundis, je regrette », dis-je, les yeux remplis de larmes. « Je crois que tu vas avoir besoin d’un autre porteur. »
« Jamais », répondit-il avec un refus catégorique de violons précipités. « Je te soignerai avec ma musique. »
Je m’allongeai, l’esprit noyé par la douleur. Je sentis dans ma bouche le goût des larmes et je respirai, le souffle court, fuyant instinctivement les vagues d’obscurité qui menaçaient de me submerger. J’empoignai plus fermement Frundis pour qu’il ne m’échappe pas et je me laissai emporter par sa musique lente et paisible. Avec un dernier effort mental, je communiquai ces pensées à mes loyaux compagnons :
« Merci, Frundis. Merci, Syu. »
La dernière chose que je vis avant de sombrer dans l’inconscience, ce furent les yeux noirs du corbeau et les pupilles rouges d’Akyn. Leurs regards à tous deux reflétaient une profonde tristesse.
Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.
Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.
Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.
Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :
Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)
Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.
Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.
Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.